L’ombre altière de Victor Jara a-t-elle plané, comme un grand condor, au -dessus des manifestations du peuple chilien en colère, depuis le 18 octobre ? Ses chansons de lutte en tout cas ont de nouveau été sur toutes les lèvres.
Victor Jara : chanteur engagé, arrêté au moment du coup d’État de Pinochet, torturé sauvagement dans le stade où, emprisonné avec des centaines de personnes, il continuait à chanter. Victor Jara, sauvagement assassiné.
Neuf de ses bourreaux viennent d’être condamnés, le dernier vit tranquillement aux USA. Comme ont vécu tranquillement, assis sur leurs fortunes et leurs crimes, la plupart des instigateurs du coup d’État et la plupart des complices, actifs et passifs, de la dictature fasciste, et parmi eux Pinochet lui-même, mort tranquillement dans son lit sans jamais avoir été poursuivi dans son pays [1], où sa famille a continué à profiter de ses immenses richesses.
Contrairement à ce qui s’est passé en Argentine, qui a recherché, arrêté et condamné les militaires coupables, le Chili s’est empressé d’oublier les années du fascisme. Et les gouvernements successifs, même celui de la socialiste Michelle Bachelet –avec certes quelques nuances- ont préservé pour l’essentiel la politique économique et sociale de Pinochet : privatisation des entreprises publiques, suppression des droits de douane, réduction des budgets de l’éducation et de la santé, abaissement des retraites. Le chômage a augmenté. Le peuple mapuche a continué à subir répression, vexations, annexion de terres. Les étudiants, qui s’étaient mobilisés en 2011 au cours de gigantesques manifestations contre le système éducatif à deux vitesses (public/privé) sont victimes de répression : une loi votée en 2018 permet aux établissements scolaires d’expulser les élèves impliqués dans les troubles publics.
Un mythe s’est développé : celui du Chili « meilleur élève de l’intégration », et fleuron de la croissance économique. Mais à quel prix ? Le peuple chilien continue à souffrir des inégalités et des injustices. Le Chili est le pays qui connaît les plus importantes inégalités en Amérique du Sud. Selon l’OCDE en 2018, « les inégalités de revenus au Chili sont supérieures de plus de 65 % à la moyenne de l’OCDE. La fracture sociale entre une classe supérieure très riche, constituée par une vingtaine de familles seulement, et le reste de la population qui se contentait jusqu’à présent d’accéder à la consommation par le biais d’un endettement élevé, est à la base de la soudaine explosion d’une colère contenue depuis des années. Colère provoquée le 10 octobre 2019, par la hausse du ticket de métro… Colère qui ne faiblit pas et qui s’est encore exprimée dimanche 8 mars 20200 au cours d’une immense manifestation des femmes.
Les événements violents des derniers mois, qui se sont déroulés surtout dans les grandes villes, Santiago, Concepción et Valparaiso, ont révélé cette fracture. Certes 60% des chiliens soutiennent les « protestas », mais ils sont également nombreux à redouter, voire à condamner, les formes les plus extrêmes de violence, les incendies, les saccages. Les médias, ceux du Chili et ceux du monde entier, ont d’ailleurs focalisé l’attention sur ces saccages et n’ont guère parlé des causes profondes de la crise. Les jeunes, étudiants, enseignants, cadres, médecins, sont quant à eux très mobilisés et considèrent les violences comme un « mal nécessaire ».
Un bon exemple de la fracture sociale est la question de la révision de la Constitution en vigueur, héritée du régime de Pinochet : le président Piñera, sous la pression, a lâché du lest et autorisé la tenue d’un référendum sur cette révision, le 26 avril prochain. Les principaux partis politiques, à l’exception du parti communiste, ont accepté ce dialogue. Mais la question de la méthode à adopter et de la place des chiliens dans l’élaboration du nouveau texte reste entière, et il n’est pas certain que le mois d’avril sera celui de l’ « accord pour la paix » annoncé . Déjà on a vu certaines manifestations « pour » et « contre » la révision.
On ne peut que se réjouir de la condamnation des bourreaux de Victor Jara et de tant d’autres. Mais le destin tragique de ces militants nous incite à la vigilance : la flambée de violence a fait une trentaine de morts, des milliers de blessés, dont 300 personnes aux yeux par les tirs des policiers. Ceux-ci tirent à balles réelles. On a vu les chars revenir fin 2019 dans les rues de Santiago. Et au Chili on sait qu’ils ne sont de toute façon jamais bien loin.
Note
[1] S’il a été inquiété c’est à Londres où le juge espagnol Garzon l’a fait comparaître devant la justice britannique pour «génocide, terrorisme et tortures» et pour l’assassinat de citoyens espagnols. Mais Pinochet n’a pas été extradé, encore moins condamné…
Pour aller plus loin
Article : Au Chili, la bande son du printemps social
Sur ce blog, l’engagement de la chanteuse de rap Ana Tijoux, porte-parole d’une jeunesse latino-américaine
Vidéo de Victor Jara qui chante Te recuerdo Amanda
Plus d’info sur Victor Jara sur Wikipedia
Vidéo sur le site France 24 : Le chanteur Victor Jara enterré solennellement 36 ans après sa mort
Des milliers de personnes se sont rassemblées dans les rues de Santiago, au Chili, pour rendre hommage à Victor Jara. Le chanteur avait été exécuté en 1973, victime de la répression exercée par la dictature d’Augusto Pinochet.
AFP – Entre mémoire douloureuse de la dictature du général Pinochet et nostalgie des chansons rebelles de leur jeunesse, des milliers de Chiliens ont accompagné samedi le chanteur Victor Jara à sa dernière demeure, 36 ans après son exécution dans la foulée du coup d’Etat de 1973.
« Victor vit dans le coeur de son peuple », « Camarade Vicor présent ! Justice et vérité ! » – ces banderoles et slogans scandés ont rythmé le cortège funéraire d’environ 3.000 personnes au début, bien davantage sur le parcours à travers le centre de Santiago.
Mer d’oeillets, de drapeaux rouges, chansons engagées et airs qui rendirent Victor Jara célèbre à travers l’Amérique latine, comme « Te recuerdo Amanda »: les obsèques solennelles du chanteur qui s’est toujours déclaré communiste, ont rassemblé le monde des arts, de la politique, de la gauche, mais aussi des Chiliens ordinaires.
Cet enterrement était l’aboutissement de trois jours d’hommages au chanteur populaire exécuté à l’âge de 40 ans, au cours desquels plusieurs appels ont été lancés à poursuivre la quête de justice pour les 3.100 morts ou disparus de la dictature militaire (1973-90). Appels teintés d’inquiétude à huit jours d’élections où les formations de centre gauche pourraient perdre le pouvoir pour la première fois depuis le retour du Chili à la démocratie.
Pendant quatre heures, le cortège a traversé le centre-ville derrière le cercueil de Victor Jara, suivi de sa veuve britannique Joan Turner et de leurs deux filles Manuela et Amanda.
« Nous sommes venus lui rendre l’hommage du peuple, il ne mérite pas moins », a déclaré à l’AFP Manuel, anonyme au milieu d’une foule éclectique mêlant artistes, syndicalistes, supporters de football, indiens Mapuches et beaucoup d’enfants avec leurs parents.
La dépouille du chanteur avait été exhumée en juin pour des examens médico-légaux, dont la justice espérait des précisions sur les circonstances exactes de sa mort et sur ses assassins.
Victor Jara fut arrêté dans les heures suivant le coup d’Etat militaire contre le président socialiste Salvador Allende le 11 septembre 1973.
Avec environ 5.000 autres prisonniers politiques arrêtées dans des rafles, il fut détenu au Stade du Chili, le plus grand de Santiago. Là, il fut interrogé, torturé, avant d’être abattu à la mitraillette, son corps criblé de 44 balles, probablement le 15 septembre.
Un fait particulier témoigne de l’acharnement des militaires: les doigts écrasés du chanteur guitariste, cassés à coups de crosse et de bottes.
« Regarde mes mains, regarde mes mains… ils me les ont écrasées, pour que je ne puisse plus jamais jouer de la guitare ! », cria Jara au journaliste Sergio Gutierrez, co-détenu, qui a survécu à cette détention au stade.
En mai dernier, un ex-soldat âgé de 18 ans à l’époque a été inculpé après des aveux partiels, mais il s’est rétracté depuis et a été libéré sous caution, ce qui renvoie l’enquête judiciaire au point mort, comme pour des centaines de dossiers de victimes de la dictature.
Elle-même victime de la dictature avec sa famille, la présidente socialiste Michelle Bachelet, présente vendredi à une des cérémonies, a demandé que la recherche de la justice se poursuive.
« Victor peut enfin reposer en paix après 36 ans, mais beaucoup d’autres familles » aimeraient aussi retrouver la paix et « il est important de poursuivre la quête de justice et de vérité », a-t-elle dit.
Joan Turner avait réussi à récupérer le corps de son mari d’une morgue avec l’aide d’un fonctionnnaire ami et l’avait fait enterrer le 18 septembre 1973 en catimini au cimetière général de Santiago, là où samedi il a retrouvé sa dernière demeure.
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