À l’occasion de sa sortie, le film La sociale Vive la sécu de Gilles Perret pose la question de la protection sociale au cœur de nos choix de société.
Ce film est un rappel précieux illustrant combien de mobilisations et une conjoncture historique exceptionnelle ont permis de créer en France cet outil de solidarité et de cohésion sociale prodigieux qu’est la Sécurité sociale. Il montre le rôle accélérateur du mouvement de la Libération.
Cette création couronne un processus entamé au XIXe siècle en Europe et il est intéressant d’en comprendre les étapes particulières en France.
Ci-dessous, Michel Dreyfus, historien spécialiste de l’histoire du mouvement ouvrier, notamment du syndicalisme et de la mutualité, répond à plusieurs questions pour mieux situer les origines de la Sécurité sociale en France.
Quelles sont les origines de la protection sociale en France ?
C’est une histoire complexe dans laquelle interviennent plusieurs acteurs.
Au niveau de l’État, on a pensé très tôt qu’il fallait offrir des contreparties à certaines professions pénibles, dangereuses et indispensables. Les marins sous Colbert sont les premiers à en obtenir, suivis des militaires sous Napoléon. Puis ce qu’on appelle aujourd’hui la protection sociale, mais qui est alors un terme inconnu, commence à être pensée puis timidement mise en œuvre au début de la révolution industrielle dans les années 1820. Les mineurs sont les premiers à se battre dans ce but : après de multiples péripéties, une protection sociale minière spécifique est mise en place, un siècle plus tard en 1914. Plusieurs professions à statuts — les fonctionnaires, les cheminots, les électriciens gaziers — obtiennent également au XIXe siècle une protection sociale spécifique : telle est l’origine des régimes particuliers qui perdurent jusqu’à nos jours. Mais ils ne couvrent qu’une toute petite partie de la population.
Ensuite, il faut se souvenir qu’au XIXe siècle il n’est pas question que l’État intervienne dans le social, et ceci au nom de la liberté du travail. Son action se concrétise bien davantage sur le terrain de la répression. Votée en 1791, la loi Le Chapelier, du nom de son auteur, interdit aux ouvriers toute forme d’organisation et elle n’est abrogée qu’en 1884 ! Il faut attendre cette date pour que les syndicats soient légalisés en France. Dans son Histoire socialiste de la Révolution française, Jean Jaurès définit la loi Le Chapelier comme la loi « terrible » contre les travailleurs. Et de fait, durant la plus grande partie du XIXe siècle, le monde du travail ne dispose d’aucun moyen d’expression et de revendication légale. Dès lors, il connaît le plus souvent la répression étatique et patronale, comme on le voit avec les trois révoltes emblématiques que sont la révolte des Canuts (1831-1832), les journées de juin 1848 et la Commune de Paris en 1871. Dans ces conditions, le mouvement ouvrier vit dans la hantise de la répression exercée par l’État. Cela explique largement que la CGT, fondée en 1895, soit, jusqu’à la veille de la Grande Guerre, très fortement marquée par ce souvenir et qu’elle défende une orientation syndicaliste révolutionnaire, visant à la destruction de l’État et de la société capitaliste par le biais de la grève générale. Cette orientation exclut toute stratégie réformiste.
Le troisième acteur de cette histoire est le mouvement social des sociétés mutualistes qui se développent depuis les débuts de la révolution industrielle. En 1852, elles sont au nombre de 2 500 dans toute la France et elles rassemblent quelques 250 000 personnes. Elles ont fait jusqu’alors office de pré-syndicat puisque, encore une fois, les syndicats ne sont pas autorisés. Elles gèrent également un minimum de besoins sociaux : les obsèques, la maladie puis très lentement les premières retraites. C’est alors que Napoléon III réorganise ces sociétés mutualistes en créant de toute pièce une « mutualité approuvée » qui éradique tout ce qui peut subsister en elles de pré-syndical : désormais, ces sociétés mutualistes sont organisées sur la base géographique de la commune et non plus par métier ou par profession. Dès lors, le mouvement social de notre pays va, et pour très longtemps, se scinder en deux composantes : l’une prendra en charge les revendications du monde du travail avec les syndicats, légalisés en 1884, et l’autre s’investira dans le social, tout d’abord le volet de la maladie, par le biais des sociétés mutualistes. La situation est très différente en Allemagne, en Europe du Nord et en Grande Bretagne où il n’existe pas de césure comparable.
Un quatrième élément entre en jeu. L’Allemagne a commencé tardivement son industrialisation, vers 1850 mais elle rattrape rapidement son retard : en 1914, elle est avec la Grande-Bretagne le pays le plus industrialisé de la planète. Cette évolution explique pourquoi elle met en place, sous Bismarck de 1883 à 1888, un système d’assurance sociale qui prend en charge la maladie, les retraites et les accidents du travail. Les assurances sociales allemandes sont cogérées par les syndicats et le patronat, ce qui contribue à expliquer pourquoi le syndicalisme allemand est si différent du nôtre. En 1914, les assurances sociales allemandes couvrent 15 millions de personnes. Ce dispositif est copié par toute l’Europe sauf un pays, la France.
À la veille de la Grande Guerre, les sociétés mutualistes regroupent 10% de la population française soit près de 4 millions de personnes. De son côté, la CGT rassemble alors 400 000 adhérents (soit le dixième des mutualistes) et 4 permanents. La CGT croit avoir les forces qui lui permettront de changer la société, ce en quoi elle se trompe complètement.
Quelle est la situation de la protection sociale au début du 20ème siècle ?
Jusqu’à à la fin du 19ème siècle, il n’existe donc aucun système de protection sociale généralisé en France. Pourtant les mentalités évoluent mais lentement. En raison notamment de l’industrialisation qui se poursuit, le monde du travail devient le plus important au sein de la société française. Aussi, un nombre croissant de responsables politiques et sociaux en viennent à penser qu’il faut faire « quelque chose », même s’il est impensable de recopier purement et simplement le modèle allemand en cette période où l’antagonisme franco-allemand est aussi fort.
1910 est une date importante car une loi est enfin votée… après trente ans de débats. Cette loi, dite des Retraites ouvrières et paysannes (ROP), fait partie des oubliés de l’histoire. À tort, puisque l’on peut la considérer comme l’origine de la Sécurité sociale. La loi instaure pour les salariés les plus modestes une pension de retraite à 65 ans, calculée sur leurs salaires. Elle repose sur le principe de la retraite par répartition, les cotisations sociales de tous permettant le financement des pensions des retraités. On estime alors qu’elle va couvrir au moins 8 millions de personnes ; dans les faits, elle n’en touchera que 2,5 millions. La loi sur les Rops s’adresse aux salariés gagnant moins de 3 000 francs par mois. Définie selon le principe de l’assurance et donc la contribution de l’assujetti, elle repose sur le triple versement obligatoire du bénéficiaire, du patron et de l’État. La loi fonctionne selon le système du précompte impliquant que le patron effectue un prélèvement sur le salaire de ses ouvriers. Ce dispositif sera repris tel quel par la Sécurité sociale.
Cette loi suscite de multiples oppositions. Selon l’Église, la retraite à 65 ans encouragera la paresse. De nombreux économistes et patrons expliquent que par les charges trop lourdes qu’elle va entraîner, la loi va mettre en péril l’économie française. Les paysans sont également hostiles à la loi en raison de leur méfiance vis à vis de l’État. La CGT s’y oppose aussi car elle défend alors une stratégie syndicaliste révolutionnaire et elle ne croit pas à la réforme. Enfin, les mutualistes la voient également d’un mauvais œil car ce système obligatoire réalisé dans le cadre de l’État va à l’encontre de leur fonctionnement reposant sur une adhésion libre et volontaire. Toutes ces oppositions montrent que la société française n’admet pas, au début du XXe siècle, que l’État joue un rôle important dans la prise en charge du « social ».
Les conséquences de la Grande Guerre
Mais la loi n’a pas le temps de fonctionner puisque la Grande Guerre éclate quatre ans plus tard. Celle-ci a, en ce qui concerne la protection sociale, quatre conséquences.
- Elle constitue un désastre humain sans précédent — 1 700 000 morts, des centaines de milliers de blessés, des veuves de guerre, des orphelins — pour la seule France.
La protection sociale du pays est donc complètement à revoir. - Durant la guerre, l’État intervient beaucoup plus activement dans l’économique et le social : il faut faire fonctionner l’économie de guerre et commencer à prendre en charge les innombrables victimes du conflit. À la fin du conflit et à la différence de ce qu’il en était 4 ans plus tôt, la majorité des responsables politiques et sociaux admettent ce rôle nouveau occupé par l’État et sont prêts coopérer avec lui.
- Le syndicalisme connaît des évolutions importantes. En 1921, la CGT se divise en 2 organisations. La CGT confédérée, dirigée par Léon Jouhaux et proche des socialistes, abandonne le syndicalisme révolutionnaire antérieur à 1914 et s’engage dans une stratégie réformiste. La Confédération générale du travail unitaire (CGTU) bientôt dirigée par Benoît Frachon et proche des communistes, continue au contraire de s’opposer à toute réforme. Enfin, la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), également créée en 1921, défend aussi les réformes.
- Les trois départements d’Alsace Lorraine (Bas-Rhin, Haut-Rhin et Moselle) reviennent en France avec la victoire, ce qui pose un problème : ils ne peuvent en effet pas disposer seuls de leur régime de protection sociale. Il est donc décidé très vite d’élargir ce système à tout le pays et d’instaurer un système national d’assurance sociale dès 1920.
On voit donc que la situation évolue et que l’idée d’une protection sociale élargie fait son chemin.
En 1930, est votée la loi créant les « Assurances sociales » : la retraite et aussi la maladie sont prises en charge. La loi concerne au départ près de 10 millions de personnes ; elles seront 15 millions à la Libération. Le système couvre les frais d’hospitalisation, les achats de médicaments, les visites médicales. Le taux de couverture varie de 80 à 100%. Un accord est trouvé difficilement avec la médecine libérale. De nombreuses discussions ont eu lieu pour savoir qui allait gérer le système. En fin de compte un compromis est trouvé reposant sur un réseau de caisses départementales et de caisses « libres », gérées par les mutualistes, le patronat et les syndicats.
Quelle est l’attitude des syndicats face aux Assurances sociales ?
Dans la réalité, ce sont les mutualistes qui gèrent plus de la majorité du système parce qu’ils sont de loin les plus nombreux et les plus expérimentés. En 1939, la mutualité totalise 9 800 000 personnes. Les caisses d’assurances sociales sont gérées comme suit : entre 60 et 70% par les mutualistes, environ 10% par le patronat, 7% par la CFTC, 5% par la CGT confédérée de Léon Jouhaux ; CFTC et CGT soutiennent donc la réforme durant sa préparation et participent à sa mise en œuvre. En revanche, la CGTU de Benoît Frachon, qui dénonce alors la loi comme « fasciste », refuse de s’y investir : elle ne constitue donc aucune caisse d’assurances sociales.
Un changement survient sous le Front populaire. La CGT, qui vient de se réunifier — 65% de confédérés, 35% d’unitaires de la CGTU — voit, à la suite des grèves, exploser ses effectifs : ils passent de 750 000 adhérents à 4 millions. Cette augmentation confère à la CGT de nouvelles responsabilités ; elle estime désormais qu’il faut aussi s’occuper du travailleur hors de l’usine, à travers les questions de santé, les loisirs, etc. Elle cesse donc de critiquer les Assurances sociales mais elle n’a pas le temps de s’y investir car la guerre arrive très vite.
Avec l’ensemble des composantes de la Résistance, le programme du comité national de la Résistance (CNR) élabore les grandes réformes qui vont être mises en œuvre à la Libération, et notamment la Sécurité sociale. Ce projet est également influencé par l’économiste anglais Beveridge auteur du Rapport sur l’assurance sociale et les services connexes en novembre 1942.
Que se passe-t-il à la Libération ?
Le pays est en ruine et tout est à reconstruire également au plan politique sur les décombres du régime de Vichy, sans parler de la IIIe République. Le projet de Sécurité sociale dépassant largement le périmètre des Assurances sociales est donc formulé dans le programme du comité national de la Résistance en mars 1944. Le général de Gaulle et les deux ministres du Travail, Alexandre Parodi puis le communiste Ambroise Croizat, confient au haut fonctionnaire Pierre Laroque de mettre en place le plan de Sécurité sociale.
En quoi la Sécurité sociale est-elle différente des Assurances sociales ?
Il y a 3 grandes différences entre les deux systèmes.
- La Sécurité sociale vise à couvrir toute la population : tous les systèmes antérieurs n’en couvraient qu’une partie. La Sécurité sociale arrivera véritablement à ses fins dans les années 1970.
- La Sécurité sociale regroupe pour la première fois de façon unifiée les 4 grands risques que sont la maladie, les retraites, les accidents du travail et la famille. Les accidents du travail étaient pris en charge depuis 1898 par les compagnies d’assurance ; ces dernières sont nationalisées et les accidents du travail sont donc intégrés à la Sécurité sociale. La 4ème branche, dite de la Famille, a été confiée en 1932 au patronat qui ajoute sur la fiche de paie une allocation variable. Un seul « risque » n’est pas encore pris en compte c’est celui du chômage. Ce dernier est alors extrêmement faible et de plus, il apparaît comme un très mauvais souvenir d’avant guerre. Il n’y aura donc pas de risque chômage intégré à la Sécurité sociale. Il faudra attendre 1959 pour que soient créées les Assedic [1] par le patronat et la confédération Force ouvrière.
- Les cotisations de la Sécurité sociale doivent reposer sur les salariés et les caisses de Sécurité sociale seront gérées par les syndicats. La mutualité dont une grosse partie a d’ailleurs soutenu Vichy jusqu’à la mi 1943 fait alors profil bas. Les communistes sont devenus majoritaires à 80% au sein de la CGT en 1946. Les premières élections pour la gestion des caisses de la Sécurité sociale organisées en 1947 donnent 61% à la CGT, 21% à la CFTC, mais 9% seulement à la mutualité.
Quel est le rôle d’Ambroise Croizat ?
Ambroise Croizat (1901-1951) est un ouvrier ajusteur, devenu le dirigeant de la fédération CGT de la métallurgie et l’un des responsables du Parti communiste. Il est le ministre du Travail du gouvernement de la Libération dirigé par le général de Gaulle, puis ministre du Travail et de la Sécurité sociale en 1946 (gouvernements Gouin, Bidault et Ramadier) et jusqu’en mai 1947, date à laquelle les communistes sont contraints de quitter le gouvernement. À ce poste, Ambroise Croizat dirige la mise en place du système de protection sociale : assurance maladie, système de retraites, allocations familiales. Il a également contribué à l’amélioration du droit du travail, avec la médecine du travail, la réglementation des heures supplémentaires et les comités d’entreprise. Ambroise Croizat a très bien compris les enjeux de cette conquête sociale fondamentale qui ne figurait pas dans la pensée communiste avant la guerre. Malheureusement, il est mort jeune et il n’a pu donner toute sa mesure. Il serait juste qu’il soit réhabilité.
Est-ce que la Sécu a été accueillie positivement ?
Non, la Sécurité sociale n’a pas été accueillie dans un grand enthousiasme, c’est tout le contraire et on peut expliquer pourquoi. On sort alors de la guerre et on crève de faim. Les gens pensent d’abord au salaire. Il n’y a pas plus de mobilisation au PC qu’ailleurs pour la Sécurité sociale : la mobilisation viendra beaucoup plus tard.
Comment a évolué la Sécu depuis sa création ?
La Sécurité Sociale en France couvre à l’origine essentiellement les salariés, alors qu’en Grande Bretagne par exemple, elle concerne tous les habitants du pays. Il y a donc en France des catégories d’abord laissées de côté qui vont y être intégrées progressivement. Par cette extension à tous, la Sécurité sociale perd son caractère lié aux salariés et syndicats.
La gestion des caisses n’est pas paritaire au début : 75% pour les syndicats et 25% pour le patronat. En 1967, alors que s’amorcent les premières difficultés financières du système, les ordonnances prises en août par Jean-Marcel Jeanneney, ministre des Affaires sociales, décrètent des mesures d’économie et réduisent à 50% la part des syndicats, désormais à parité avec le patronat. On sait que les syndicats sont divisés. Dès lors, ils se trouvent en minorité puisqu’il suffit que FO vote avec le patronat pour que des décisions soient prises.
Le budget de la Sécurité sociale est séparé de celui de l’État. Il se monte en 1990 à un total de 1 543 milliards de francs alors que celui de l’État est de 1 278 milliards de francs. C’est dire son importance.
Les raisons du déficit de la Sécurité sociale
À partir des années 1980 la montée du chômage fragilise fortement le financement de la Sécurité sociale. Ce facteur est essentiel jusqu’à nos jours. Par ailleurs la présidence de Mitterrand masque pour un temps la vague néo-libérale, qui née un peu plus tôt aux États-Unis et en Grande-Bretagne, envahit la France. Le gouvernement Rocard met en place le Revenu minimum d’insertion (RMI) en 1989 et publie le Livre blanc sur les comptes de la Sécurité sociale. Pourtant cette dernière est de plus en plus souvent attaquée. Les gouvernements de droite qui lui succèdent encouragent les assurances privées, la retraite par capitalisation et le recours au financement de la Sécurité sociale par le marché. En 1995, le plan Juppé, élaboré sans la moindre concertation et qui mélange remise en cause des régimes particuliers et rétablissement des comptes de la Sécurité sociale, provoque le plus important mouvement social survenu en France depuis 1968. Le gouvernement de Lionel Jospin, à l’initiative de Martine Aubry, accroît la part des médicaments génériques en 1998 et généralise la Couverture médicale universelle en 1999. Mais la place me manque pour dresser un tableau général des réformes de la Sécurité sociale mises en œuvre depuis une vingtaine d’années.
Quelles raisons expliquent le recul syndical dans la gestion de la Sécu ?
La part des syndicats est incontestablement moindre aujourd’hui dans la gestion de la Sécurité sociale. Ce recul s’effectue en plusieurs épisodes survenus en 1967, 1995, 2004 et 2010. L’effritement des positions des syndicats dans la gestion de la Sécurité sociale, en est-il de même dans la société, va de pair avec l’entrée du marché dans le système de la protection sociale de notre pays. Il faudrait évoquer également la très grave crise vécue par toutes les organisations syndicales de l’Hexagone depuis le début des années 1980 : les syndicats ont aujourd’hui une audience (8 à 9%) proche de celle qu’ils avaient en 1914. Des variations considérables ont eu lieu pendant ce siècle. Le taux de syndicalisation était bien plus élevé à la Libération qu’actuellement.
Le déficit du régime général de la Sécurité sociale s’élève à 13,3 milliards d’euros en 2012 ; il était de 17,4 milliards d’euros l’année précédente. Le budget total de la Sécurité sociale, toutes branches confondues, a été en 2014 de 472,9 milliards d’euros pour l’ensemble des régimes obligatoires de base. Le paradoxe est que le succès de la Sécurité sociale, caractérisé par une augmentation importante de l’espérance de vie et des progrès considérables de la médecine, entraîne des difficultés financières pour son équilibre. Pour les assurés sociaux dont l’espérance de vie a notablement augmenté il y a une diminution des prestations sociales au plan des remboursements et des conditions de retraite.
Le système fait-il aujourd’hui débat ?
Le film La Sociale montre les projets de démantèlement de la Sécurité sociale, portés par des courants ultra-libéraux particulièrement agressifs, tels que Denis Kessler (ancien vice-président du Medef). Mais aucun homme politique sérieux ne parle de démanteler la Sécurité sociale car tous savent que les Français y sont très attachés. Il n’en existe pas moins des risques au niveau de son financement, et donc au niveau de la solidarité effective qu’elle doit permettre d’assurer. Le rôle de la Sécurité sociale est essentiel pour freiner la tendance aux inégalités que connaît notre société au sein de la mondialisation. Le discours alarmiste catastrophiste arrange les libéraux. Mais, ils doivent admettre ce système qu’ils n’ont pas voulu et qui est populaire : en effet, la Sécurité sociale a une symbolique extrêmement forte.
J’estime en ce qui me concerne qu’il s’agit d’un système formidable et précieux. La Sécurité sociale est néanmoins fragilisée par la médecine et la pharmacie libérales installées au cœur même du système public. Il est possible également que les syndicats aient privilégié l’aspect gestionnaire de la Sécurité sociale sans toujours expliquer suffisamment la solidarité collective qu’elle représente. Le système a 70 ans : il n’échappe pas à une certaine bureaucratisation. Ceci ne date pas d’hier.
Enfin, on voit s’affirmer un nouvel enjeu à l’heure où le statut des salariés se précarise, c’est celui de droits « portables » des individus tout au long de leur vie sur la maladie, le chômage, mais aussi sur la formation, la prévention, et pour certains également le revenu. La Sécurité sociale, il faut évidemment la défendre : c’est notre bien commun, il faut la réformer mais dans la concertation.
Le film la Sociale est-il utile aujourd’hui ?
Oui c’est un film stimulant et utile. Il permet de nombreux échanges et mobilise l’histoire pour aborder un sujet qui reste profondément d’actualité : il y en a si peu sur la question ! Il a aussi un mérite : il donne lieu à de nombreux débats [2] notamment historiques. Il faut donc aller le voir et c’est bien aussi qu’on parle d’Ambroise Croizat. Le témoignage de Jolfred Frégonara est remarquable : ce militant âgé de 96 ans nous replonge dans le processus de constitution des caisses départementales. Mais on ne pouvait tout dire dans ce film, c’est pourquoi je me permets de faire ce commentaire. On aurait pu parler davantage sur Alexandre Parodi, ministre du Travail avant Ambroise Croizat, ainsi que de Pierre Laroque. La mutualité est évoquée une seule fois, et de façon beaucoup trop rapide : les mutualistes sont 15 millions à la Libération… Ambroise Croizat était bien conscient de leur force et il a négocié avec eux même s’ils étaient bien éloignés de ses conceptions. Inversement, la CGT aurait eu, selon le film, 5 millions d’adhérents à la Libération alors qu’ils n’étaient que 4 millions. La CGT serait bien contente de pouvoir revendiquer aujourd’hui un tel chiffre.
Au-delà de ces remarques, je veux souligner plusieurs choses. Tout d’abord l’idée sous-jacente du film selon laquelle il n’y avait rien avant la Sécurité sociale est complètement fausse : la Sécu est créée au contraire au terme d’une très longue évolution. Ensuite, les syndicats ont joué un rôle dans sa création mais ils n’ont pas été les seuls et surtout ils n’ont pas été les plus importants. La mutualité a occupé une place bien plus grande dans la construction de la protection sociale de notre pays. J’estime également erronée la vision selon laquelle les « luttes », nécessairement ouvrières, auraient été le moteur principal de cette histoire. Tout ce qui précède et aussi tout ce qui se passe à la Libération est bien plus le fruit de négociations et de compromis. L’histoire de la protection sociale française repose bien davantage sur ces négociations, ces compromis que sur la lutte de classes. Il faut sortir de cette conception aussi glorifiante qu’inexacte : elle fait certainement chaud au cœur de ceux qui l’affirment mais elle a peu à voir avec la réalité.
Je veux souligner un dernier point et il est fondamental : la question de l’État. La création de la Sécurité sociale s’inscrit dans un processus de longue durée, caractérisé par le fait que l’État joue un rôle de plus en plus grand dans la société. Timidement amorcé à la Belle Époque, cette évolution se confirme pendant la Grande Guerre, puis se poursuit sous le Front Populaire et à la Libération. On a cru sans doute en 1981 que cette évolution allait encore se renforcer mais on s’est trompé sur ce point. Bien au contraire, on peut se demander si nous ne vivons pas aujourd’hui l’inverse : n’assistons-nous pas au désengagement de l’État dans l’économique et le social depuis le milieu des années 1980 ? Il est évidemment impossible de répondre à cette question. Elle ne relève pas seulement de l’histoire mais elle est au contraire d’une brûlante actualité.
1. Assedic : ASSociation pour l’Emploi Dans l’Industrie et le Commerce, association française loi de 1901, créée en 1958. Fusionnée en 2009 avec l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE), ce qui a donné Pôle emploi.
2. Michel Dreyfus a participé à certains de ces débats après la projection du film.
Pour en savoir plus
Michel Dreyfus, historien
https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Dreyfus
Livre
Se protéger, être protégé : une histoire des Assurances sociales en France
de Michel Dreyfus, Michèle Ruffat, Vincent Viet – novembre 2006
Le film la Sociale
http://www.lasociale.fr/
Fiche technique
- Production et distribution : Rouge Productions
- Durée : 1h24’
- Support : DCP. Format : 16/9
- Réalisation : Gilles Perret. Production : Jean Bigot
Excellente interview, précise et aussi complète que possible. Entre autres elle montre parfaitement que l’idée « selon laquelle il n’y avait rien avant la Sécurité sociale est complètement fausse ». Ma mère travaillait à l’Union mutualiste de sa ville de 1935 à 1948…
Au passage, il en va de même de l’école publique laïque et obligatoire de Jules Ferry : elle n’est pas sortie du néant. Mes arrière-grands-parents, nés en 1846 et 1848 dans une famille très pauvre du Haut-Doubs, sont déjà allés à l’école sous le Second Empire et mon arrière-grand-mère au moins écrivait très bien.
Mais on oublie vite. C’est aussi à ça que servent les historiens…