Le résultat de l’élection présidentielle est tombé : Emmanuel Macron est le nouveau président de la République française. Mais, si l’extrême-droite a été largement battue (66,1 % contre 33,9%), la suite est terriblement ouverte. Gérard Wormser analyse ici l’état de la France en 2017, les défis à affronter pour le nouveau quinquennat, les contradictions qui se sont creusées, et des impasses à éviter.
Cet article a été publié sur le site Sens-public dans une version longue.
Gros temps sur la République
Dans une démocratie tenue pour un service, le vote exprime une réclamation privée autant qu’un engagement civique. Une partie de la population, et souvent la plus vulnérable, soutient des discours politiques nationalistes et isolationnistes absurdes, oubliant que les droites réactionnaires furent associées à des idéologies meurtrières et non aux efforts de promotion sociale. Le FN a radicalisé la droite qui a désinvesti l’espace du centre, indispensable pour gagner l’élection. Emmanuel Macron bénéficia indirectement de la mobilisation autour de Jean-Luc Mélenchon et du naufrage de la campagne droitière de François Fillon. Emmanuel Macron s’en tient à un propos libéral. Dans un cadre européen, la société s’auto-organise et le politique prépare des conditions favorables à cette expression : « Europe is not this ultra-liberal vision of a mere common market, […] this European Union is a Europe that protects – in security and immigration – and that to this end must develop a common asylum policy and properly safeguard our European borders. » [1].
Mélenchon expose, d’une manière plus tragique, que la société s’autodétruit et qu’il faut en permanence la réparer – de là l’exigence de la solidarité et des alternatives à l’individualisme possessif et mercantile qui s’est emparé des sociétés depuis deux siècles Le succès des anti-Européens, et notamment le discours de Jean-Luc Mélenchon, accrédite cependant la perception d’une guerre sociale menée par les riches contre les jeunes et les pauvres. Candidat il y a cinq ans, Jean-Luc Mélenchon avait créé beaucoup d’attente parmi les jeunes. Séduits par son discours pédagogique sur la politique comme elle devrait être, beaucoup se sont abstenus de voter pour Macron. Mais s’en tenir à une attitude radicalement antimondialiste rendra inopérante sa critique et inaudibles ses électeurs.
Que Marine Le Pen soit soutenue par 30 % des électeurs du Nord-est de la France et de la côte méditerranéenne reste inacceptable. La France atlantique et les centres-villes résistent au Front national, mais sa base y augmente aussi. Sans Mélenchon qui retire au Front national le monopole du vote populaire, le FN aurait dépassé les 11 millions d’électeurs et aurait été en tête au premier tour. Les sept millions d’électeurs de Mélenchon s’opposent aussi au libéralisme : la France protestataire reste divisée, mais elle est majoritaire
Mobilisations, territoires : le pacte républicain écorné
Victoire en trompe-l’œil donc que celle de Macron ? Son discours de remerciement du 23 avril cadre ses orientations. Renvoyant à la solidarité humaniste, un mot revient, celui de visage : il s’agit autant du visage de la France que de celui de l’avenir et des visages nouveaux qui l’incarneront, et, en conclusion du discours, du « visage du renouveau, visage de l’espoir français ». Ce terme renvoie à la responsabilité personnelle. Dans la foule de ses concitoyens, Emmanuel Macron entend distinguer chacun et prétend incarner « un président qui protège, qui transforme et qui construit, un président qui permette à ceux qui veulent créer, innover, entreprendre, travailler, de le faire plus facilement et plus vite, un président qui aide ceux qui ont moins, qui sont plus fragiles ou bousculés par la vie, à travers l’école, la santé, le travail, la solidarité ». [2]
La carte électorale du pays s’est transformée, effaçant ce qui restait de l’hégémonie du Parti socialiste. Les anciens bastions du radicalisme laïc, des socialistes déchristianisés et du syndicalisme communiste (Sud-Ouest, Bretagne, région parisienne) vont à Mélenchon, tandis que le Front national prospère aux régions frontalières et dans un Grand Est et un Sud-Est marqués par la désindustrialisation, le chômage des jeunes non diplômés et la difficulté à se situer dans la concurrence internationale [3]. Les centres-villes gentrifiés ont voté pour Macron, et placent Mélenchon en second, ou en tête comme à Lille, ce qu’indiquent les cartes déformées en fonction du peuplement.
Macron est dans la lignée de Jacques Delors, mais doit reconquérir le terrain gagné par le Front national. La tâche est d’autant plus nécessaire que les électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont exprimé leur défiance à l’égard d’une mondialisation financière insoutenable au plan social comme au plan écologique et tenteront d’interdire à Macron de gouverner : la campagne des législatives a déjà commencé.
Ce que disent les cartes
Zeev Sternhell rappelle que Le FN hérite d’une tradition contre-révolutionnaire et que la France a donné naissance à deux traditions politiques opposées :
« Le FN tout comme les différents groupuscules et tendances de l’extrême droite intellectuelle s’inscrivent dans la continuité d’une démarche européenne et française qui remonte au tournant du XXe siècle, quand la tradition des anti- Lumières, qui commence à la fin du XVIIIe siècle avec Johann Gottfried Herder et Edmund Burke, descend des sommets de la haute culture dans la rue. […] Pour les militants et les cadres du FN, une conception individualiste de la nation constitue à long terme un danger de mort pour la France et, selon Marine Le Pen, pour la civilisation. Il en est de même ailleurs en Europe. Une fois encore la France donne le ton : le FN constitue le fer de lance de l’extrême droite européenne. Mais n’oublions pas que le fond catholique du lepénisme est commun aux conservateurs républicains et à la droite dure» [4].
Il devrait donc n’y avoir aucun compromis avec lui, ce que pense aussi d’Audrey Pulvar :
« Quinze années de déséquilibres mondiaux auraient-elles cependant suffi à oblitérer en nous le désir de faire peuple, dans un pays aux sangs mêlés, ou le poison de la haine descendu jusqu’en nous est-il à plus lente incubation ? Ne s’est-il pas répandu au fil de décennies de destruction de la pensée politique et de découragement de l’espoir [5]».
Le débat d’entre-deux-tours a été rude. Notons que les villes où Marine Le Pen a fait les moins bons scores sont également celles où la proportion de la population qui est allée manifester le 11 janvier 2015 après l’assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo est la plus forte [6]. Hervé Le Bras détaille la carte :
« Paradoxalement, plus les cinq problèmes évoqués plus haut y sont graves, plus on vote Macron. […] Les villes, particulièrement les plus puissantes, sont devenues des points de contact et d’échange avec le monde. Les plus importantes se rapprochent des global cities selon le terme forgé par la sociologue hollando-américaine Saskia Sassen. Leurs habitants veulent donc préserver l’ouverture de la France au monde et particulièrement à l’Europe. Or, seul de tous les candidats, Macron a pris la défense de l’Europe sans poser des conditions peu réalistes à son changement [7]».
Une place pour chacun : la vertu démocratique à l’épreuve
Karl Polanyi indiquait en 1944 que le capitalisme était voué à de profondes crises car il supposait, pour se développer, de multiples compétences sociales existant avant lui et hors de lui, mais qu’il allait détruire : le sens du don et celui de la réciprocité, par exemple, sont des pratiques communautaires sans rapport avec le marché ou l’intérêt personnel [8]». L’urbanisation et la métropolisation concentrent les richesses en un nombre de lieux limités autour de la planète. Face à la mobilité conquise par une partie des populations du globe, les familles et les villes ou les communautés de travail sont menacées de se désintégrer. Elles résistent à leur transformation en «produits ». Chacun s’efforce de saisir des chances qui nous font vivre, mais nous sommes piégés dans des structures incontrôlées et incontrôlables [9]. Toutes les difficultés de l’expérience ordinaire convergent alors pour assigner pour origine de ces angoisses nos modes d’organisation, l’appétit de richesses et les luttes sociales. Branko Milanović a calculé la courbe qui établit le différentiel d’élévation des revenus des différentes catégories sociales dans la phase actuelle de la mondialisation [10]. Les systèmes sociaux français ont amorti ce phénomène par lequel le « rattrapage » des économies émergentes et les facilités des super-riches contrastent avec la stagnation durable des revenus des classes moyennes dans les pays développés. Mais cela ne suffit pas à empêcher la colère des habitants les moins mobiles dont les revenus sont bloqués.
La France doit soutenir la formation sous tous ses aspects et adopter une stratégie « flexisécurité », dont Bernard Gazier a étudié les effets. Il s’agit de repenser les assurances sociales dans une perspective destinée à compenser les risques pris par chacun et préparer la retraite sans omettre de prendre en compte les aléas personnels et les situations territoriales :
« Combiner attention et interventions à l’égard des transitions professionnelles et personnelles, et attentions et interventions à l’égard des positions […] certaines transitions, souvent parmi les plus importantes et les plus risquées, combinent étroitement des événements de nature personnelle (union, séparation, maladie, naissance…) et des événements de nature professionnelle (perte d’emploi ou obtention d’un emploi, formation, réorientation…). Le cadre général dans lequel nous nous situons est ainsi celui de l’organisation systématique et négociée des transitions […] une des fonctions possibles et à notre sens de plus en plus nécessaire du dialogue social territorial est la représentation des isolés (Bruggeman et Gazier 2016), entendons par là aussi bien les petites entreprises que les travailleurs engagés dans des relations de courtes voire très courtes durées, tels que les intérimaires, les CDD ou les travailleurs free-lance » [11]».
Des communes donnent l’exemple en recherchant les emplois axés sur la mondialisation. Sevrey près de Châlon est parvenu à attirer Amazon [12]. Carhaix accueille une grande laiterie pour la Chine [13] : outre l’investissement de plusieurs centaines de millions d’euros, cette usine pérennise une filière capitale dans un territoire agricole fragile. Laval soutient les centres de recherche sur l’imagerie 3-D et la conception de systèmes de simulation les plus variés, à usage militaire ou civil [14]. Il reste à comprendre comment des territoires riches de vignobles, d’agriculture de qualité ou de bases touristiques vivent dans le ressentiment face aux territoires urbanisés et votent pour le FN. Le vécu du décalage entre les mondes mobiles et connectés, l’opposition des personnes reléguées à la marge d’un monde de loisirs connectés et de divertissements pour la jet-set est un élément important qui rappelle que le vote reste un acte individuel.
En France, où l’expression politique constitue un aspect central de l’existence partagée, les espoirs associés à une cinquantaine d’années de paix et de croissance se sont évanouis. La concentration des richesses sur quelques points du territoire brise le sentiment d’appartenir à une collectivité nationale. A fortiori si la France devait se dissoudre en Europe… L’occupation des places – avec la Nuit debout –, la création de mouvements alternatifs spontanés, l’activisme en réseau sont devenus autant de réalités centrales de l’expérience quotidienne, sous l’emprise parfois addictive des réseaux sociaux. Mais comment passe-t-on d’une expérience en réseau à une transformation réelle ? Cette question est aujourd’hui cruciale et forme le cœur d’expériences politiques diversifiées : les sites des candidats ont été des vecteurs capitaux de leur campagne. Les vidéos de Jean-Luc Mélenchon ont totalisé 13 millions de vues sur YouTube. Plus de 400 000 personnes inscrites sur le site durant la campagne ont ensuite été appelées à indiquer leur choix de second tour.
La communication n’est plus à sens unique et les représentants deviennent des délégués de proximité. L’opinion passerait ainsi de la résignation à la mobilisation, et à la mise en concurrence permanente des solutions possibles et des dispositifs innovants. Macron ne disposera pas d’une majorité fascinée et béate. Les parlementaires et les ministres devront chaque jour faire la preuve de leur crédibilité : c’est la crise de la légitimité selon Pierre Rosanvallon. L’impératif d’une pensée concrète de l’existence quotidienne en régime de mondialisation est ainsi centrale. Ce que les cadres sociaux communautaires ne donnent plus, il importe de le reconstituer par une sociabilité numérique et présentielle pour les générations actuelles. L’Europe peut être le laboratoire d’un siècle en transformation si elle prend au sérieux l’existence au jour le jour de ses habitants. Au-delà des majorités politiques, le pacte social tout entier est en crise. Emmanuel Macron et son entourage se tromperaient gravement s’ils se contentaient d’une politique macro-économique. La nouvelle présidence doit traiter la question des modalités du débat démocratique, se tourner vers des prises de décisions participatives et conforter les services publics dont l’affaiblissement motive des votes réactionnels. Si en revanche, à peine élu, Emmanuel Macron s’enfermait dans les palais républicains en oubliant son discours du 1er mai –
« La république nouvelle, ce sera celle de l’industrie, du numérique et de l’écologie réconciliés, la république des quartiers, des banlieues, qui veulent réussir et à qui nous donnerons les moyens de réussir ; [il n’y a pas qu’] une mondialisation des injustices. […] La société civile sera pleinement associée à ce quinquennat, je m’y engage. C’est pour cela que dès le début, j’entends lancer le travail qui transformera le Conseil économique et social dans la chambre du futur où les associations, les ONG, seront représentées. Ce projet, beaucoup l’ont porté, comme Nicolas Hulot. Je veux que nous puissions réfléchir pour pouvoir le mettre en œuvre »
– et se contentait de scénariser son pouvoir, l’état de grâce serait de courte durée [15].
[1]. Macron à Berlin le 16 mars 2017. Habermas, Jürgen, Sigmar Gabriel, et Emmanuel Macron. 2017. « Rethinking Europe A discussion between Jürgen Habermas, Sigmar Gabriel and Emmanuel Macron ». Eurozine. http://www.eurozine.com/rethinking-europe/.
[2]. Point, Le. 2017. « Le discours d’Emmanuel Macron après les résultats du 1er tour ». Le Point, avril. http://www.lepoint.fr/video/le-discours-d-emmanuelmacron-apres-les-resultats-du-1er-tour-23-04-2017-122007_738.php.
[3]. www.lemonde.fr/data/france/presidentielle-2017/ ou http://www.francetvinfo.fr/elections/les-cartes-de-la- presidentielle/carte-election-presidentielle-decouvrez-les-resultats-du-premier-tour-dans-votre-commune_2156471.html Cette carte marque un effet « Front national » totalement sidérant : Marine Le Pen est en tête dans 19 000 communes !
[4]. Sternhell, Zeev. 2017. « Le Front national est la seule grande constante de la vie politique française ». Le Monde.fr, avril. http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/04/29/zeev-sternhell-le-front-national-est-la-seulegrande-constante-de-la- vie-politique-francaise_5119991_3232.html.
[5]. Pulvar, Audrey. 2017. « Une léthargie nationale ». Le Monde.fr, avril. http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/04/29/audrey-pulvar-une-lethargie-nationale_5119979_3232.html.
[6]. Voir Jean-Laurent Cassely : http://www.slate.fr/story/101221/11-janvier-qui-etait-vraiment-charlie
[7]. Le Bras, Hervé, 2017. « Le malaise social n’est pas la seule cause du vote Le Pen ». http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/04/26/herve-le-bras-le-malaise-social-n-est-pas-la-seule-cause-du-vote-le- pen_5117919_3232.html
[8]. Polanyi, Karl. 1957. The great transformation. [1st Beacon paperback ed.]. Beacon paperback no. 45. Boston : Beacon Press. http://inctpped.ie.ufrj.br/spiderweb/pdf_4/Great_Transformation.pdf
[9]. Planel, Niels. 2017. « Progressistes de tous les pays, unissez vous ! » Sens Public, avril. http://sens- public.org/article1244.html.
[10]. Planel, Niels. 2016. « Un monde broyé par les tensions de la complexité et de l’inégalité ». Sens Public, septembre. http://www.sens-public.org/article1208.html.
[11]. Gazier, Bernard. 2016. « Travail, emploi et sécurisation des parcours professionnels : de la fragmentation au partage», France Stratégie ». France Stratégie. http://francestrategie1727.fr/wp-content/uploads/2016/02/bernardgazier-france- strategieavril16.pdf.
[12]. Voir http://www.lejsl.com/edition-de-chalon/2016/09/09/amazon-450-creations-de-postes-d-ici-la-fin-de-l-annee-en- france-dont-200-en-cdi-a-sevrey
[13]. http://www.liberation.fr/futurs/2016/11/21/la-chine-et-la-bretagne-soeurs-de-lait_1530010
[14]. http://www.laval-virtual.org/
[15]. http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/live/2017/05/01/l-actualite-politique-en- direct_5120434_4854003.html
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