En 2009 paraissait l’ouvrage de Didier Eribon Retour à Reims qui retrace le parcours d’un enfant d’ouvrier devenu, contre toute attente, un intellectuel reconnu. Ce livre, salué par la critique, a interpellé toutes celles et ceux qui ont vécu ce passage d’un monde à l’autre décrit dans le livre.
Interview de Françoise Mériou par Sylvie Dreyfus Alphandéry
Qu’est ce qui t’a donné envie de lire ce livre ? Pourquoi fait-il écho à ton histoire ?
Une amie m’a conseillé ce livre et celui d’Édouard Louis En finir avec Eddy Bellegueule. J’avais, par le passé, été très intéressée par les romans d’Annie Ernaux, qui a d’ailleurs rendu hommage à Didier Eribon, et qui abordent des thématiques similaires, notamment celle des « transfuges de classe ».
Ce livre a fait écho en moi, car je viens d’un milieu populaire, mais j’ai pu faire des études universitaires, et ainsi accéder à un milieu auquel je n’étais pas destinée. Je n’ai rien découvert de ce que je ne savais déjà en lisant le livre, mais j’ai été extrêmement touchée par ce témoignage qui relate l’expérience d’un homme, intellectuel, professeur de philosophie, de sociologie et quelqu’un de notre génération : il est né en 1953.
À la mort de son père, D. Eribon retourne dans sa famille, près de Reims, et redécouvre le milieu ouvrier, une réalité qu’il avait occultée pendant plus de 30 ans. Il a été connu parce qu’il a fait, dans les années 90 des travaux sur l’articulation entre des structures de domination liées au genre et à la sexualité et des processus d’émancipation. Donc sur l’assujettissement des gays par l’ordre social, et sur leur façon de se construire en tant que Sujets, leurs résistances par l’invention d’espaces de liberté et de modes de vie. Il est donc une référence dans le milieu gay. Il a travaillé longtemps sur ces thèmes et quand il retourne près de Reims, là où vivent encore sa mère et ses frères, il retrouve son milieu d’origine et se pose la question de savoir pourquoi il n’a jamais écrit sur le thème de la domination sociale, la domination de classe… C’est une grande question pour lui ; il en vient donc à revisiter son histoire, son passé, sa jeunesse, et comment il s’est construit, tout d’abord en tant que jeune gay fuyant son milieu familial, sa ville de province pour venir à Paris vivre pleinement son homosexualité. Cela, c’est le côté conscient de son parcours qu’il a assumé pleinement. Quand il revient voir sa mère, dans son environnement, il se rend compte que non seulement il a fui l’homophobie très prégnante dans sa famille et dans sa ville de province, mais qu’en plus, il a fui le monde ouvrier, contre lequel il s’est vraiment débattu ; il a donc fui également cette famille-là, cette famille ouvrière.
Renoue-t-il avec elle ?
Il était resté plus de 30 ans sans voir sa famille : il a donc vraiment opéré une rupture radicale. Il renoue avec sa mère et ils passent beaucoup de temps ensemble : elle lui raconte sa propre histoire familiale, son histoire de fille d’ouvrier. En revanche avec ses frères, la rupture vient de lui, il ne souhaite pas les revoir. Il a été le premier, et le seul, de la famille à faire des études secondaires ; ses frères ont arrêté l’école très tôt, à 14 ans, l’école ne les intéressait pas et ils sont devenus ouvriers, puis l’un de ses frères est devenu boucher.
Et lui, ce jeune Didier, s’est construit très tôt comme un intellectuel : très tôt, il a été bon à l’école, il a voulu faire des études, il s’est intéressé à la littérature, à la philosophie… Et plus le temps passait, plus se creusait un fossé, une séparation entre lui et ses frères. Lorsqu’il a écrit ce livre, il n’avait pas revu ses frères.
Il n’a pas de sœurs ?
Non, il n’a que des frères, un proche de son âge, et deux qui ont 8 et 12 ans de différence avec lui. Dans le livre, il parle principalement du frère qui a à peu près le même âge que lui, avec qui il a été élevé enfant.
Que dit-il de ses relations avec sa mère ? Parce que c’est intéressant de questionner la relation homme/femme. Reconnaît-il qu’il y avait quelque chose de féminin, plus proche de lui ?
Non, il ne parle pas de sa mère en ces termes ; ce qu’il dit de sa mère, c’est qu’elle avait certainement des capacités scolaires, elle voulait devenir institutrice et malheureusement, son milieu social et son histoire familiale ne lui ont pas permis d’accéder à ce rêve. Fille d’ouvrier, elle a été quasiment abandonnée par sa propre mère, puis ballottée à droite et à gauche. Mais, dans le livre, on sent qu’elle était très attachée à la scolarité, et du coup elle a pu projeter sur son fils, sur lui — pourquoi lui, on ne sait pas, peut-être parce qu’il était plus féminin que ses frères — l’envie de faire des études. Il ne le dit pas explicitement, mais c’est elle, sans doute, qui lui a donné l’envie d’apprendre. Pour parler de cette situation particulière, il parle « d’un miracle », car il y a dans ce milieu un déterminisme social qui fait que d’une manière quasi incontournable, les enfants de ces classes populaires ne vont pas aimer l’école, ne vont pas faire d’études, vont être orientés dans certaines filières scolaires puis se retrouver ouvriers. Didier Eribon s’est beaucoup inspiré des travaux de Bourdieu, il s’inscrit donc dans l’idée d’une reproduction des classes sociales.
Il y a des personnes, comme le sociologue Vincent de Gaulejac, qui partent effectivement de ce postulat, mais qui pensent qu’il est possible d’accompagner les personnes pour les aider à travailler individuellement sur ce déterminisme…
Oui tout à fait, mais Vincent de Gaulejac articule la trajectoire individuelle (la dimension de l’inconscient) avec la trajectoire sociale (les origines de classe). Mais Didier Eribon parle de lui comme d’un « miracle », d’une exception. Il n’explique pas vraiment pourquoi il a échappé à ce déterminisme social.
Dommage…
Il est sociologue et rejette la psychanalyse qui, dit-il, « désocialise et dépolitise le regard porté sur le processus de subjectivation », alors que c’est peut-être là qu’il pourrait y avoir un autre éclairage. Du coup, il manque sans doute quelque chose dans cette espèce d’auto analyse que constitue le livre. Mais ce dont il parle beaucoup, c’est de son père et de la haine et du mépris que celui-ci lui inspire. Très tôt, il a conscience de la misère qui régnait dans son milieu : la violence, l’alcool… La figure du père est donc complètement honnie, et il n’a eu de cesse de se construire en opposition avec son père et également avec les valeurs viriles, portées aussi par le frère dont il est proche, valeurs dominantes dans ce milieu.
Tu ne sais pas du tout comment ce livre a été reçu dans sa famille ? Car tel que tu en parles, on dirait une déclaration de guerre à son milieu, non ? Décrit-il parfois son milieu de façon positive ?
Non, je ne sais pas comment ce livre a été reçu par sa famille. En effet, il n’évoque aucun aspect positif de son milieu. En revanche, son livre témoigne d’une réappropriation de son histoire, de son passé, capitale pour lui, car ce passé le constitue, alors qu’il avait nié, occulté très longtemps cette appartenance de classe.
L’écriture de ce livre lui a-t-elle permis d’affirmer une forme d’existence différente mais assumée et a-t-elle transformé ses relations aux autres ?
Certainement car le livre a eu beaucoup de succès. Il a d’abord été extrêmement important pour lui-même puisque, à partir du moment où il rend publique son histoire, il dit à tout le monde « Regardez d’où je viens ». Ce livre a eu beaucoup d’impact, entre autres, sur les lecteurs qui se sont reconnus dans son parcours. Il est intéressant de constater que lui qui se définit comme un transfuge de classe a dû faire une rééducation totale par rapport à ses origines, aussi bien dans sa manière de parler, dans ses goûts, sa culture, pour pouvoir intégrer le milieu de la bourgeoisie intellectuelle. C’est un étudiant en philosophie, qui par le hasard de rencontres devient journaliste à Libération et au Nouvel Obs. Puis il fréquente Bourdieu, Foucault, écrit sur eux et avec eux : il devient un intellectuel. Pour s’insérer dans ce milieu, il a fallu qu’il se « déshabitue » de tout ce qui l’avait constitué socialement. Mais il explique bien comment ses origines de classe et son orientation scolaire l’ont empêché de mener une carrière universitaire sans faute : il a raté l’agrégation deux fois parce qu’il était dans une université de province, il n’a pas fait Normale sup. Il a passé les Ipes mais comme il avait raté l’agrégation, il n’a pas pu enseigner à l’université. Il n’avait plus aucun revenu et n’a donc pas pu s’inscrire en thèse ; c’est par une rencontre, une liaison, qu’il a connu une journaliste de Libération et qu’il a commencé une carrière d’écrivain.
Ce livre témoigne-t-il de l’histoire de personnes qui ont dû s’arracher à marche forcée de leur milieu pour rejoindre un milieu d’universitaires et d’enfants de bourgeois ? Penses-tu qu’il regrette cette rupture obligée avec son milieu d’origine ?
Oui, il s’inscrit dans ce type de témoignages qu’avait déjà faits Annie Ernaux dans ses romans et il ne regrette pas d’avoir eu à faire ce travail. C’était un passage obligé, sinon il n’aurait pas pu devenir ce qu’il est devenu socialement. Pour lui, c’était encore un peu plus compliqué que pour la plupart des personnes qui viennent de milieu populaire, car il était gay. Il explique au début du livre qu’à 20 ans, pour pouvoir vivre libre, il a fui de deux façons, il a fui en tant que gay un milieu d’oppression, et il a fui en tant qu’enfant d’ouvrier. Il a donc fait une double rupture, mais à l’époque il n’en avait pas conscience.
N’a-t-il pas idéalisé le milieu intellectuel, parce ce n’est pas évident que cela soit plus facile d’être gay dans ce milieu ?
Il a connu une socialisation rapide dans le milieu gay. Quand il arrive à Paris, un ami gay lui fait rencontrer des intellectuels. Cela n’a donc pas été compliqué pour lui d’intégrer et le milieu gay et le monde intellectuel, mais c’est par rapport à ce monde qu’il a dû changer d’habitus.
Ce qui m’a intéressée dans ce livre, au-delà du propre parcours de l’auteur, c’est la réflexion politique que Didier Eribon porte sur la classe ouvrière qui votait massivement pour le PC jusque dans les années 80/90 et sur la représentation aujourd’hui de cette classe ouvrière. Il pose les questions que tout le monde se pose aujourd’hui, pourquoi une grande partie des ouvriers votent pour la droite et l’extrême-droite.
Donne-t-il des clefs là-dessus ?
Il explique qu’il y a eu une disparition totale de la notion de classe ouvrière dans le discours des politiques de gauche, et que les ouvriers votent pour le FN parce qu’ils retrouvent une identité collective perdue, détournée de façon illusoire par le discours populiste du FN.
Il souligne que dans les années soixante existait, dans la classe ouvrière un racisme très prégnant vis à vis des travailleurs immigrés, racisme occulté car contradictoire avec le vote à gauche. Sa famille disait « nous on est de la gauche », parce que la gauche défendait les ouvriers, mais ça ne l’empêchait pas d’avoir des propos extrêmement racistes et violents contre les immigrés. Avec le FN, quelque chose s’est reconnecté à ce sujet.
C’est flippant… Le racisme d’une partie de la classe ouvrière, c’est quelque chose qu’on ne voulait pas voir du tout, nous les militants.
Il a été militant trotskyste entre 16 et 20 ans et il a beaucoup lu Marx ; il avait une vision très idéalisée de la classe ouvrière. Il était complètement coupé en deux, car il parlait de la classe ouvrière (comme on pouvait en parler dans l’extrême-gauche) et en même temps, il ne supportait pas cette classe ouvrière et sa culture. Il détestait la musique qu’écoutait sa famille, leurs loisirs, leurs propos, il trouvait sa famille misérable : il dit que l’extrême-gauche parlait d’une classe ouvrière qu’elle ne connaissait pas et qui n’existait pas.
Finalement, l’extrême-gauche idéalisait une classe ouvrière qu’elle ne connaissait pas, et lui, la détestait parce qu’il la connaissait…
Oui, et il a eu plus de facilité à écrire sur la domination hétérosexuelle que sur la domination de classe. Il ne le dit pas comme cela, mais c’était un peu dans l’air du temps, dans les années 90 :
on ne parlait plus de classe sociale, en revanche, on parlait beaucoup de la question du genre, du coup, cela lui a été plus facile que de parler de la domination de classe qui avait disparu du discours général.
Mais dans les années 70, quand on militait, parlait-on beaucoup de la domination de classe ?
On ne parlait pas de la façon dont cette question impactait nos histoires individuelles. Personne ne l’évoquait, les jeunes bourgeois taisaient leurs origines sociales, et les militants qui n’étaient pas de la bourgeoisie n’en parlaient pas : cela ne devait pas être évident. C’étaient des expériences très individuelles, et on ne s’attachait pas à l’expression singulière des individus dans les organisations d’extrême-gauche. Tu dis que ce livre a eu du succès parce que les gens se sont reconnus dans ce hiatus entre leur milieu d’origine et l’appartenance au milieu intellectuel bourgeois. Nous n’avons pas eu de réflexion collective sur ces différences de code, ces différences d’habitus.
Il faudra la mort de son père pour que Didier Eribon se questionne sur ses origines de classe ?
En effet, finalement, c’est parce qu’il a vécu le décès de son père qu’il a pu faire ce retour sur lui-même : « … Je ne pourrais pas dire que j’étais en deuil (au sens freudien d’un « travail » qui s’accomplit dans une temporalité psychique où la douleur initiale s’efface progressivement). Mais je ne ressentais pas non plus cet ineffaçable chagrin sur lequel le temps ne saurait avoir de prise. Quoi alors ? Un désarroi, plutôt, provoqué par une interrogation indissociablement personnelle et politique sur les destins sociaux, sur la division de la société en classes, sur l’effet des déterminismes sociaux dans la constitution des subjectivités, sur les psychologies individuelles, sur les rapports entre les individus ».
Même s’il récuse cette expression, on pourrait dire que ce livre a participé de « son travail de deuil », de sa manière à lui de renouer avec ce père tant honni et de retrouver ses origines de classe.
john dit
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