Pour pallier les manques générés par la crise, outre les dispensaires autogérés, les grecs ont développé la solidarité dans le domaine de l’éducation, du logement, de l’alimentation… Mais d’autres initiatives ont été prises également. En ce qui concerne la presse par exemple, des professionnels se sont organisés pour former une coopérative et lancer Ephemerida ton Syntakton, le journal des journalistes, un journal, sans hiérarchie de salaires et indépendant. La volonté d’en savoir plus nous a conduits à rencontrer Nicola Voulevis, le rédacteur en chef, dont on savait qu’il nous donnerait des informations précises sur le système de santé et la situation actuelle.
Rencontre avec Ephemerida ton Syntakton, le Journal des Journalistes
Journal né des cendres de la crise grecque ou quand la résistance croise le chemin de l’utopie
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Malou Combes dans le cadre du voyage syndical à Athènes du SMG (Syndicat de la Médecine générale) et de l’USP (Union des Syndicats de la Psychiatrie).
A notre arrivée dans l’immeuble où siège le journal, nous sommes conviés à monter au septième étage, une grande salle de réunion avec une vue magnifique sur le Parthénon illuminé. Après nous avoir salués en français, Nicola Voulevis le rédacteur en chef nous propose de faire son exposé en anglais, langue dans laquelle il se sent plus confortable qu’en français, nous dit-il.
« Nous avons lancé ce journal en novembre 2012. Dans quelques jours, nous allons fêter son troisième anniversaire. Ce journal a été, pour l’essentiel, lancé par des gens qui travaillaient dans un excellent journal dont la parution a cessé en 2011. Il s’appelait Eleftherotupia, ce qui veut dire en grec, liberté de la presse. Nous avons commencé le journal des journalistes indépendants en 2012, sur des bases coopératives. Tous les gens qui travaillent dans ce journal ont le même salaire, qui est le salaire minimum des journalistes en Grèce. Comme vous le savez, nous traversons une crise économique grave qui dure depuis six, sept ans. Et le salaire s’élève à mille euros. Ce qui fait 800 euros net seulement. Ce salaire est celui de l’homme qui vous a accueillis à l’entrée, celui de la femme qui vous a conduits jusqu’ici et qui répond au téléphone, tout comme celui de l’éditeur en chef. Tout le monde a le même salaire.
C’est un journal qui couvre un très large éventail politique. Nous nous intéressons à tous les sujets, de la droite à la gauche. Nous sommes plutôt orientés à gauche, la partie progressiste de l’éventail politique. Nous ne le cachons pas. Nous aimons la gauche sous toutes les formes qui existent encore en Grèce. C’est-à-dire une gauche plurielle. Nous avons le parti communiste. Nous avons Syriza au gouvernement. Nous avons des partis qui ne sont pas au parlement, des partis « gauchistes », nous avons un seul parti d’extrême droite qui s’appelle Chryssi Avghie, l’Aube dorée et, bien sûr, nous couvrons davantage la gauche du centre gauche. C’est un journal qui couvre tous les aspects de l’opinion, c’est un journal pour le grand public comme tous les autres journaux. Qu’il s’agisse d’Athènes, ou de la périphérie, au plan national, local, économique, sportif, etc.
Quand nous avons commencé, nous étions à la quatrième ou cinquième place des quotidiens. Maintenant nous sommes entre la deuxième et troisième place. C’est-à-dire qu’après Ta Nea, nous sommes le second ou troisième quotidien généraliste en Grèce. Nous avons un très bon tirage. Comme vous le savez, toute la presse est en perte de vitesse ces dernières années. Nous n’avons plus le nombre de lecteurs que nous avions il y a quelques années. Par exemple Ta Nea, le premier quotidien, vend entre quinze et vingt mille exemplaires environ, et nous, nous en vendons dix à douze mille. Et le samedi, le numéro spécial week-end est tiré à quinze, seize, dix-sept mille exemplaires environ, ce qui est un très bon tirage. Nous n’avons aucun soutien du gouvernement, ni d’aucun parti, ni d’une quelconque société. Notre seul argent vient de la vente et de la publicité. Rien d’autre.
Nous sommes environ cent quarante personnes à travailler pour ce journal. Nous occupons essentiellement le deuxième étage de cet immeuble. La salle où nous nous trouvons est utilisée seulement pour des réunions. Cet immeuble a une histoire. Avant la Seconde Guerre mondiale, c’était le siège d’un autre grand journal, Ethnos, qui signifie La Nation, ensuite il y a eu Eleftherotupia. Pendant la guerre les Allemands sont venus ici et ils ont publié le journal de l’occupation allemande. Après la guerre, Ethnos est revenu, et Eleftherotupia a pris la suite. Aujourd’hui, nous n’occupons que le deuxième étage et le septième, parce que nous n’avons pas d’argent pour louer un plus grand espace. Voilà donc une vue d’ensemble du journal. Maintenant, vous avez peut-être des questions à me poser.
SMG /USP : Quel est le nom du journal ?
Ephemerida ton Syntakton : le Journal des Journalistes. Nous insistons sur le fait que c’est un journal fait par des journalistes, qui n’appartient ni à un magnat ou un baron de la presse, ni à un parti.
Nous sommes tous journalistes. Par exemple je travaillais pour le journal Eleftherotupia, l’ancien journal, dans le numéro spécial du dimanche seulement où j’écrivais sur les questions internationales parce que j’étais directeur de l’agence de Presse grecque. D’autres viennent également d’Eleftherotupia, mais aussi des plus grands journaux de Grèce. Nous avons une équipe de journalistes de qualité.
SMG/ USP : Avez-vous un site ?
Oui, bien sûr. Efsyn.gr. Nous avons un site qui est ouvert depuis 2 ans. Le site nous fait gagner 10 à 15 % de l’argent que nous rapporte la publicité au total. Maintenant le journal est une référence en Grèce. Pas exactement comme le Monde mais une référence tout de même.
SMG/ USP : Combien coûte-t-il ?
Le prix est exactement le même que celui des autres journaux : 1,30 euro.
SMG/ USP : Pourquoi avez-vous fait le choix de la coopérative ?
C’est une longue histoire. En fait, Elephterotupia a échoué parce que c’était un très gros journal. Nous avions comme propriétaire un très bon magnat. À sa mort, sa fille lui a succédé et au bout d’un an le journal s’est effondré. Les employés de ce journal voulaient travailler. Mais c’était la crise en Grèce et cela affectait les médias. Il y avait entre 3 000 et 4 000 journalistes sans emploi. Il leur était difficile de trouver du travail. Aussi, ils ont commencé à discuter sur les moyens de publier un journal eux-mêmes, sans propriétaire, sans éditeur. Les discussions ont duré six mois. En décembre 2012, nous avons décidé de commencer un journal nous-mêmes. C’est une tâche difficile. Parce que nous avons la coopérative et un conseil d’administration de la coopérative ainsi qu’une sorte de directoire du journal avec un directeur, le président-directeur-général, et le rédacteur en chef, environ 11 personnes. Nous faisons tout le travail. Nous décidons des thèmes, nous décidons des reportages, de l’argent, du temps. Ce n’est pas comme Libération. Nous n’allons pas discuter pendant dix heures comme le faisait Libé … Mais nous menons le journal collectivement. En tant que directeur, j’essaie toujours de faire en sorte qu’il y ait un consensus et de ne pas décider seul, de ne pas décider en fonction d’une majorité ou d’une minorité. Je préfère le consensus. Nous essayons de faire converger les idées et les points de vue…
On licencie beaucoup de gens partout. Nous, nous avons une très bonne situation parce que tout le monde a son salaire, un salaire minimum certes, mais on le reçoit tous les mois. Du moins jusqu’ici.
SMG/USP : Combien de journalistes travaillaient pour le journal précédent ?
Eleftherotupia ? C’était un gros journal avec environ 7 à 800 journalistes. Maintenant il n’y a plus de journaux qui emploient tant de journalistes. Ils réduisent le personnel. Ils licencient beaucoup de gens, qu’il s’agisse de la presse papier, de la télévision ou de la radio.
SMG/USP : Avez-vous des abonnés ?
Non, cela ne fonctionne pas en Grèce. Nous avons seulement quelques abonnés à l’étranger. Ici la vente se fait dans les kiosques et le soir sur internet on peut consulter le site. Le site existe seulement en grec. Peut-être nous pourrons plus tard avoir un site en anglais… Mais ça demande de l’argent en plus. Le lectorat est grec. Nous avons quelques correspondants étrangers.
SMG /USP : Y a-t-il d’autres journaux qui fonctionnent de la même façon ?
Non, Il n’y a pas d’autres journaux, il n’y a pas d’autres tentatives de journalistes pour mettre en place un journal coopératif. Il y a des petits magazines, des périodiques à tirage très limité qui fonctionnent en petit groupe.
SMG/USP : Rencontrez-vous beaucoup de journalistes étrangers ?
Oui, bien sûr ! Depuis le premier jour, en 2012, nous avons vu passer des journalistes de tous les pays, de toute l’Europe, des États-Unis, du monde entier… Nous avons reçu un groupe de Japonais la semaine dernière.
SMG/USP : Des Français ?
Bien sûr ! Des Français, du Monde, de Libé, de Charlie hebdo. Nous avons publié Charlie en grec. Tout le texte, les 16 pages, nous les avons publiées en grec en supplément dans notre journal. Nous avons de bonnes relations avec des journalistes du monde entier. La semaine dernière, il y avait ici des journalistes venus de Turquie, d’Al Jazeera, du New-York Times, du Times, du Guardian, de la BBC - je parlais à la BBC en face de l’Acropole pendant le référendum, cet été. Nous avons même des amis en Allemagne, pas Merkel !
SMG/USP : Savez-vous s’il y a d’autres journaux dans le monde qui fonctionnent en coopérative ?
Oui, en Allemagne. Il y a le Tageszeitung, Taz par exemple. En Amérique latine, en Espagne, au Portugal, mais surtout sur l’internet. Nous avons de bonnes relations avec Mediapart, Le Monde Diplomatique.
Au temps de sa parution, Elephterotupia a été le premier journal en Grèce à publier quatre, puis huit pages du Monde diplomatique en grec il y a dix ans environ. J’étais l’un de ceux qui en étaient responsables. Maintenant le Monde diplomatique publie 4 pages dans Avgi. le journal du parti Syriza. Mais il nous arrive de publier quelques-uns de leurs articles, bien sûr avec les références du Monde Diplomatique… Nous n’avons pas les droits d’auteur. Le droit d’auteur du Monde Diplomatique est avec Avgi. Avgi signifie L’Aube. C’est le journal du parti de Syriza. Bien sûr il a un petit tirage. C’est un bon journal, un journal de parti, comme l’Humanité.
SMG/USP : Quelles sont vos relations avec le gouvernement ?
C’est l’un de nos gros problèmes maintenant parce que pendant ces quatre ans de crise nous étions contre le gouvernement de Samaras. C’était une situation très normale. Nous sommes un journal de gauche, progressiste, c’était un gouvernement de droite, de centre droit, nous étions contre, c’était facile. Maintenant, le gouvernement est de gauche. Nous avons des problèmes, nous essayons d’être critiques. Il n’y a pas de soutien inconditionnel. Mais nous n’avons pas d’hostilité envers le gouvernement. Nous essayons de faire la part des choses. Critiques, mais honnêtes. C’est très difficile en Grèce parce que vous avez des gens qui appellent tous les jours, disant un jour : « Vous êtes un traître maintenant ! » « Pourquoi ? » « Parce que vous êtes avec Tsipras. » Le jour suivant, un autre : « Vous êtes un traître ! » « Pourquoi ? » « Parce que vous êtes contre Tsipras ! » C’est une situation très difficile parce que ce sont les mêmes gens, les gens de gauche en Grèce, la gauche plurielle. Ces gens sont perdus, parce qu’ils ont un gouvernement de gauche associé à un parti de droite au gouvernement.
Par exemple, nous avons un très grave problème qui n’a franchement aucun sens. Le ministre de l’éducation Nicos Phyllis - il était directeur d’Avgi – a fait une déclaration hier soir sur une chaîne télévisée sur le génocide des Grecs de Pontos. Pontos en grec est la région de la Turquie du Nord près de la mer Noire qui a vu l’extermination par les Turcs de la population « pontique ». Il a dit que ce n’était pas exactement un génocide, que c’était un nettoyage ethnique. Ça correspond à une discussion que vous avez eue il y a quelques années en France avec la loi Gayssot. Va-t-on appeler génocide un holocauste ou pas ? Maintenant, tout le monde est contre lui parce qu’il a fait cette distinction [entre les trois termes]. Un génocide n’est pas la même chose qu’un holocauste et n’est pas la même chose qu’un nettoyage ethnique. Il se passe le même phénomène avec le journal.
Nous avons des gens à gauche qui ont voté en faveur de Tsipras et Syriza qui essaient de soutenir et d’être critiques, mais un jour ils sont en faveur du gouvernement et le jour suivant ils sont contre. Et ils réagissent à notre journal… Heureusement, nous n’avons pas perdu ces lecteurs. Nous les gardons. Mais nous avons des hauts et des bas. Une semaine nous vendons deux cents journaux de plus, la semaine suivante deux cents journaux de moins. C’est une situation très difficile. C’est la première fois en Grèce que nous avons un gouvernement de gauche avec ce mélange étrange d’un parti de droite avec un parti de gauche. Nous sommes un journal qui n’est pas un journal de parti. Nous ne sommes pas l’organe du parti Syriza. Nous soutenons la gauche, mais nous sommes aussi critiques. C’est très difficile, très intéressant et difficile.
SMG/USP : Est-ce que le journal est sorti avant la clôture de la télévision nationale ?
Nous avons commencé avant la fermeture de la télévision nationale.
Nous avons soutenu les journalistes. Ça a été un de nos bons mois ! Nous avons eu un fort tirage également cet été avec le référendum. Mais maintenant les gens préfèrent la télé, les jeunes ne lisent plus de journaux. Ils préfèrent les tablettes.
SMG/USP : Et internet ?
Vous ne pouvez pas gagner de l’argent avec internet. La seule façon de gagner de l’argent c’est de faire un journal papier.
Tout est très cher. Le papier, les imprimantes, la diffusion. En premier, nous payons les taxes, le papier, les imprimantes, et s’il nous reste de l’argent, nous payons les salaires des gens qui travaillent ici.
SMG/USP : Que pensez-vous de la situation de la crise dans le domaine de la santé ?
Je peux vous donner quelques chiffres si cela vous intéresse.
Le budget du gouvernement alloué à la santé en 2015 est de 4,3 % du PNB. La moyenne européenne est 6,9. En 2009, il y a six ans, le budget de la santé était de 23 milliards en Grèce. Cette année il ne s’élève plus qu’à 8,5 milliards, il a donc été divisé par trois.
La dépense pour les médicaments et les soins s’élève à 2 milliards pour 2015 pour une population de 11 millions de personnes. Il y a 3 millions de personnes sans couverture sociale.
L’organisation de la santé : Le budget de la santé est de 5 milliards d’euros. Ce budget a baissé de 17 % par rapport à l’an dernier.
Le nombre de médecins : Nous avons 2 500 médecins en soins primaires qui ont quitté le système de santé publique l’an dernier. Le gouvernement ne paie les médecins que 10 euros la visite. Nous avons 30 000 docteurs dans tout le pays. Ils ne sont que 4 500 à accepter d’être payés 10 euros pour voir les patients : ce sont les associés du gouvernement. Les autres ne sont pas d’accord pour être payés si peu. Remarquez que ces trois dernières années il y a 15 000 médecins qui ont quitté la Grèce.
Comme je vous l’ai dit, 2 500 médecins ont quitté le système public et sont dans le système privé. Il y a des médecins qui travaillent dans les hôpitaux publics, qui prennent deux mois de congé sans solde. Ils partent en Angleterre, travaillent deux mois et reviennent ici avec assez d’argent pour couvrir leurs besoins.
Le gouvernement paie maintenant en 2015 pour l’hôpital public 1,1 milliard d’euros. L’année dernière c’était 1,5 milliard. Tout baisse. L’hôpital public ne reçoit que 30 % environ de la participation de l’État chaque année. Vous devez savoir que nous avons besoin de plusieurs milliers de médecins et en ce qui concerne le personnel auxiliaire, 15 000. Personne ne veut aller dans ce secteur parce que l’État n’a pas d’argent pour payer les personnels. Le salaire est de 800 euros pour les nouveaux docteurs et de 1 600 pour les directeurs. Nous avons entre 4 000 et 5 000 jeunes médecins nouvellement formés qui sont en attente depuis cinq ans d’un poste dans un hôpital public. Le salaire des médecins a baissé de 40 à 50 %.
Le nombre total de postes nécessaires est de 100 000. Les gens qui travaillent sont au nombre de 64 000. Les deux tiers. Il manque un tiers du personnel nécessaire. On a un besoin urgent de 6 000 médecins, 15 000 auxiliaires, 3 000 paramédicaux et de 2 000 à 3 000 techniciens.
C’est une situation difficile, mais pas seulement dans le secteur de la santé. C’est partout, dans tous les domaines. L’éducation, le service public, partout. La seule chose que nous pouvons dire et ce que nous essayons de montrer, c’est que dans toutes ces années de crise, nous voyons de nouvelles formes de solidarité dans ce pays. C’est la seule chose positive. Nous n’avons pas de médecins, pas de professeurs, et nous avons ces réfugiés sur les îles grecques qu’on voit à la télé tous les jours et nous avons des formes de solidarité inconnues jusqu’ici. Ces formes de solidarité avaient été expérimentées seulement durant l’occupation nazie, pendant la Deuxième Guerre mondiale et maintenant, de nouveau, nous avons de la solidarité partout, dans les campagnes, à Athènes, partout, des formes de solidarité très inventives apportant aux gens de la nourriture, des soins, de l’éducation, des logements, tout ce qu’on peut imaginer. C’est la seule chose positive. Autrement, la situation d’une année à l’autre est de plus en plus sombre, y compris dans le domaine de la santé. Nous avons des médecins dans des hôpitaux publics qui travaillent un, deux ou trois jours d’affilée sans dormir parce que le repos est le quatrième jour. J’ai des amis médecins. Ils ne peuvent pas laisser les gens qui attendent dehors et dire : maintenant je vais aller me reposer. Ils restent travailler.
SMG/USP : Quelques-uns d’entre nous sont psychiatres. Nous sommes particulièrement intéressés par la santé mentale en Grèce. Nous savons que des hôpitaux psychiatriques ont fermé sans alternative. Les gens sont dans la rue sans aide.
Nous avons traité de ces problèmes dans notre journal. Quelques collectivités, quelques municipalités, essaient d’aider et elles aident de fait. Et maintenant nous avons plus ou moins réussi à faire face à cette situation qui cependant reste difficile. Les gens sont seuls, n’ont pas de lieu où aller. Ils sont sans domicile. Je n’ai pas de chiffres mais c’est un problème.
SMG/USP : Comment expliquez-vous que ce mouvement de solidarité marche si bien ? Est-ce seulement dû à la crise ou y a-t-il d’autres choses qui peuvent l’expliquer ?
C’est le besoin qui l’a fait naître. Il y a une crise. Au début, la première année, ce n’est pas évident, mais au bout d’un moment cela devient évident, et petit à petit les gens commencent à agir. Ils sont motivés. Les gens ont commencé à bouger, pas seulement les gens qui ont quelque chose à donner, mais aussi ceux qui n’ont rien. C’est pourquoi je dis que nous avons de nouvelles solidarités. Qui ne viennent pas de gens riches qui donnent de l’argent en disant « OK, prenez de l’argent et partez ! ». C’est très intéressant. Ce sont des gens qui sont dans le besoin eux-mêmes et ils se sont rassemblés pour aider les autres. C’est nouveau. Cela surmonte la division sociale et la division partisane. C’est au-dessus de ces divisions. Nous le voyons en particulier sur les îles, avec les réfugiés. Il y a un aspect intéressant dans ces îles de l’Est de l’Égée. Nous avions il y a un siècle des réfugiés grecs qui venaient de l’Asie mineure. Après la catastrophe en Asie mineure, après la guerre entre la Grèce et la Turquie et l’expulsion d’un demi-million de Grecs d’Asie mineure, la plupart de ces gens sont venus sur les îles grecques et maintenant un siècle plus tard parce que cela est arrivé en 1922, il y a des gens qui viennent au même endroit et de la même provenance et ils ne sont pas Grecs ils sont étrangers. Aussi la réaction au stade initial était très ambivalente. Après cela, à part quelques exceptions, il n’y a pas de réactions négatives. Tout le monde accepte les faits et essaye d’aider. Le plus négatif c’est que quelques personnes essaient de ne rien dire et de ne pas agir. Mais la plupart réagissent de façon très positive.
Bien sûr si vous vous promenez à Athènes, vous allez dans les cafés, les bars, particulièrement ici sur la place Syntagma, vous ne pouvez pas imaginer que c’est un pays en crise, particulièrement si vous allez à Kolonaki. Kolonaki est l’endroit le plus chic ici, avec ses boutiques, ses bars et ses belles voitures. C’est le centre ville. Mais si vous allez dans les banlieues, le problème est évident, avec tous ces Afghans, ces Syriens, ces Irakiens et Nigérians. Il y a quelques quartiers à Athènes qui ne sont pas des ghettos, mais qui sont principalement habités par des étrangers. Par exemple nous avons Kypséli, une des parties les plus centrales d’Athènes, avec une population très dense composée d’Africains, pas des Arabes mais des Africains. Il y a d’autres quartiers avec des Pakistanais, des Afghans, des Syriens, des Irakiens. À un kilomètre de Syntagma, vous vous trouvez là et vous vous demandez si vous êtes à Athènes ou dans un pays arabe.
SMG/USP : Que pensez-vous des dispensaires sociaux et des bénévoles qui y travaillent ?
Nous avons aussi des volontaires sur les îles, pas seulement des Grecs mais aussi des étrangers. Dans les îles de la mer Égée nous avons des gens d’Espagne, de France, d’Israël, d’Allemagne, des groupes qui aident. Il y a un jeune homme qui travaille au journal et qui n’a que 22 ans. Il est parti hier. Il m’a dit : « Je veux partir. » Je lui ai demandé où il allait. Il m’a dit qu’il allait à Lesbos à Mytilène avec un petit groupe d’Exarcheia - historiquement le quartier anarchiste et contestataire d’Athènes – pour aider les gens qui venaient de Turquie. Je ne pouvais pas l’empêcher de partir. Je lui ai dit : « OK, vas y ! Mais envoie-nous un reportage ! » Nous avons des gens qui viennent de l’étranger pour travailler ici. Bien sûr, ce n’est pas une situation qui peut durer. Vous ne pouvez pas avoir tout ce flot de réfugiés pendant des années. L’Union Européenne doit trouver une solution parce que s’ils viennent en Grèce et qu’après ils essaient de partir en Allemagne ou en Scandinavie et qu’ils sont arrêtés au centre de l’Europe, ils vont se rassembler ici. C’est un problème. Nous ne pouvons pas nourrir et loger des millions de personnes, des milliers, oui, mais pas plus.
SMG/USP : Oui, mais ils ne veulent pas rester en Grèce.
C’est exact mais si les frontières sont fermées, qu’allons-nous faire, les jeter à la mer ? Jamais ! C’est le problème maintenant de l’Union Européenne et c’est le problème bien sûr des grands pays européens.
Ils ne peuvent pas fermer les frontières. Et ils ne doivent pas les fermer. Ils doivent trouver une solution. L’Allemagne a dit par exemple qu’ils en voulaient quelques milliers. Très bien. Ils en veulent plusieurs milliers pour leur industrie.
SMG/USP : La solution c’est d’arrêter la guerre !
Oui, mais la guerre ne va pas s’arrêter en deux semaines ! La guerre va durer encore quelques mois ou quelques années. La guerre a commencé en avril 2011 et nous sommes en novembre 2015. Ils ont essayé, il y a deux jours et ils ont échoué !
SMG/USP : Quelques dispensaires travaillent mieux que les services publics. Par exemple, cet après-midi dans un dispensaire, nous avons vu beaucoup de médecins et, plus de médicaments que dans les hôpitaux. Ils nous ont dit qu’ils donnaient des médicaments aux hôpitaux et ils nous ont montré des lettres de remerciements des hôpitaux… C’est un nouveau modèle d’organisation de la santé !
C’est une chose très spéciale. Ce que je peux dire, c’est que du point de vue des services publics nous avons ces besoins, mais les gens du service public travaillent beaucoup. Les formes d’aide sont utiles mais je ne peux pas faire de comparaisons.
SMG/USP : Quels sont les sentiments des Grecs vis-à-vis des Français en particulier et des Européens ? Est-ce qu’il y a une amertume, de l’hostilité ?
Nous avons un très grand problème en Grèce ces dernières années avec l’Union Européenne. Parce que les gens ne peuvent pas comprendre les détails et ils expriment leur colère et en particulier ils sont très critiques vis-à-vis de l’Allemagne et en particulier de Mme Merkel. Avec la visite de François Hollande la semaine dernière, l’humeur était très positive parce qu’on a compris que contrairement à Merkel, Hollande est venu aider. Et il a essayé d’aider. En juillet et en août, quand Tsipras négociait, Hollande a appuyé le côté grec. Je discute du point de vue de la Grèce. Du point de vue des Grecs, il a été perçu comme quelqu’un qui tentait de négocier pour l’aider. Nous n’allons pas entrer dans les détails pour savoir s’il le faisait dans l’intérêt de la France ou pas. Parce que Merkel aussi défend les intérêts de l’Allemagne. Ce qu’on a vu ici, c’est que contrairement à Merkel, Hollande a essayé de trouver un moyen. C’est ce que l’opinion publique grecque a vu. Je connais les problèmes de l’Allemagne et de la France dans le contexte de l’Union Européenne mais ici en Grèce, quand vous êtes seul contre tous les pays européens dont vous êtes le plus petit et le plus faible et que vous essayez de trouver de l’aide, bien sûr Hollande est mieux que Merkel. Et il est considéré parfois comme un sauveur. Ceci reflète l’opinion publique. Je ne vais pas entrer dans les détails concernant Hollande… »
Avant notre départ, le SMG tient à présenter à nos hôtes grecs la revue PRATIQUE, « les Cahiers de la Médecine Utopique », une revue qui fonctionne de manière autonome et n’existe que grâce aux bénévoles qui écrivent les articles et à ses abonnés, sans faire aucune publicité, et qui tente de mettre dans le champ du politique les débats concernant les pratiques de santé, sous le regard de la philosophie, de la sociologie, de la médecine et de l’histoire.
Aujourd’hui où une fois de plus les créanciers de la Grèce exigent un nouveau serrage de ceinture notamment par la diminution des retraites et où ports et aéroports sont en voie de privatisation on peut se demander combien de temps le journal des journalistes pourra maintenir sa parution. On ne peut que souhaiter la pérennité de cette entreprise.
Février 2016
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