Une victoire sur la violence grâce à la politique éducative et culturelle d’Antanas Mockus, maire de Bogota (aujourd’hui sénateur), puis grâce au processus de paix avec les FARC. On pensait que la paix s’installerait enfin en Colombie, après un demi-siècle de violence politique, militaire et sociale.
Et pourtant aujourd’hui les violences ont repris de plus belle. Certains groupes des FARC sont retournés dans le maquis, en raison de l’absence de suivi par le gouvernement des accords de paix, en particulier pour le développement rural. L’autre groupe de guérilla, l’ELN (armée de libération nationale) et les groupes d’autodéfense paramilitaires rivalisent pour accaparer des terres : ils assassinent à tour de bras… Sous la pression du développement des cultures industrielles d’huile de palme et de bananes plantains et de l’élevage bovin intensif, la forêt colombienne, une des plus riches en biodiversité de la planète, disparaît à un rythme alarmant (plus de 46% en 2017…). Journalistes et défenseurs des droits humains paient leur courage de leurs vies. Mais une sorte d’omerta et la désinformation règnent…
Le bicentenaire de la révolution colombienne a été célébré avec faste à Bogota le 21 juillet dernier. Mais les célébrations ont été accompagnées par des manifestations de colombiens indiens et étudiants.
À cette occasion, notre ami Humberto Lizarazo, co-directeur du projet des maisons de la culture de Bogota de 1996 à 2004 et assesseur culturel à la mairie de Bogota, a publié le texte ci-dessous, un cri de colère et d’espoir à la fois.
« Les comptes perdus du bicentenaire ? »
Jésus Humberto Lizarazo O — Bucaramanga — juillet 2019
D’abord il y eut les indigènes, leur découverte et la Conquête . Ensuite, toujours les indigènes, puis on a inclus les noirs dans la colonie, et puis l’indépendance, et les diverses républiques… Maintenant, avec la « modernité », ce sont toujours les indigènes et les noirs, les exclus, à cause de la race, la religion, l’idéologie politique, le leadership social ; les enseignants, les étudiants, les soldats, les guérilleros, les travailleurs de la campagne, les vendeurs ambulants, les propriétaires d’un téléphone portable ou de chaussures de tennis, ceux qui ne possèdent rien, les chauffeurs, les femmes, les enfants, enfin, tous les exclus par ceux qui nous ont libérés de l’Espagne et qui continuent à dominer à travers les diverses formes d’exercices du pouvoir et à travers un État où les politiques de tous bords (centre, gauches, droites) ont hérité majoritairement de notre mère patrie les « gènes » de l’exclusion, de l’assujettissement et de la barbarie.
Mais où sont donc passés l’indépendance, les républiques, la démocratie, la consolidation du marché intérieur, l’éducation pour la vie (quelle vie ?) les valeurs (respect, tolérance, solidarité, conscience, confiance…), les plans de développement et leurs budgets (pour qui ?) : juste des routes à moitié construites ? Quelle indépendance ? Indépendance pour quoi ? Pour qui ?
Nous ne sommes pas les mêmes qu’il y a plus d’un demi-siècle. Quelle puissante découverte ! Comme toutes nos découvertes… Qui ne servent pas à grandir la vie – mais servent plutôt à répandre la mort brutale avec toujours de bonnes raisons.
Les indigènes mouraient à cause de maladies apportées par les espagnols, des arquebuses, des épées, des autodafés, de la potence, des condamnations en chaire par les représentants du Christ sur terre, des dirigeants de chaque époque… Aujourd’hui, nous les tuons et nous disparaissons, en même temps que d’autres nouveaux protagonistes, avec encore davantage de réussite, grâce aux fusils, aux armes modernes, aux bombes (artisanales ou télécommandées), au vol des ressources publiques, à l’inefficacité, à la parole nocive de ceux qui ont à leur service les moyens de communication et les réseaux sociaux et qui s’en servent soi-disant au nom de la démocratie (les influenceurs) ; et tout ça, pour finir, dans le silence indifférent de tous.
Comme constante, l’exclusion brutale et délirante de la mort : le manque d’accès à la santé, à l’éducation, aux marchés nationaux et internationaux pour la majorité de la population, l’incapacité où nous sommes de nous gouverner dans le respect des règles de la démocratie (et non la ratification par le vote des décisions des gouvernants) ; l’exclusion brutale et délirante de la conscience, l’absence de raison de vivre en tant qu’être humain respectueux de la vie, de la différence, de l’amour de soi et des autres (et pas le faux amour fondé sur tous types d’artifices idéologiques…). Nous progressons, mais à un coût très élevé pour les exclus.
Comment vivons-nous donc ? Par miracle et sous la menace de cette sacrée mort anticipée. Nous nous tuons, ils nous tuent, de différentes façons et dans l’indifférence de tous, plus précisément l’indifférence d’une masse abrutie. Nous vivons grâce à un miracle, celui qui a permis la concentration du pouvoir et l’injustice, au passé et au présent, avec pour justification l’existence de la « démocratie » la plus solide du continent. Miracle qui permet à une meute de prédateurs du budget public et des institutions, à quelques propriétaires d’entreprises, de terres, du sous-sol, de l’air, de l’eau et des moyens de communication de masse, de vivre en justifiant la mort des exclus.
Mais, malgré tout, ils ne sont pas parvenus à faire que dans notre Colombie s’éteignent l’espérance, la tendresse, même si nous ne nous rendons pas toujours compte que nous serions bien plus heureux en étant conscients et en agissant pour enfin être libres, libres d’abord de nos propres chaînes intérieures, et ensuite de celles de ces faux libérateurs qui se camouflent sous des airs de démocrates pour que chaque mort ait sa justification.
Tout cela ne restera pas impuni !
Je me sens responsable (pas coupable) de ma propre bêtise, de croire en l’honnêteté des politiciens de toujours (traditionnels, de gauche, de droite ou camouflés sous le signe de l’indépendance), qui promettent l’impossible pour réussir à nous gouverner. Avec eux, tout change pour que tout reste pareil. Un petit nombre d’hirondelles ne suffira pas à réaliser le changement « climatique » dont a besoin la société.
Ce changement n’est possible que si nous parvenons à plusieurs accords, à différents niveaux :
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Que chacun de nous soit cohérent avec les valeurs qui grandissent la vie;
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Que, dans nos familles, prime le respect pour chaque être humain : enfant, femme, homme ou autre;
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Avec notre environnement quotidien, maison, immeuble, quartier;
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En construisant dans chaque ville, commune, département, région, une vision partagée avec leurs habitants, et en les incluant dans l’action ;
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Pour constituer un grand accord national, qui ait le courage de respecter la vie, de construire la démocratie dans le respect de ses règles (sans petites tricheries), avec des institutions intégratrices où les plus nantis respectent, tolèrent et guident de façon utile les plus nécessiteux. Un accord fait pour amplifier les capacités des citoyens, pour rendre plus faciles la vie et la mort quand celle-ci répond aux cycles humains naturels.
Nous ne sommes pas les mêmes que nos ancêtres d’il y a cinq cents ans, mais nous devons le prouver pour être vraiment sûrs qu’il en est ainsi, que la vie a de la valeur, que nous nous respectons, dans nos croyances, nos paroles et nos actes, avec une cohérence intime entre ce qui se pense, se dit, se sent et se fait. Une responsabilité que nous ne pouvons confier à personne d’autre qu’à chacun de nous, et que nous devons exercer en nous-mêmes et dans nos environnements immédiats et transcendants. C’est seulement ainsi que nous pourrons commencer à construire la liberté insaisissable dont nous avons tant besoin et que nous célébrons si légèrement au cours des célébrations des centenaires. Cessons de culpabiliser et assumons librement la responsabilité d’être chaque jour de meilleurs citoyens. Exerçons la meilleure des vigilances, celle de la conscience intérieure pour que, sans vigiles extérieurs, nous agissions avec droiture et de façon responsable vis à vis de notre présent et de notre futur. Notre futur, c’est aujourd’hui, si nous voulons avoir une autre opportunité de célébrer un quotidien différent de celui que nous venons de célébrer pour ce bicentenaire.
N’attendons pas encore cent ans avec nos tyrans de toujours ou d’autres nouveaux, égaux ou pires que ceux que nous avons aujourd’hui.
Pour aller plus loin
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