Bien sûr, elle avait sa jeunesse, sa beauté afro-américaine, le choix de son turban rouge et de son manteau Prada, jaune éblouissant, vanté par toute la presse féminine et qui fixera sûrement la mode Pantone de cette année (mais elle a choisi cette couleur très tôt dans sa jeune carrière), sa bague – un oiseau en cage – surlignant la gestuelle d’oiseau de ses mains skinny. Bien sûr il faut saluer les Etats-Unis où l’on peut entendre un poème à l’intronisation d’un Président : l’Age d’or de la poésie s’est éteint chez nous à la fin des années soixante, il reviendra, mais pour le moment il s’est réfugié aux Amériques. Il faut d’abord voir et entendre cette interprétation, mais il vaut aussi le coup de lire (si possible en anglais) et comprendre son poème . D’où mon essai de traduction.
Problèmes politiques de la traduction
Hélas j’ai dû renoncer à en rendre le rythme, et bien sûr l’évitement du son « r » que, paraît-il depuis son enfance, l’autrice a du mal, entre autres, à prononcer. La langue anglaise est bien plus accentuée que la française, seul l’accent « beur de banlieue » a permis d’acclimater chez nous le slam – car ce poème est d’abord un slam, un slam féminin. Or il s’agit bien de vers, et comme l’affirment Aristote, Edgar Poe et Mallarmé, « il y a vers dès qu’il y a accentuation ». La prosodie, le rythme dictent leur loi, et même une jeune féministe éduquée dès sa naissance au politiquement correct de la gender neutrality n’hésite pas à scander conditions of man parce que human conditions ne serait pas dans le rythme. Et puis le slam n’est pas « mon genre », et j’ai surtout cherché à traduire le sens politique. Car la poésie d’Amanda Gorman se revendique inévitablement politique, comme elle l’explique très tôt (et déjà en jaune) dans un exposé pour les étudiants où l’on trouve déjà en germe tous les thèmes de The Hill We Climb.
La première difficulté surgit dès les premiers mots : When the day comes, qu’on ne peut traduire simplement par « Quand vient le jour ». Venir n’est pas arriver. Et à mes oreilles (certes, c’est subjectif), « Quand vient le jour » évoque son arrivée. Or le jour n’arrive pas avant la reprise de ces quatre mots, à la fin du poème. La première fois, ils évoquent un autre moment, où le jour semble encore loin (malgré peut-être un soupçon de pâleur) et la nuit se fait longue : le Crépuscule du matin dénoncé par Baudelaire.
C’était l’heure où parmi le froid et la lésine
S’aggravent les douleurs des femmes en gésine ;
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
Le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux ;
Une mer de brouillards baignait les édifices,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.
Le pays que décrit Amanda Gorman est bien crépusculaire. Il vient de connaître une épreuve terrible, en sus de la covid : le coup d’État raté du Président sortant, dont le règne fut déjà pour elle une longue nuit. Ce coup d’État sans le soutien de l’armée nous semble un puputsch histrionique à côté de nos 18 Brumaire, 2 décembre, 13 mai et autre putsch des généraux d’Alger. Mais on ne saurait mésestimer le traumatisme symbolique : l’invasion du Capitole, à l’appel du chef de l’État, par des hordes pro-esclavagistes et antisémites, qui d’un coup rendent plausibles les uchronies comme La Servante écarlate.
Mais la reprise de When day comes à la dernière strophe, c’est un moment plus tard, l’aube, peut-être l’aurore. Nous sommes alors chez Léo ferré : Ça s’appelle l’aurore et ça marche au vin blanc…
Il faut garder les mêmes mots pour deux séjours opposés. J’ai tenté « Quand le jour point », et puis j’ai choisi : « Quand le jour est à venir », qui marche aussi bien pour la nuit que pour les premières lueurs de l’aube. Le thème général du poème, c’est que la lumière est en nous, même dans la nuit, la lumière c’est nous, donc c’est nous qui faisons lever l’aurore. Un poème orphique. Alors je me contente du jeu sur « qui fait venir l’aurore ? », qu’explicite le tout dernier vers : If only we’re brave enough to be it. Dont je n’ai su traduire d’ailleurs la résonnance avec le So be it (Ainsi soit-il).
Dans le même esprit, il faudrait aussi retravailler Yet the dawn is ours before we knew it. Peut-être une allusion à la Lettre à Ruge du tout jeune K. Marx, qui définissait ainsi son projet : « Le rêve que l’humanité a dans la tête et qu’il lui suffit de connaitre pour le posséder réellement. »
Mais pour cette descendante d’esclaves revendiquée, ce rêve n’est pas le retour à un passé glorieux. Au contraire (et c’est le plus politique message du poème) elle attaque frontalement le Let America be Great Again de Trump. Et ce par une définition très précise de la nation :
It’s because being American is more than a pride we inherit.
It’s the past we step into and how we repair it.
Cela va plus loin que l’idée de nation chez Renan (qui gouverne la plus grande partie du poème) : « un referendum de tous les jours, le choix de continuer à vivre ensemble », et non un héritage du passé glorieux. Ce qu’elle dit de cet héritage du passé, c’est qu’on se trouve bien obligé de s’y inscrire (step into) mais avec le devoir de… le réparer ! J’ai d’abord tenté « un passé où nous mettons nos pas ». Mais j’ai choisi « où nous sommes embarqués », ça fait plus pascalien et plus sartrien. On ne choisit pas notre situation de départ. Certes, ce passif est moins… actif que we step into.
Autre différence : l’unité nationale n’est pas fondée sur l’universalisme abstrait de ces Français qui, pour éviter ce qui divise, font la chasse aux différences. Au contraire l’unité, l’égalité dont rêve la poétesse est fondée sur le droit à la différence et un projet commun qui le respecte. Et c’est bien ce que la gauche et la droite françaises « républicanistes » reprochent à l’unité américaine, alors que la propre cérémonie d’investiture d’un vieux Président blanc entouré d’une Kamala Harris et d’une Amanda Gorman, qui déjà rêvent de lui succéder, témoigne d’un plus haut degré d’intégration entre genres, entre races, entre les âges :
And yes, we are far from polished, far from pristine, but that doesn’t mean we are striving to form a union that is perfect.
We are striving to forge our union with purpose.
To compose a country committed to all cultures, colors, characters, and conditions of man.
Je pense que far from polished s’oppose à une idée de perfect où « parfait » serait vu comme une surface bien polie. Mais je ne peux traduire par « loin d’être polie », qui a un tout autre sens en français ! Je perds ici l’idée du rabot refusé, elle est reprise plus loin par « cabossée ». Nous héritons de ce passé divisé (immigrants WASP, puis germaniques, slaves, latins, asiatiques, esclaves déportés d’Afrique, amérindiens massacrés), nous ne pouvons pas le nier, mais forger l’unité par un projet commun.
Or – c’est particulièrement magnifique – la poétesse assume totalement le passé, même si « à réparer ». Les références bibliques sont forcément et explicitement omniprésentes (comme chez Hugo et bien des poèmes de Louis Aragon !!). Mais, parce qu’on est aux States, la référence principale est à L’Exode : la nuit terrible de la Pâque, la fuite des esclaves d’Égypte, la traversée de la Mer rouge (j’ai paresseusement traduit The sea we must wade par « La mer à franchir », alors que wade veut dire plus précisément « passer à gué »). Et aussi Jonas et sa baleine… Que cela plaise ou non aux vieux-mâles-blancs-souverainistes de la gauche française, horripilés par ces « bondieuseries » d’une Afro-américaine jeune et jolie, ce mariage entre la tradition juive et la tradition protestante (que le trumpisme et les « sionistes chrétiens » de l’extrême-droite suprémaciste blanche ont particulièrement cherché à briser) est parfaitement adaptée à la dynamique historique comme à la situation conjoncturelle des États-Unis. Reprenant la « religion maternelle » biblique pour exprimer les contenus émancipateurs de classe, de race, de genre, cette double tradition fait partie intégrante de la « gauche américaine » qu’ils haïssent, et qui pourtant apporta tant aux mouvements progressistes du XXe siècle (écologie comprise), en France et dans le monde.
Mais Amanda Gorman a une façon incroyable d’évoquer le rêve américain, comme seule une jeune et belle afro-américaine peut se le permettre, et seulement aujourd’hui : en évoquant d’abord ses ancêtres esclaves, puis, à la fin, ses ancêtres de la Nouvel Angleterre giflée par les vents where our forefathers first realized revolution. Les Forefathers désignent plus précisément les puritains scissionnistes anglo-saxons qui, fuyant les persécutions religieuses en Angleterre, débarquèrent du Mayflower à New-Plymouth, en 1620. Et les « premiers révolutionnaires » furent leurs descendants de Boston, en 1773. Je ne pouvais entrer dans ces détails précis des mythes fondateurs américains (y compris l’idée qu’il n’y avait pas eu de révolutions avant eux, en Angleterre ou en Hollande…), j’ai télescopé Forefathers et first realized revolution, par les mots « ancêtres fondateurs qui initièrent la révolution » (« Pères fondateurs » étant traditionnellement réservé à ceux de 1773).
Car l’essentiel, c’est que cette jeune femme noire proclame que ses ancêtres sont les puritains radicaux anglo-saxons du Mayflower et leurs descendants de Boston, tout autant que les victimes africaines de la traite des noirs ! Idée politiquement magnifique, et qui a des bases réelles : en visitant l’église protestante de Leyde (en Hollande) d’où sont repartis les « réformés scissionnistes », on remarque une plaque commémorative avec une liste de personnalités ayant des Pilgrims du Mayflower parmi leurs ancêtres, et on note que Barak Obama fait partie de cette descendance…
Dans le débat qui a suivi sur Facebook ma première ébauche de traduction, j’ai vite compris l’ampleur de ce qui m’avait échappé. Ainsi, la sociologue du féminisme et des luttes afro-américaines Judith Ezekiel : « Gorman s’enracine dans la tradition féministe noire ; comme elle a expliqué au journaliste Anderson Cooper, elle a une mantra qu’elle se répète avant chaque lecture publique : « I am the daughter of Black writers. We are descended from freedom fighters who broke through chains and changed the world. They call me.” Certaines disent que la poésie, par son économie, est une forme littéraire particulièrement adaptée aux gens racisés et opprimés (…) Je reconnais des références. Par exemple, « lift » est certes biblique, mais aussi le premier mot de « l’anthème national noir », Lift every voice and sing, basé sur un poème de James Weldon Johnson. Il fait également écho à la devise de la National Association of Colored Women’s Clubs, Lifting as we climb, sur la solidarité/sororité des féministes noires depuis le 19ème siècle. Bridge [pont] se réfère à toute une littérature, particulièrement féministe latina, sur la construction de coalitions interraciales. »
Et on pourrait ajouter ce que la jeune poésie de noires américaines doit à ses prédécesseurs mâles et blancs, immédiats (Dylan, Springsteen) ou plus lointains (Whitman). Une vraie traduction, comme je le rappelle dans Ressusciter quand même. Le matérialisme orphique de Stéphane Mallarmé, et à propos de ma traduction du Prufrock de T.S. Eliot, devra repérer ces références intertextuelles, religieuses, politiques ou littéraires, et tâcher de leur trouver un équivalent dans la langue-cible, ainsi que le recommande Umberto Eco. Mais pour moi le plus important est d’offrir très vite aux non-anglophones une version française de ce slam enthousiasmant.
La colline que nous gravissons
Quand le jour est à venir, où trouver la lumière, nous interrogeons-nous dans ces ténèbres sans fin.
Cette perte à porter. Cette mer à franchir.
Nous avons affronté le ventre de la Bête.
Nous avons appris que la tranquillité n’est pas la paix,
Que les normes et notions de ce qui est « juste » ne sont pas toujours la Justice.
Et pourtant, l’aurore nous est promise avant que nous la connaissions.
En un sens c’est nous qui la créons.
En un sens nous avons survécu, témoins d’une nation qui n’est pas brisée, mais simplement inachevée.
Nous, les héritiers d’un pays et d’un temps où une fille noire maigrichonne, descendante d’esclaves, fille d’une mère célibataire, peut rêver de devenir Président et se retrouve à réciter un poème pour un autre.
Et oui, nous sommes loin d’être sans bosse, loin d’être immaculés,
Mais ce n’est pas que nous luttions pour une union parfaite.
Nous luttons pour forger une union sur un projet.
Composer un pays attaché à toute les cultures, couleurs, caractères et conditions humaines.
Ainsi nous levons nos regards non vers ce qui se tient entre nous mais vers ce qui se tient devant nous.
Nous refermons la brèche parce que nous savons que, pour faire prévaloir l’avenir d’abord, nous devons d’abord mettre nos différences de côté.
Nous posons nos armes pour tendre les bras les uns aux autres.
Nous ne voulons de mal à personne et voulons l’harmonie entre tous.
Que le Monde, si nul autre, témoigne que cela est vrai :
Que même dans l‘affliction, nous avons grandi.
Que même dans la souffrance, nous avons espéré.
Que même fatigués, nous avons essayé.
Qu’à jamais nous serons liés ensemble, victorieux.
Non parce que nous ne connaitrons plus la défaite,
Mais parce que nous ne sèmerons plus jamais la division.
L’Écriture nous promet ce rêve d’un monde où chacun se reposera sous sa vigne ou son figuier et nul n’aura jamais peur de l’autre.
Si nous devons vivre jusqu’à notre avènement, alors nous ne devrons pas notre victoire à l’épée, mais à tous les ponts que nous aurons jetés.
Telle est la promesse de la clairière, la colline que nous gravissons, si seulement nous osons.
Car être Américain est plus qu’un orgueil de ce dont nous héritons.
C’est le passé dans lequel nous sommes embarqués et comment nous le réparons.
Nous avons vu une force qui préférait faire voler notre nation en éclats plutôt que la partager.
Détruire notre nation en refoulant la démocratie.
Cet assaut fut très près de réussir.
Mais si la démocratie peut être parfois refoulée, jamais elle ne peut être vaincue pour toujours.
En cette vérité, cette foi, nous plaçons notre confiance,
Car tandis que nous tournons les yeux vers l’avenir, l’histoire tourne ses yeux vers nous.
Voici l’aube de la juste rédemption
Nous l’avons crainte quand elle s’est levée.
Nous ne nous sentions pas prêts, héritant d’une heure si terrible,
Mais à cette heure-là nous avons trouvé la force d’écrire un nouveau chapitre, d’offrir à nous-mêmes les rires et l’espoir.
Quand donc nous demandions naguère « Comment pourrions-nous surmonter la catastrophe ? », maintenant nous affirmons « Comment la catastrophe pourrait-elle prévaloir sur nous ? »
Nous ne reculerons pas vers ce qui fut, mais marcherons vers ce qui adviendra :
Un pays contusionné mais entier, bienveillant mais hardi, féroce et libre.
Nous ne nous laisserons pas refouler ou paralyser par l’intimidation, car nous savons que les générations futures hériteront de notre inertie, notre inaction,
Que nos fautes deviendront leurs fardeaux.
Mais une chose est certaine :
Si nous joignons la miséricorde et la puissance, la force et le droit, l’amour sera notre héritage et le changement, le droit de naissance de nos enfants.
Alors laissons un pays meilleur que celui que nous avons trouvé.
De chaque souffle de ma poitrine battue de bronze, nous relèverons ce monde blessé en un monde merveilleux.
Nous nous lèverons des collines dorées de l’Ouest.
Nous nous lèverons du nord-est giflé de vents où nos Ancêtres fondateurs initièrent la révolution.
Nous nous lèverons des cités baignées par les Grands lacs du Midwest.
Nous nous lèverons du sud cuit au soleil.
Nous rebâtirons, réconcilierons, guérirons.
Dans chaque recoin connu de notre nation, dans chaque coin que l’on appelle notre pays,
Notre peuple, divers et magnifique, surgira, cabossé et magnifique.
Quand le jour est à venir, nous sortons de l’ombre, flamboyants et sans peur
L’aube nouvelle éclate quand nous la libérons,
Car la lumière est toujours là :
Il suffit d’être assez brave pour voir cette lumière,
Il suffit d’être assez brave pour être cette lumière.
Cet article et cette traduction a d’abord été publié sur son site (par Alain Lipietz que nous remercions chaleureusement : http://lipietz.net/
Visionnez la vidéo et le texte en sous-titre de cette prise de parole exceptionnelle d’Amada Gorman
L’article du Guardian « The Hill We Climb: the Amanda Gorman poem that stole the inauguration show«
Le texte original en anglais
When day comes, we ask ourselves where can we find light in this never-ending shade?
The loss we carry, a sea we must wade.
We’ve braved the belly of the beast.
We’ve learned that quiet isn’t always peace,
and the norms and notions of what “just” is isn’t always justice.
And yet, the dawn is ours before we knew it.
Somehow we do it.
Somehow we’ve weathered and witnessed a nation that isn’t broken,
but simply unfinished.
We, the successors of a country and a time where a skinny Black girl descended from slaves and raised by a single mother can dream of becoming president, only to find herself reciting for one.
And yes, we are far from polished, far from pristine,
but that doesn’t mean we are striving to form a union that is perfect.
We are striving to forge our union with purpose.
To compose a country committed to all cultures, colors, characters, and conditions of man.
And so we lift our gazes not to what stands between us, but what stands before us.
We close the divide because we know, to put our future first, we must first put our differences aside.
We lay down our arms so we can reach out our arms to one another.
We seek harm to none and harmony for all.
Let the globe, if nothing else, say this is true:
That even as we grieved, we grew.
That even as we hurt, we hoped.
That even as we tired, we tried.
That we’ll forever be tied together, victorious.
Not because we will never again know defeat, but because we will never again sow division
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