Changer les rapports homme/femme ? La prostitution aménagée ou abolie ? Les clients pénalisés ? Les plus vieilles questions du monde sont revenues à la Une en France à l’occasion du vote de loi du 6 avril.
1946-2016 : 70 ans de débat
Depuis toujours, la prostituée fait l’objet d’opprobre ou de fantasmes comme en témoigne la belle exposition qui s’est déroulée ces derniers mois au musée d’Orsay.
Y figuraient des représentations (tableaux, photos, films) sur la prostitution au XIXème et au début du XXème siècle, principalement en maison closes.
En 1946, la loi Marthe Richard fermait les maisons closes, inscrivant la France dans le courant abolitionniste qui luttait contre l’organisation et la réglementation de la prostitution.
Depuis lors, les prostitué-e-s exercent principalement dans l’espace public, la rue, mais d’autres formes de prostitution se sont fortement développées depuis une dizaine d’années dans des «salons de massage» et via Internet.
En 1975/76 des prostituées, notamment à Lyon et à Paris, occupèrent des églises et revendiquèrent le droit d’exercer librement leur activité tout en dénonçant «l’État proxénète». Elles furent en cela soutenues par la plupart des groupes féministes.
En 2002, la Loi sécurité intérieure, (LSI dite «Loi Sarkozy», alors Ministre de l’Intérieur) ré-introduisit le délit de racolage passif qui avait été supprimé en 1994. Les prostitué-e-s se mobilisèrent contre cette loi et des associations communautaires comme Act-Up les rejoignirent, a contrario des groupes féministes qui se rapprochaient alors du mouvement abolitionniste, dont l’un des représentants le plus connu est le Mouvement du Nid, historiquement d’obédience chrétienne.
La pénalisation du client de la prostitution
En 2012, l’appel «Abolition 2012 » qui regroupe 53 associations – associations d’aide aux prostitué(e)s et associations féministes – se prononce pour l’abolition du système prostitueur et une proposition de loi portée par la députée (PS) Maud Olivier, soutenue par des parlementaires de gauche comme de droite, a été examinée à l’Assemblé nationale fin 2014, et adoptée au Sénat le 10 mars 2016, celui-ci ayant a décidé de ne pas créer de dispositif de pénalisation des clients de prostitué(e)s. La loi a finalement été votée le 6 avril à l’Assemblée Nationale, incluant la pénalisation du client de la prostitution (soit 1500 euros d’amende et 3000 en cas de récidive).
Avec la suppression du délit de racolage passif, c’est maintenant le client, et non plus les prostitué-e-s, qui est mis à l’index.
De tous les articles inclus dans la proposition de loi (abolition du
racolage passif, renforcement des moyens des associations oeuvrant à la ré-insertion des prostitué-e-s, délivrance d’un titre de séjour aux personnes sans papiers voulant quitter la prostitution, lutte contre les réseaux ….), seule la question de la pénalisation du client prostitueur a fait débat ; on a encore en mémoire la sinistre pétition initiée par le journal Causeur (« manifeste des 343 salauds »…). Parmi les groupes féministes, la pénalisation du client de la prostitution a fait l’unanimité, seul le Planning familial national s’y est opposé – rejoint par Médecins du Monde – argumentant qu’une telle mesure ne supprimerait pas la prostitution mais la rendrait encore plus clandestine.
Au nom du féminisme….
La proposition de pénaliser le client s’inscrit dans une double démarche : d’une part le refus de la marchandisation des corps, d’autre part le refus de la domination masculine et de la violence faite aux femmes dans l’acte prostitutionnel. Elle a donc été soutenue par Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre du Droit des Femmes. L’abolition ou la fin de la prostitution étant devenu l’objectif à atteindre, cette proposition de loi fait le pari qu’en supprimant la demande on pourrait supprimer l’offre et ainsi dissuader les réseaux mafieux d’agir sur le territoire français.
C’est donc au nom du féminisme que ceux et celles qui défendent cette proposition de loi s’expriment, mais c’est aussi au nom du féminisme que s’élèvent celles et ceux qui s’opposent à cette loi, notamment certaines associations féministes (Collectif du 8 mars pour toutes), et le Strass (Syndicat du travail sexuel). Pourquoi vouloir supprimer la prostitution si ceux et celles qui s’y adonnent le font librement ? Le slogan notre corps nous appartient devient ici argumentation.
De quelle prostitution parle-t-on ?
La prostitution revêt aujourd’hui une image multiple : pratiquée principalement par les femmes (dites prostituées traditionnelles) jusque dans les années 70, elle a évolué considérablement ces quarante dernières années : il n’y a pas une prostitution mais des prostitutions : femmes prises dans des réseaux (internationaux ou familiaux) ou exerçant sans proxénète, hommes, transexuelles et travestis, très jeunes garçons et filles venants de banlieues défavorisées, jeunes étudiantes, escorts girl/boy, prostitué-e-s occasionnel-le-s, etc. Chacun-e- vit et exerce la prostitution de manière différente. L’apparition depuis les années 1990 des réseaux de traite des êtres humains (Russie, Roumanie, Bulgarie, Nigeria…) ont considérablement changé le paysage prostitutionnel, alors que le proxénétisme avait quasiment disparu depuis les années 80. On considère aujourd’hui que les prostituées victimes de la traite représenteraient 80% des prostitué-e-s, mais il est difficile de chiffrer la prostitution, tant la prostitution clandestine est importante et les réseaux mouvants. Les chiffres varient entre 20 000 d’après le rapport de la mission parlementaire pour la proposition de loi qui vient d’être votée et 40 000 selon le mouvement du Nid. 30 % des prostitué(e) exerceraient dans la rue et 60% via internet, les réseaux mafieux ayant largement investi le web…
La prostitution : un sujet complexe….
La question de la pénalisation du client, partant du postulat que la prostituée est nécessairement une femme victime de violence, appelle néanmoins quelques réflexions. Clairement victimes dans le cas de la traite des êtres humains, le sont-ils (elles) dans le cas d’une prostitution dite librement consentie ? N’est-ce pas infantiliser les prostitué-e-s qui déclarent choisir cette activité et leur enlever toute position de Sujet que de leur dénier leur choix de vie ? Peut-on assimiler domination masculine et prostitution librement consentie, lorsque le ou la prostitué-e fixe ses tarifs, délimite ses pratiques, et dit ainsi maîtriser l’acte prostitutionnel ? Finalement, lorsque l’on parle de prostitution, écoute-t-on vraiment la parole des prostitué-e-s, ceux et celles qui assument, voire revendiquent leur activité ?
Mais la «liberté» de se prostituer n’est-elle pas toute relative ? Concernant les femmes et hommes qui ne sont pas sous l’emprise de proxénètes, les études montrent que 80% d’entre elles ou eux ont des parcours de vie marqués par la violence, des carences affectives et éducatives fortes, voire l’inceste. Nombre de jeunes garçons et filles sont passé-e-s par l’Aide Sociale à l’Enfance (ex DASS, Direction des Affaires Sanitaires et Sociales). Ainsi, la question économique, centrale dans la prostitution, ne peut expliquer à elle seule l’entrée dans la prostitution derrière laquelle il y a, pour de nombreuses personnes, une histoire, souvent douloureuse, qui altère l’estime de soi.
Ainsi la question de la prostitution est-elle très complexe: rapport de domination entre les sexes, elle est aussi un rapport marchand entre deux Sujets, chacun aliéné à sa propre représentation de ce qu’est une femme, de ce qu’est un homme, de ce qu’est la sexualité et ce, dans une économie de plus en plus libérale. Elle s’inscrit ainsi dans une triple approche : sociologique, psychologique et économique.
Pénalisation ou pas ?
Face à la marchandisation des corps, au sexe marchand qui devient une donnée indiscutable de l’économie moderne [1], tant le trafic et l’exploitation sexuelle des femmes ont explosé sur toute la planète, la tentation de pénaliser le client de la prostitution est forte. Mais nous pouvons nous demander si cette démarche n’est pas une «fausse bonne idée ». S’appuyant sur la constatation de l’ampleur de la traite des êtres humains, elle semble plutôt être un aveu d’échec de la lutte contre les réseaux de proxénétisme. On peut penser qu’elle ne ferait pas disparaître la prostitution car les réseaux se déplaceraient. Les prostitué-e-s deviendraient plus clandestin(e)s, ce qui aurait pour conséquence d’augmenter leur précarité, le travail des associations serait encore plus difficile et la prostitution déjà importante sur internet exploserait. Les études concernant la Suède et la Norvège où la pénalisation du client est appliquée montrent une diminution de la prostitution de rue de 30 à 50%, et présentent cette législation comme un succès. Mais des études contradictoires mettent en avant le fait que la prostitution sur Internet est très active et que les réseaux mafieux continuent d’agir des pays limitrophes.
Si l’objectif à atteindre est l’abolition de la prostitution, la lutte contre les réseaux de proxénétisme doit devenir une priorité nationale et internationale. En outre, l’une des façons de réduire, sinon d’abolir, la prostitution serait également de développer la prévention : responsabilisation du client, éducation à la sexualité et à l’égalité entre les sexes dès le plus jeune âge. Car le processus d’émancipation – qui a lieu depuis les années 70 – n’a pas été jusqu’à la remise en cause du «noyau dur» de l’inégalité, à savoir les modèles dominants de normalité masculine et féminine [2].
Ces propositions qui mettent en avant la prévention sont inscrites dans la loi votée le 6 avril. Espérons qu’elles ne resteront pas juste une déclaration d’intention….
Bibliographie
[1] et [2] : Claudine Legardinier, Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête, Presse de la Renaissance, 2006
Francine Comte Segeste, Article publié sur Partis Pris republié sur ce site, 1979
Le texte de la loi du 6 avril 2016
Lilian Mathieu, La condition prostituée, Textuel, 2007
Filmographie
Jean-Michel Carré : Les travailleur(se)s du sexe
sarah dit
Je vous remercie pour le lien
Alain dit
Merci pour cet article.
Je n’ai jamais eu une idée très arrêtée sur la prostitution, plutôt un questionnement. Mais je suis persuadé que pénaliser le client sans combattre les réseaux mafieux c’est comme arrêter le fumeur de shit en laissant prospérer les gros trafiquants. La société se donne bonne conscience, ne résout aucun problème mais au contraire les refoule.