Voici vingt ans que, de part et d’autre de l’Atlantique, deux intellectuels ont vanté le mérite des identités multiples. Cet article résume surtout la pensée d’Antanas Mockus, lituanien, colombien, un peu français, philosophe, mathématicien et homme politique, en somme un bon exemple d’amphibie culturel.
Petit lexique
- Amphibie : animal capable de vivre à l’air ou dans l’eau, comme la grenouille
- Caméléon : lézard qui change de couleur selon l’endroit où il se trouve. Par extension, personne qui change de conduite, d’opinion ou de langage selon les circonstances
- Culture : le mot est employé ici dans le sens de la définition de l’ UNESCO : «La culture, dans son sens le plus large, est considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. »
Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles. Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Mexico City, 26 juillet – 6 août 1982.
La notion d’amphibie culturel a été développée par Antanas Mockus entre 1992 et 1994, alors qu’il était recteur de l’Université Nationale de Colombie, avant son élection comme maire de Bogota en 1995.
Sa recherche a donné lieu à un article, paru dans une revue de cette université (1). Mockus s’y intéresse
au lien entre « morale » et « productivité » d’un point de vue latino-américain, c’est à dire qu’il propose la figure de l’amphibie culturel comme une réponse utile à la spécificité historique de ce continent, caractérisé par une forte interculturalité et une transition vers des sociétés de connaissance et de développement. Ce texte, écrit il y a une vingtaine d’années, prend aujourd’hui, ici, en France, et en Europe, une signification particulièrement prégnante.
En voici un résumé, ou plutôt une adaptation, la plus fidèle possible. J’ai laissé de côté la fin de l’article, plus spécifiquement consacrée à la problématique latino-américaine.
La thèse du texte de Mockus est que l’interculturalité, considérée souvent comme une source de conflits de valeurs, est aussi et surtout une opportunité précieuse pour la créativité et donne du sens à notre action. En Amérique latine, continent multiculturel par excellence, elle peut augmenter significativement la productivité (2).
Il est vrai que la coexistence de traditions ou de croyances différentes peut générer des dilemmes en matière d’identité culturelle, surtout si on se trouve dans l’obligation d’obéir à des règles opposées. L’individu, tiraillé, se demande alors à quelle culture il appartient vraiment, à quelle morale il doit adhérer.
Certes, nous avons besoin pour agir et donner du sens à nos actes d’un cadre culturel fort, à même de nous éviter des pratiques exposées au risque de l’arbitraire ou de la fuite en avant. Une telle identité culturelle est donnée par un environnement précis : l’origine, le milieu, l’éducation. Mais notre époque, plus que toute autre, exige que nous disposions d’un cadre culturel ouvert, capable d’accueillir l’héritage de la diversité culturelle et le potentiel de fertilisation croisée, particulièrement élevé en Amérique latine. Un tel cadre culturel , à la fois fort et ouvert, peut construire la figure de l’amphibie culturel, capable d’obéir à plusieurs systèmes culturels distincts sans trahir ses valeurs.
Le respect extérieur : l’attitude moderne face à la diversité culturelle
Un des progrès majeurs de la Modernité, ou si on préfère, des Lumières, est le respect de l’autre. Ce respect présuppose une supériorité de la morale et des lois sur la culture, supériorité déjà présente dans la philosophie grecque. La Modernité a affirmé une morale supérieure, au-dessus des divers systèmes culturels, celle de l’autodétermination, grâce à laquelle l’homme se gouverne sans autre guide que sa raison (c’est l’impératif catégorique de Kant). Cette posture a joué un rôle important, en relativisant la valeur comparée des cultures, et en mettant en avant la suprématie de la loi et du droit sur la culture. Elle a représenté un frein précieux contre l’exclusion et la discrimination. Mais la Modernité est entrée en crise avec le développement des sciences sociales et la mondialisation. Il semble donc qu’un « respect extérieur » ne suffise pas et qu’il faille chercher à définir, pour la pratique, un « respect de l’intérieur » qui rende possible la communication entre des traditions, des critères moraux, issus d’univers culturels différents. La question est donc de savoir comment allier usage de la raison et respect « de l’intérieur » de la diversité culturelle .
La notion d’amphibie culturel
L’amphibie culturel est celui qui se déplace aisément dans divers contextes (sociaux, culturels) et rend possible une communication entre eux, en « transportant des morceaux de vérité » de l’un à l’autre.
Pour cela il doit d’abord être un « caméléon », mais cela ne suffit pas, il faut aussi qu’il soit un interprète.
Caméléon, il sait s’adapter de façon mimétique au système de règles en vigueur dans tel ou tel contexte et n’offense pas les coutumes et les croyances. Mais ce n’est pas toujours une option défendable : elle peut déboucher sur une servitude volontaire, une identification comme dans le syndrome de Stockholm (3), ou plus simplement l’hypocrisie et la perte de consistance morale.
La figure de l’interprète est plus intéressante. Considérons le biculturalisme comme un bilinguisme. On sait très bien dominer simultanément deux, voire plusieurs langues, et les traduire les unes dans les autres, tout en ayant conscience de ce qui se perd à chaque fois dans la traduction. La traduction oblige en un certain sens à chercher les fils conducteurs, ce qui est « commun » aux langues concernées. Appartenir à plusieurs cultures serait peut-être aussi facile qu’être polyglotte.
Comment le caméléon peut-il être tenté de devenir un amphibie culturel ?
Ce peut être une volonté d’intégrité morale, le besoin d’harmoniser rationnellement divers moments de son existence, ou encore un souci de cohérence par rapport à lui-même ou aux autres. La nécessité de clarifier des aspects de sa vie peut l’amener à utiliser d’autres « langages » pour reconnaître un fil conducteur, percevoir le « commun », ce qui ne change pas d’un contexte à un autre.
On peut ainsi choisir le chemin de l’amphibie par simple intérêt, à l’instar des conquistadors espagnols qui ont intégré la culture des indigènes pour mieux les soumettre et les évangéliser. Il peut aussi s’agir d’une simple curiosité, dans un but d’auto-formation (c’est le cas de nombreux intellectuels attirés dans les années 70 par l’orientalisme ou le tiers-mondisme). Ou encore l’intérêt est stratégique : c’est ainsi que Rigoberta Menchu apprend l’espagnol à vingt ans pour se faire comprendre des « ladinos ». Dans tous ces cas, la nouvelle culture apprise est intégrée à la culture d’origine. De même en effet qu’il y a une langue maternelle, il y a une culture d’origine, mais l’exposition à des options culturelles différentes permet, au moins partiellement, d’agir en respectant des règles du jeu distinctes.
Au fur et à mesure que le « caméléon » et l’ « interprète » cessent de privilégier une seule culture et se combinent en une seule et même personne, on peut dire de cette personne qu’elle est un amphibie culturel. Pour cela il est nécessaire de développer le contact, l’échange, la fertilisation croisée.
Mais comment l’amphibie peut-il jouer ce rôle de vase communicant entre les cultures sans perdre sa cohérence morale, ses propres valeurs ?
L’amphibie comme intégrateur des valeurs
Si on respecte « de l’intérieur » des traditions culturelles différentes, on peut très bien conserver ses valeurs, et même renforcer son intégrité morale. Il faut pour cela s’enrichir de la pluralité des significations des diverses coutumes ou croyances partagées. Cette intégration du substrat moral des différentes traditions permet à l’amphibie de rassurer les autres en leur montrant qu’ils ne risquent pas d’être contaminés par une autre culture que la leur. L’amphibie, en tissant des liens, en montrant les éléments communs au cœur même de la mosaïque des différentes cultures, peut être considéré comme un « intégrateur moral de l’humanité ».
Les problèmes rencontrés par l’amphibie culturel
Comment respecter « de l’intérieur » des systèmes de règles différents et partiellement opposés tout en conservant son intégrité morale ?
Trois cas se présentent :
- s’il n’y a pas de règles qui s’excluent les unes les autres, il est relativement facile de vivre en amphibie culturel et de se soumettre aux exigences de diverses traditions, par exemple des rites ou des pratiques.
- s’il y a des règles qui s’excluent les unes les autres, on peut essayer de sélectionner parmi elles celles que l’on peut suivre sans contradiction, mais cela implique le risque de tensions avec les partisans de cultures opposées.
- on peut aussi essayer de démontrer qu’obéir à la règle A dans un contexte U revient à obéir à la règle B dans un contexte V. Ce peut être une manière d’apaiser les contradictions, en proposant la morale non plus comme un texte unique régi par un système unique de lois, mais comme une collection de textes partiellement traduisibles entre eux. Ceci rappelle l’analogie utilisée par Wittgenstein entre les significations d’un même mot dans divers jeux de langage et les traits physionomiques différents, mais partagés par les membres d’une même famille.
Le rôle de la formation académique
Dans tous les cas, la formation académique peut être une source importante d’intégrité et d’intégration. Elle permet de se construire une identité forte, qui donne à l’individu ses valeurs et sa cohérence et le rend capable d’entrer avec une base solide dans le monde de la différence et de la diversité. Reconnaître l’un derrière le multiple est un moment de la réflexion philosophique, de l’initiation platonicienne. Mais en plus de cette rigueur rationnelle, il faut une sensibilité aux différences, qui rend possible la communication, le contact fertile avec la diversité.
La question religieuse
Une autre question qui se pose est celle de la double ou triple religion. On exclut normalement cette pratique. Elle a pourtant été utilisée dans les stratégies de survie de nombreux peuples, et est intellectuellement séduisante, au-delà de ce que peut apporter le syncrétisme religieux. D’où l’illusion d’une religion ou d’une langue universelle. Mais ce n’est qu’une illusion.
La figure de l’amphibie culturel peut se révéler très pertinente à une époque de revendications des particularismes et de traditions culturelles incompatibles entre elles. Elle joue également un rôle positif pour la « productivité » d’une société.
Il s’agit là d’un défi pour construire la citoyenneté du XXIème siècle.
Prolongements actuels
Ce texte, écrit en Amérique latine il y a plus de vingt ans, et qui peut sembler un peu abstrait, me semble avoir aujourd ‘hui une résonance particulière . La question des identités culturelles se pose aujourd’hui en effet avec une acuité douloureuse, et l’appartenance (culturelle, religieuse, ethnique) devient cause de tensions, de peurs, de conflits et de violences.
Il se trouve qu’il y a une vingtaine d’années également, plus précisément en 1998, Amin Maalouf a publié un livre, Les identités meurtrières, où il revendique sa double appartenance à la culture libanaise et à la culture française. Et il évoque la figure des « médiateurs », qui, au croisement de plusieurs identités, peuvent apaiser les tensions. Quelle belle coïncidence ! Antanas Mockus est lituanien et colombien, mais presque français aussi de par sa culture (élève au lycée français de Bogota, puis docteur en mathématiques de l’université de Dijon). Il a été élu à deux reprises maire de Bogota, et vient de sillonner la Colombie en diffusant un message de paix et de respect de la vie. Amin Maalouf est libanais, français, et a été élu en 2011 membre de l’Académie française. Qu’ils aient à ce point pressenti, de part et d’autre de l’Atlantique, les défis de la société actuelle, montre à quel point nous avons pris du retard .
Vingt ans plus tard, ces questions ont été malheureusement trop laissées de côté. L’ « identité nationale » est sur toutes les lèvres et de toutes les tribunes, alors qu’on ferait bien mieux de reconnaître la réjouissante fécondité des identités multiples, plurielles, et de montrer combien elles nous enrichissent, élargissent notre univers de pensée, notre capacité à tendre la main aux autres et à construire avec eux un « dialogue en humanité » 4).
Notes
- « Anfibios culturales, moral y productividad », Revista colombiana de psicologia, Bogota, 1994
- Mockus s’interroge dans ce texte sur les conditions les plus favorables au développement social et économique du continent latino-américain. Pour lui, la quantité de savoir accumulée par une société et la « fertilisation croisée » entre des identités multiples font partie de ces conditions. On peut rapprocher cette problématique de celle de Patrick Viveret quand il évoque, dans Fraternité j’écris ton nom (Les liens qui libèrent, 2015, page 105) les « communaux collaboratifs » comme méthode plus cohérente avec les nouvelles technologies et donc plus productive que le « pacte productif » qui a présidé à la création de l’Union européenne.
- Le syndrome de Stockholm désigne un phénomène psychologique où des otages partageant longtemps la vie de leurs geôliers développent une empathie, voire une sympathie, ou une contagion émotionnelle avec ces derniers. Il s’agit d’une identification avec l’oppresseur.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Syndrome_de_Stockholm - Joli nom choisi pour l’initiative des Dialogues en Humanité, « forum mondial sur la question humaine », qui essaime depuis la ville de Lyon dans un nombre croissant de villes de tous les continents et réunit sous « l’arbre à palabres » des gens de toutes origines, cultures, langues, professions, sensibilités et générations.
dialoguesenhumanite.org
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