Dans les jours qui ont suivi les attentats du 13 novembre, l’instant de sidération passé, beaucoup de questions se sont posées sur les causes de cette déflagration de violence inouïe et chacun a voulu donner son point de vue et ses explications.
Tandis que certains Français s’engouffraient sur le chemin de la désignation d’un bouc émissaire, d’autres choisissaient de faire un pas vers l’autre ou les autres et tentaient une démarche rassembleuse qui pouvait, sinon prévenir toute radicalisation, du moins encourager le dialogue entre tous les bords et insuffler de la volonté pour construire collectivement.
Un département d’Île-de-France a particulièrement ressenti la stigmatisation dont il était l’objet (et dont il est encore aujourd’hui l’objet comme en atteste la couverture du Figaro Magazine du 20 mai). Il s’agit de la Seine-Saint-Denis. Après tout, ces cités où vivent tant de familles d’origine maghrébine ou d’obédience musulmane ne devaient-elles pas être tout naturellement désignées, à tel point que les forces de police, si sûres d’elles, se sont acharnées sur des lieux et des personnes au-delà de toute raison ?
Dès le 27 novembre une cité de Saint-Denis, particulièrement sensible aux discours politico-médiatiques ostracisants, invitait les habitants à s’engager pour redonner à nos enfants, aux jeunes de nos quartiers, et à nous-même, un espoir politique. Oui, nous pouvons agir, dit cet appel, et construire ici, dans ce pays, oui nous y avons toutes et tous notre place… Et d’ajouter C’est notre engagement. À nous de le mettre en oeuvre. Aux autorités de l’accompagner en prenant leurs responsabilités [1].
Comme en écho à cet appel, quelques semaines plus tard, une idée lancée par Aline Archambaut, Sénatrice de la Seine-Saint-Denis, élue EELV, fait son chemin et voit le jour, au début du mois de février, sous la forme d’un autre appel, plus large celui-là, qui invite acteurs associatifs, citoyens et élus du 93 à mettre en débat la création d’ un Observatoire de la fraternité. Dans un département riche en initiatives, multiplions les rencontres et les actions positives, ouvrons ou renforçons partout les espaces d’espérance, d’amitié et de dialogue entre les habitants quels que soient leur origines, leurs communautés, leurs territoires, dit le projet d’appel [2].
Mise en place d’un réseau souple de correspondants de la Fraternité
Une première rencontre, le 10 février, a réuni une quarantaine de personnes de tous bords, élus, représentants syndicaux, responsables d’associations, artistes, représentants de différents lieux de cultes, musulmans, catholiques, israélites, protestants, sikhs, parents d’élèves, chefs d’entreprises qui par la signature du projet d’appel s’engagent à refuser l’engrenage infernal qui à partir des attentats conduit à la stigmatisation et à la haine et pousse à la peur et au repli de chacun sur soi-même, à oeuvrer à la mise en place d’un réseau souple de correspondants de la fraternité permettant l’échange d’informations et d’alertes, par commune, par quartier et dans les entreprises, afin de ne pas laisser passer sans réagir les atteintes portées par toutes les formes d’extrémisme aux libertés de penser ou d’agir de quiconque.
Le constat est unanimement partagé d’une dégradation nette du climat dans notre département , de la montée des risques d’affrontements alimentés par les extrémismes, les attentats et les menaces …un fort sentiment d’abandon, une angoisse pour l’avenir des enfants, un décalage de plus en plus grand de la population et la décision publique rapporte Aline Archambaut. Après la réunion des premiers signataires. L’idée et les pratiques de la fraternité traduisent une aspiration générale à reconstruire un projet partagé, une « certaine idée de la France ».
Au cours de cette rencontre il a été décidé que tous les deuxième mardis du mois les participants se réuniraient au Relais de Pantin, un restaurant associatif d’insertion, tandis qu’une multitude de propositions concrètes ont été avancées : la poursuite du recueil des signatures jusqu’à atteindre le chiffre de 93, une conférence de presse, un site avec un annuaire, un calendrier, une newsletter pour donner écho aux initiatives existantes, une journée de la fraternité, un pin’s et un pictogramme, un bus itinérant, un kit (des fiches, par exemple) et une exposition tournante, des petites vidéos à diffuser sur les réseaux sociaux, des émissions de radio, une campagne d’affichage dans les transports, des trophées, des tournois sportifs, des concours littéraires ou de graphes ou de slam ou de musique, un grand pique-nique festif, des actions avec les cinémas de nos villes, la labellisation d’initiatives locales ou thématiques (pour ne pas faire à la place de ceux qui portent les initiatives, mais avec eux), des conférences sur des thèmes qui font débat, des petits espaces de débat accessibles à tous les publics, des arpentages et des ballades partagées, un numéro vert d’alerte pour signaler les agissements anti-fraternité [3].
La Seine-Saint-Denis une mini-planète où plus de cent nationalités cohabitent
La question s’est posée de se constituer en association loi 1901. La préférence est allée au groupe informel, accrédité pour prendre des jeunes en service civique, jeunes qui vont s’employer dans les jours suivants à faire signer l’appel.
Après une deuxième réunion le 23 février, une conférence de presse a eu lieu le 6 avril dans les locaux de Plaine Commune, accueillie par Patrick Braouzec, président de Plaine Commune. Un site internet a vu le jour qui doit être porteur des paroles et initiatives des habitants des 40 communes qui constituent le département.
Un premier banquet de la fraternité, la semaine suivante, a rassemblé des représentants de 23 villes du département, 60 associations ou groupes, élus, d’origines politiques différentes, Au Relais de Pantin qui sert une cuisine de toutes origines accompagnée de musiques de tous les coins du monde y compris des danses roms.
La Seine-Saint-Denis est une mini-planète où 130 à 140 nationalités cohabitent sans se faire la guerre et où de nombreuses religions cohabitent pacifiquement, rappelle Catherine Choquet, présidente de la Fédération 93 de la Ligue des droits de l’homme. Cette diversité est une richesse et pas un calvaire comme on essaie de nous le faire croire. C’est cela que nous voulons faire voir et connaître largement […] L’idée est aussi de mettre en place un réseau de fraternités locales dans les villes du département. Nous irons voir tous les maires républicains de droite et de gauche sans a priori. Puis celle – ci évoque les remarques stigmatisantes de certains membres du gouvernement : On nous trouve des Molenbeek partout, en Seine-Saint-Denis.
La Fraternité nous donne la force de résister
Pour Nadia Merakchi, présidente de la Fédération départementale des centres sociaux du 93, plus que la Liberté et l’Égalité, c’est la Fraternité qui nous donne la force de résister au délitement social, de faire fructifier la richesse de notre diversité, le dynamisme de notre jeunesse, la générosité de nos nombreux bénévoles… C’est elle qui donne à nos équipes la volonté de s’engager chaque jour auprès de milliers d’habitants.
Mais la seule volonté de certains sera-t-elle suffisante ? Selon Valérie Chafik, assistante maternelle et fondatrice d’Orge’Mômes à Épinay-sur-Seine, les agressions islamophobes se sont multipliées. En tant que Française convertie à l’Islam, je suis une républicaine convaincue. Mais on m’associe aux auteurs des massacres… Aux réunions de quartier, je suis une des rares femmes voilées. Après les attentats, une dame a déclaré que « c’était dingue ces gens qui portent le foulard alors qu’ils ne sont pas chez eux. Vers le 8 décembre, les habitants ont voulu organiser un événement autour du vivre ensemble. J’ai trouvé la démarche super. Seulement, ils ont commencé par dire qu’il fallait ” leur ” apprendre la citoyenneté. Mais de qui parlent-ils ? Du coup, j’ai boycotté les réunions suivantes. Comment va-t-on se reconstruire, se sentir en sécurité, comment les musulmans lambda vont-ils se retrouver ? Je me pose la question, sans trouver de réponse. »
D’un outil de vivre ensemble, la laïcité est devenue une arme de stigmatisation, regrette Jérôme Martin, qui déplore une « laïcité à deux vitesses » et « une crispation sur l’islam ». L’enseignant évoque la mobilisation des parents d’élèves pour plus de moyens dans l’éducation : Où sont tous ces grands intellectuels républicains, qui nous abreuvent de valeur d’égalité quand celle-ci est rompue dans l’éducation nationale ? Caroline Fourest, Élisabeth Badinter, Michel Onfray, qui applaudissent Valls aujourd’hui, se souviennent-ils que c’est son gouvernement qui a reculé, deux ans plus tôt, sur les « ABC de l’égalité », sous la pression des lobbies catholiques ?
La Seine-Saint-Denis phare de la Fratenité ?
Souhaitons que la prochaine soirée débat avec Didier Leschi et Régis Debray qui va se tenir à la mairie de Bondy le 2 juin et dont le thème est « Comment faire vivre la laïcité aujourd’hui ? » apporte des éléments de réponse.
La Fraternité, dans le 93, on sait ce que c’est. En 2006 lors de la canicule, les habitants d’une cité comme celle du Franc-Moisin ont spontanément rendu visite aux personnes âgées isolées de la cité. Alors qu’au même moment dans le centre de Paris des personnes dans la même situation mouraient de déshydratation. Culture et savoir-faire se sont ajoutés ici au souci de l’autre. On est très loin de l’ignorance et de l’indifférence qui semblent avoir prévalu dans des quartiers plus aisés.
La Fraternité est sans doute la plus oubliée des valeurs républicaines un peu partout en France. On se prend à rêver : la Seine-Saint-Denis pourrait-elle en être le phare ? Si toutes les propositions concrètes en gestation dans cet observatoire de la fraternité voient le jour, ne serait-ce pas une avancée dans ce sens ? C’est en tout cas ce que semble penser Antoine Lazarus, professeur émérite de santé publique et médecine sociale à Paris XIII, lui aussi signataire de l’appel pour qui l’invention, la popularisation, le fonctionnement avec les gens eux-mêmes d’un Observatoire de la fraternité en Seine-Saint-Denis peut aider à donner corps à d’autres visions des choses, d’autres discours, peut-être d’autres espoirs et pratiques sociales et inspirer d’autres stratégies de luttes adaptées au monde tel qu’il est devenu et que les gens le font.
Malou Combes
[1] Cet appel né d’une réunion d’habitants et de personnes qui travaillent au Franc-Moisin à Saint-Denis peut être lu dans son intégralité sous le titre : L’Appel du Franc-Moisin : «Lettre à nous-mêmes»
[2] Appel pour la création d’un observatoire de la Fraternité en Seine-Saint-Denis
[3] Propositions faites au cours de la réunion du 10 février 2016
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