Quelle mouche a donc piqué Jean-Pierre Le Goff ?
Une critique du livre pour le moins déconcertant de Jean -Pierre Le Goff, –Malaise dans la démocratie, Stock, 2016- pour qui l’entière responsabilité du malaise actuel dans la démocratie repose sur les « contre-valeurs » de mai 68 !
Le livre commence, date de publication oblige, par l’évocation de la vague de terrorisme qui a frappé la France et l’Europe, vague ayant provoqué une réaction émotionnelle, symptôme d’une « mentalité angélique et pacifiste » dominante.
Le propos, qui revendique une continuité avec les précédents travaux de l’auteur, est d’analyser le « nouveau fossé des générations » qui sépare les héritiers de mai 68 et la jeunesse actuelle. Il annonce un « tableau » du malaise de nos sociétés. Selon lui, certains ont fait de mai 68 un mythe héroïque, sans comprendre que la contestation d’alors est devenue « conformisme de masse ». D’autres ont sombré dans un « courant revanchard » fait de ressentiment, en considérant que la contre – culture des années 60 et les soixante-huitards sont responsables de tous les maux actuels. Le Goff prétend se situer hors de ce choix binaire. Et pourtant, toute sa démonstration, imprégnée de sarcasme et d’ironie, ressemble fort à du ressentiment !
Une expression en effet revient en boucle dans ce livre décoiffant : « contre – culture des années 68 ». C’est bien elle la coupable et cette contre – culture, lisez bien, est la principale responsable du « malaise dans la démocratie » qui donne son titre au livre.
En cinq chapitres, (individualisme, école, chômage, culture et religiosité), l’auteur fait le tour de la société actuelle.
Le chapitre 1 dénonce une nouvelle étape franchie dans l’individualisme et la servitude volontaire. Rien de bien neuf ici, ces pages pourraient sortir d’un dossier de revue de vulgarisation : culture du narcissisme, relativisme culturel, mode de la victimisation, culture des réseaux des collectifs fusionnels, psychologisation à outrance, inflation des modèles de développement personnel, triomphe du souci de soi, règne des gourous, bulles médiatiques… et disparition du militantisme traditionnel. On n’apprend pas grand chose, sinon que la population française semble se résumer aux bobos parisiens et aux bourgeois en quête de coaching eudémonique 〈1〉.
Le chapitre 2 nous livre quelques réflexions plus audacieuses : il commence par un éloge de l’école d’avant, celle des « contraintes et des sanctions « qui faisaient réussir. Suivent de multiples lamentations sur les méfaits de la pédagogie actuelle, sur fond de familles désunies, de « loisirs éducatifs » qui briment l’imaginaire, de permissivité et de « libertarisme intégré à la modernisation » de l’école. Toute autorité abolie par des méthodes pédagogiques soi-disant modernistes, les enfants surinvestis deviennent des enfants-rois, incapables d’autonomie et d’efforts. Tout cela s’est produit « dans le sillage de la « révolte anti autoritaire et hédoniste de mai 68 ».
Le chapitre 3 consacré au travail et au chômage, reprend l’éloge du passé, ce temps béni où le travail faisait « partie intégrante de la condition humaine », était considéré « comme un facteur de moralité impliquant les valeurs d’honnêteté, d’effort et de mérite » et où le chômage était vécu comme une « atteinte à la dignité personnelle ». Adieu la belle ouvrage, les ateliers d’artisans pleins de gaîté, lieux de « libre sociabilité » ! Adieu la culture du mouvement ouvrier, avec ses traditions de solidarité ! Depuis a triomphé l’idée démagogique du « droit à la réussite pour tous », celle encore du droit au bonheur. Tout cela s’est produit « dans le sillage de mai 68 », de la crise sociale et culturelle qui s’en est suivie. Désormais, dans une « société décomposée », c’est l’absentéisme et le chacun pour soi. Les nouvelles formes d’organisation du travail, plus souples, l’encadrement, moins autoritaire, n’empêchent pas une « souffrance au travail » paradoxale, pour des salariés trop responsabilisés.
On parvient à des sommets au chapitre 4, plus long et plus détaillé. La société, « dans le sillage de mai 68 », est devenue permissive et la figure du rebelle a été valorisée. Rien ne trouve grâce aux yeux de M. Le Goff. Ni la politique culturelle de Jack Lang, avec sa fête de la musique prétentieuse. Ni les fêtes écologiques, « didactiques et morales ». Haro sur les arts de la rue, qui subissent sur plusieurs pages les foudres de l’auteur, d’autant qu’ils sont selon lui largement subventionnés par les pouvoirs en place ! Haro sur les militants culturels au langage pédant et vaniteux, « porteurs de messages édifiants » ou grandiloquents! Haro sur Royal de Luxe , qui, sous prétexte de créer du lien social, se moque de l’histoire de France et se rend coupable de « désincorporation historique » ! La culture dominante est désormais anticonformiste et démagogique. Pour comprendre comment on en est arrivés là, il faut bien entendu revenir à mai 68, aux « artistes révolutionnaires » promoteurs d’une nouvelle culture hédoniste qui refuse l’œuvre au profit de la créativité individuelle. Les troupes de théâtre en prennent pour leur grade : Ariane Mnouchkine (tiens ? Et son Molière ?), Jérôme Savary, le Living Theater se sont coupés de la littérature et n’ont fait que de la provocation. Les politiques culturelles « logomachiques et adolescentes » ont accepté de reléguer la notion d’œuvre, tout comme la notion de nation (tiens, elle pointe son nez, la nation ? ) au profit de l’individualisme démocratique. CQFD.
Le dernier chapitre est consacré aux « nouvelles formes de religiosité ». L’auteur y énumère pêle-mêle, dans un catalogue irraisonné, les courants évangéliques, le regain du bouddhisme, des sagesses anciennes ou orientales et les voyages en Inde ou à Katmandou. Dans la dénonciation de ce néo-mysticisme selon lui omniprésent et omnipuissant, apparaissent de nouveaux coupables : Nicolas Hulot, « prophète catastrophiste » qui répand son venin pseudo – mystique, Pierre Rabhi, et son « prêchi-prêcha mystico – écologique », et même, et même … Abdenour Bidar, qui avec son « existentialisme musulman » prônerait une nouvelle spiritualité mystique ! Suit une liste d’autres coupables plus anciens, de Thérèse d’Avila à Pierre Teilhard de Chardin, en passant par les maîtres soufis, les lamas tibétains. Au nom de tous ceux – là, on s’endort dans un universalisme trompeur et on oublie … l’idée de nation !
On s’étonne qu’un chercheur sérieux ait pu produire un tel bric à brac !
L’ouvrage s’achève sur une conclusion fourre-tout désarmante : face aux menaces qui pèsent sur notre démocratie, face aux errements de François Hollande, face à une parole gouvernementale décrédibilisée, face aux récupérations du FN et face aux manœuvres délétères du « journalisme militant » , il faut « poser quelques grands principes et grands axes d’une résistance et d’une reconstruction possible ». Ces axes ? Les voici : « la formation d’une citoyenneté éclairée » et « la restauration de la dignité politique et de l’État ». Mais ces grands principes sonnant peut-être un peu creux, voilà que M. Le Goff débouche sur des points particuliers, la loi El Khomri, qui «ne « créera pas magiquement de l’emploi », la relance économique qui « dépend de bien d’autres facteurs » (on attend de savoir lesquels…). Il propose alors rien moins que des activités de réinsertion socialement utiles, l’instauration d’un service civique ou militaire, qui permettrait de donner du travail aux jeunes et de redorer l’idée de nation. On oscille donc entre grands principes généraux et mesurettes limitées, avec des conseils assez banals sur la formation des jeunes, la valorisation du professionnalisme, et le développement de l’esprit critique. Sans compter qu’il ne « faut pas nier le choc culturel avec l’islam » : M. Le Goff achève sur un dernier conseil qui s’apparente presque à une injonction : « il appartient à nos compatriotes de confession musulmane de sortir de leur mentalité victimaire et de mener un travail de réflexion et d’exégèse sur leur propre religion». Qu’en termes galants ces choses-là sont dites !
Un livre laborieux finalement, conçu comme un catalogue thématique, comme une liste accumulative de nos maux, et qui les mélange tous, avec une argumentation faible. Un livre qui passe totalement sous silence les grandes mutations de 68 à nos jours, économiques, financières, géopolitiques. Un livre réducteur et schématique, qui lie le « malaise démocratique » à une seule cause endogène. Et bien entendu un livre passéiste et réactionnaire.
M. Le Goff se promène-t-il parfois, la nuit, place de la République, pour écouter ce qui s’y dit ? Ce qui se parle, se débat, se crie, se chante, se chuchote, se murmure, se grogne, se propose… dans l’enthousiasme d’une spontanéité retrouvée, d’une liberté retrouvée, d’une réappropriation de l’espace public, d’une nouvelle façon de concevoir la politique et d’exiger des réponses ?
Selon François Ruffin, le réalisateur de l’excellent film Merci patron !, un des enjeux du mouvement est de sortir de l’entre -soi, de proposer à une majorité de citoyens une autre vision du monde, qui puisse débloquer une société à la fois injuste et sclérosée.
Débouché politique, on ne sait pas encore.
Embryon de quelque chose, sans aucun doute.
En tout cas, parmi toutes ces voix, il en est sans doute qui rappellent les voix de mars ou d’avril 1968, avant que le printemps du mois de mai n’éclose.
Quel livre M. Le Goff va-t-il bien pouvoir inventer pour accuser a posteriori la Nuit Debout de tous nos maux ?
〈1〉 L’eudémonisme est pour les Grecs anciens la recherche du bonheur individuel. Cette notion imprègne l’épicurisme et le stoïcisme.
Plus sur le sujet
- Écoutez l’émission de France Culture du 13 février 2016 mettant face à face les sociologues Alain Caillé (MAUSS, « Le convivialisme en 10 questions : un nouvel imaginaire politique ») et Jean-Pierre Le Goff
- Le livre Malaise dans la démocratie, Stock, 2016
Coucou dit
Le résumé que vous faites de ce livre prouve bien que l’auteur a visé juste…
J’ai envie de le lire maintenant.
Merci
Sans rancune