Jesús Humberto Lizarazo Ortega est un économiste colombien, spécialisé en droit, en gestion sociale et en résolution des conflits. Il a joué un rôle important dans le développement de politiques publiques destinées à favoriser la culture citoyenne [1]. Il a été stupéfait par le vote des colombiens en faveur du « Non » au référendum proposé par le Président Juan Manuel Santos pour faire la paix avec les FARC [2], le 2 octobre dernier. Il a écrit une lettre, destinée à ses amis et ses interlocuteurs, pour tenter d’y voir plus clair. Voici le texte de sa lettre, qu’il m’a adressée [3]. C’est un plaidoyer émouvant pour une « humanité humanisée ».
Oui ou Non ? Ou de la recherche d’un sens
Quelque chose va mal dans notre société, quelque chose de fondamental ne fonctionne pas.
Jésus Humberto Lizarazo Ortega
Coach en management social
Bogotá, octobre 2016
Un beau jour, je suis allé me coucher rempli d’espérance, puisque tout indiquait que le jour suivant le peuple de mon pays, la Colombie, voterait en faveur du OUI aux accords de paix qui en finiraient avec le conflit le plus long de notre histoire récente. Ma raison, appuyée par mes sentiments et par les prédictions des sondages, me disait que le OUI serait le résultat final du plébiscite qui ratifierait les accords de La Havane entre le Gouvernement colombien et la guérilla des FARC. Je me suis réveillé avec enthousiasme, et, avec mon épouse et ma fille, nous sommes allés déposer notre vote ? Toute la famille, malgré quelques doutes, avait décidé de soutenir le OUI.
Nous sommes donc allés appliquer une des règles de la démocratie (la responsabilité, selon Umberto Cerroni [4], nous sommes allés déjeuner, puis sommes retournés à la maison pour y attendre les résultats. L’un des premiers bureaux de vote scrutés fut présenté dans un media national. Le bureau correspondait à la localité de Ciudad Bolivar, l’une des localités de la capitale de la République [Bogota] qui a le plus fort indice de pauvreté. Le résultat, à n’en pas douter non représentatif, me secoua les entrailles : dans ce premier bureau de vote c’était le NON qui l’emportait. Par la suite, les résultats furent très serrés, en principe ils laissaient prévoir une victoire du OUI, mais avec une très faible différence. Cette différence se mit à se réduire, de façon très surprenante, et le NON commença à l’emporter sur le OUI. Et le résultat final, une surprise totale pour ma famille et pour moi, et pour le pays, fut que nous avions voté le rejet des accords entre le Gouvernement colombien et la guérilla des FARC. Le monde entier ne put comprendre qu’une majorité, avec une différence de quelques 50 mille votes, avait rejeté cet accord.
Que s’est-il passé ? Que se passe-t-il pour nous les colombiens ?
Les premières réactions, comme toute réaction face à l’inattendu, furent de peur, d’incertitude, d’offenses et de récriminations, d’insultes, c’est à dire de réactions face à l’incompréhension : pourquoi un peu plus de six millions de colombiens rejetaient-ils les accords (pour certains, c’était le refus de la paix). Familles en discorde, voisins, représentants des partis politiques, des religions et des organisations sociales, discutaient, s’affrontaient, s’agressaient, chacun sur sa position, sans arguments pour chercher un chemin. L’offense généralisée fut à l’ordre du jour, dans les medias, les réseaux sociaux, les cafétérias, les entreprises, partout. Le responsable était l’autre, comme dans tant d’occasions, la faute était celle des autres.
Quelque chose va mal dans notre société, quelque chose de fondamental ne fonctionne pas.
Une semaine seulement plus tard se produisit un autre fait inattendu pour certains et espéré pour d’autres : le président Juan Manuel Santos se voyait attribuer le prix Nobel de la Paix. Une nouvelle occasion pour les insultes, les louanges, les rejets et les approbations. Quelque chose de très curieux ternit les joies dans notre pays. Si nos sportifs gagnent, nous sommes peu à participer à leur triomphe, s’ils perdent, nous les clouons au pilori.
Quelque chose va mal dans notre société, quelque chose de fondamental ne fonctionne pas.
Voici en partie ma réflexion personnelle. Qu’est-ce qui se passe dans notre société ? Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ?
Par principe, je veux arrêter de rejeter la faute sur l’autre, réviser mon intériorité, observer ma cohérence et essayer de donner l’exemple de mes transformations aux miens et à tous ceux avec qui je suis en relation, sans davantage de prétention.
Ma première réaction à la lecture de l’accord avait été négative, parce que je trouvais seulement trois fois le mot « pardon » dans tout le texte. Les victimes ne méritaient-elles pas une partie entière de l’accord consacrée au PARDON, pour décider qu’il fallait se donner des occasions de pardon dans chacun des lieux où avait eu lieu des actions de violence causées par le conflit aux mains des acteurs armés ? C’était un choc émotionnel qui me faisait pencher la balance vers le NON, mais, me tournant vers le courage, j’ouvris mon esprit et mon cœur, pour accepter que, tout au long du chemin, apparaîtraient sûrement ces moments de pardon sincère aux victimes, au delà de ce que stipulait la Commission pour faire la lumière sur la Vérité, pour la Coexistence et la Non Réparation, telles que stipulées dans l’accord.
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Durant cette introspection, je fut tenté de demander pardon pour ne pas avoir réalisé les actions suffisantes pour arrêter la guerre, et pour cette raison j’ai cru que le chemin correct était de me pardonner à moi-même, pour pouvoir ensuite donner l’exemple aux autres et avoir la capacité éthique et morale de proposer aux autres des exercices de pardon. La question de la paix sociale est un exercice de paix qui part de chacun de nous, pour pouvoir apporter aux autres la tranquillité d’une esprit qui assainit et vivifie les relations. Il s’agit de comprendre que je n’ai pas la liberté de croire que je ne suis pas responsable de ce qui s’est produit, même si je ne suis pas l’auteur direct des faits. Cette paix qui me manque est la paix du pardon, qui se construit au dedans de soi, qui élimine le jugement et la condamnation, et s’attelle à la construction d’une nouvelle réalité, placée sous l’aile d’une compréhension saine et humaine.
Une seconde émotion avait à voir avec le sentiment d’impunité face aux délits atroces commis tout au long du conflit. Certains demandaient des condamnations « exemplaires », or l’accord proposait une solution qui n’a pas été acceptée par un peu plus de cinquante pour cent des votants. Serait-ce que la paix exige un sentiment de justice qui n’était pas reflétée clairement dans les accords ? Comment se sent un être humain qui a souffert de manière brutale les actes du conflit ? Ce sentiment est-il important ? Est-il nécessaire de le prendre en compte ? Y aurait- il un juste milieu qui permette de sentir que justice est faite, pour parvenir à une paix stable et durable ?
Bien des questions, qui peuvent nous mettre en désaccord quant aux réponses. Mais quelle devrait être la condamnation pour ce que je n’ai pas fait quand les faits de violence traversaient le sol colombien ? Quelle condamnation, pour la déraison de la raison ? À présent, l’esprit un peu plus serein, c’est à dire rempli par les voix et les sentiments qui s’unissent devant la certitude de l’objectif de paix, je me retrouve avec moins de jugements et plus de courage pour contribuer à construire un accord sain, comme objectif partagé : LA PAIX DE TOUS, QUI EST EN REALITE LA PAIX DE CHACUN. Juger l’action de l’autre ne suffit pas, il faut aussi soupeser l’action ou l’inaction de chacun de nous. Ma décision est et sera d’évaluer ma responsabilité propre, au niveau qui me correspond, et, sans chercher à me faire valoir, apporter un exemple de construction de nouvelles relations, découvrant en chacune d’elles le mystère de la vie et la gratitude pour être en vie.
Les aspects afférents à la juridiction de paix, à la participation politique, à la réparation pour les victimes, au narcotrafic et aux autres parties de l’accord, appartiennent à un monde de raisons et de déraisons, que je dois évaluer au fond de moi, pour ensuite ouvrir mon esprit en entier à l’observation des différents chemins qui vont me permettre de comprendre que l’autre mérite ma reconnaissance en tant qu’être humain. Je dois comprendre qu’en tant qu’êtres humains nous agissons dans de nombreuses occasions comme aveuglés ou aliénés, et nous nous faisons ou nous faisons du mal. Je dois aussi comprendre que je mérite de me pardonner en mon for intérieur, pour parvenir à la paix de l’esprit, et me décider à me consacrer à de nouvelles relations fortifiées par les principes de responsabilité et d’humilité qu’exige « la reconnaissance de l’autre comme autre légitime dans la différence ».
Le défi le plus important est de nous réinventer en notre for intérieur, pas seulement par rapport au OUI ou au NON, mais par rapport aux aspects essentiels de la vie. Nous réinventer comme êtres humains universels, comme ébénistes de l’amour pour la vie, comme cultivateurs de saines relations, pour que tous les déserts fleurissent, défenseurs de la vie dans ses diverses manifestations, peintres des nuits grises qui donnent le jour à chaque matin ; oreilles qui écoutent, pour que les sons se transforment en belles odes au pardon et à la paix, entonnées dans tous les coins de la terre. Mélangeurs de saveurs, pour pouvoir apprécier les choses insipides et ainsi, et de diverses manières, sentir que nous devons être de meilleurs êtres humains.
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Nombreuses sont les inquiétudes qui affectent, de façon distincte, nos conduites. Des raisons et des émotions mêlées expliquent nos actes. Le défi intérieur est de réfléchir pour comprendre nos propres errements, pour mieux comprendre que la brutalité de nombreux actes provient d’une aliénation mentale, elle -même déterminée par l’empire de raisons inacceptables si on veut défendre une humanité humanisée. Aujourd’hui, nous avons besoin de comprendre que la paix de l’esprit est indispensable pour comprendre les négations, pour écouter avec attention et comprendre sans provoquer de souffrances. Je dois tendre avec davantage de confiance mes bras et mes embrassades vers l’autre, vers ceux qui sont différents, qui ont d’autres idées que moi, puisque c’est d’eux que j’ai réellement besoin pour jouir de la plénitude de mon être. Libère-toi de tes chaînes, et le OUI et le NON vivront ensemble en paix.
[1] J. Humberto Lizarazo est économiste, avec maîtrise en droit appliqué aux programmes de gouvernance municipale, et spécialisé en gestion sociale, en résolution de conflits et en formation au management. Il a une longue expérience dans des institutions publiques, privées et des agences de coopération technique internationale. Il a été consultant et dirigeant de projets de culture citoyenne, de résolution de conflits, de programmes pour le vivre ensemble avec des groupes vulnérables, des communautés urbaines et rurales marginalisées, dans de nombreux endroits du pays. Il a été le créateur du schéma et du montage du Système Municipal de Culture de Bogota et du programme des maisons de la culture à Bogota. Il a été le co-créateur du modèle de coaching social pour le pardon et la réconciliation.
[2] FARC : Forces armées révolutionnaires de Colombie, le plus important groupe de guérilla de ce pays. L’autre groupe est l’ELN, Armée de libération nationale.
[3] De 1995 à 2000 j’ai eu le bonheur et l’honneur de codiriger avec Jesús Humberto le Programme de Maisons de la culture locales de Bogota, programme qui a perduré dans le temps. Une grande amitié est ainsi née. Je le remercie d’avoir autorisé la publication de cette lettre sur notre blog.
[4] Umberto Cerroni, juriste et philosophe italien, décédé en 2007, professeur de sciences politiques, inspiré par Kant et Marx, un des intellectuels qui a animé le débat sur le marxisme italien des dernières décennies.
Dominique dit
Très intéressant point de vue de l’intérieur de la Colombie et… de l’intérieur de soi-même. J’aimerais ajouter 3 choses : 1) Oui, les déclassés semblent avoir beaucoup voté non. Selon les témoignages recueillis, le point qui les a le plus heurté est l’argent que l’accord de paix accordait aux « délinquants ». Tel quel, ceci était à mon avis une erreur politique des FARC et du gouvernement, mais en dit long sur la haine des FARC (comme celle du « castro-chavisme ») en Colombie. 2) Les régions directement touchées par la guérilla ont voté, souvent en masse, pour le Oui. Ce sont les villes, Bogota mis à part, qui n’ont pas compris l’importance historique de cette paix, probablement sans imaginer l’échec du Oui, auquel les sondages de 55 à 65%… 3) Un ami de Bucaramanga me disant sa stupeur devant le « plébiscite » (référendum) : « Nous sommes tout de même le seul pays à qui on peut demander s’il veut la paix ! J’ai tout de suite imaginé sa colère à la victoire du Non… Le référendum aussi était une erreur. Les gouvernants doivent prendre leurs responsabilités.