Des populations de plus en plus étrangères les unes aux autres vivent sur un même territoire dans certains pays, certaines métropoles. Le Chili, marqué par l’éradication des mouvements populaires sous la dictature de Pinochet, est présenté comme un modèle par les partisans d’un néo-libéralisme sans entraves et ceux qui en bénéficient localement. Confirmation de ce constat trouble au cours d’un voyage récent.
Samedi 15 octobre 2016, arrivée à Santiago de Chile sous les averses. Huit jours auparavant, en raisons de graves intempéries, la capitale-mégalopole (7 millions d’habitants) était en état d’alerte maximale jusqu’aux abords du centre. Des milliers de personnes déplacées en raison des trombes d’eau, des dégâts matériels, et comme toujours, au sud de Santiago, les quartiers populaires — des barres HLM, quelques bidonvilles, des cabanes en bois aux couleurs vives — étaient les plus touchés.
À l’aéroport, l’avion d’Air France déverse des Italiens voyageant pour affaires, des Français plongés dans le guide du routard et plus encore, des Franco-Chiliens de la deuxième ou troisième génération, les après 11 septembre 73, venus pour embrasser les abuelitos1, les cousins de la capitale. Rodrigo, une relation d’une amie chilienne, est venu nous chercher. Chemin faisant, Rodrigo nous parle pêle-mêle de l’abandon par les sociétés privées de l’entretien des réseaux d’assainissement, de la cherté et de la vétusté des transports collectifs, obligeant le gouvernement de Michèle Bachelet et la Mairie de Santiago (dirigée par Carolina Toha, fille d’un ancien ministre d’Allende) à réinvestir massivement dans ces secteurs : 25 ans à rattraper et des problèmes graves de pollution, de mobilité dans l’espace urbain. De fait, depuis quelques années, le trafic automobile a littéralement « explosé » (presque 30 000 voitures neuves achetées chaque mois dont beaucoup sont importées de Chine) et rend absolument chaotique tout déplacement dans la ville. À cela s’ajoute une pollution de l’air affectant la santé de la population et la nôtre aussi ! Mais, Rodrigo est aussi content… de la stabilité économique, politique du pays qui produit du pouvoir d’achat pour la classe moyenne et attire les investisseurs, en particulier la France : celle-ci représente aujourd’hui le second pays investisseur, après les Etats-Unis, sur des secteurs à forte valeur ajoutée — transport public, énergie, recherche).
Ce constat de Rodrigo est partagé par la plupart de nos interlocuteurs : intellectuels, diplomates de l’ambassade de France, employés, serveurs, etc. Pour eux, le pays est un « modèle économique » dans un environnement politico-géographique instable, comme par exemple l’Argentine exposée à un développement violent et rapide du trafic de drogue. La preuve de ce « modèle attractif ! » ? Le nombre croissant de migrants péruviens, dominicains et maintenant haïtiens encouragé par une politique d’ouverture impulsée par Michèle Bachelet. Ainsi en 2014-2015, 10 000 visas ont été accordés aux immigrés d’Haïti. Et nous, qui pensions que la Plaza de Armas restait le lieu de rassemblements et de manifestations, y avons trouvé prédicateurs mormons, dominicaines et haïtiens vendant à la sauvette des gâteaux à la semoule, des flans au caramel surmontés de cerises… les nourritures du pauvre à 20 centavos.
Il y a pourtant des ombres à ce tableau presque « idyllique ». Reste ainsi toujours en suspens le gel des retraites depuis des années. Contrairement à la plupart des pays européens, les retraites reposent sur un système d’assurance néo-libéral, ouvert sous le gouvernement de Pinochet. La prise de conscience de l’appauvrissement progressif des retraités et des salariés proches de la retraite s’exprime sur les murs de la ville et dans la rue. Il faut énormément s’endetter et travailler durement, plus de 45 h/ par semaine, pour connaître une relative aisance. À cela s’ajoutent, pour la jeunesse, les inégalités nées des déficiences du système éducatif où tout est payant à un niveau disproportionné par rapport aux revenus (salaire minimum de 300 € mensuel). Les frais globaux dans les universités sont compris entre 1 000 € et 1 400 €/ par mois (hors les plus prestigieuses) contribuant à maintenir de très fortes inégalités sociales et territoriales.
Et pourtant malgré les écarts importants de revenus ente les classes sociales, les inégalités d’accès au système éducatif, les partis conservateurs ont largement remporté la mise aux élections municipales du 23 octobre 2016, notamment à Santiago, évinçant la maire socialiste. Seule la ville de Valparaiso a fait accéder au pouvoir un jeune candidat de 30 ans inspiré par le mouvement Podemos…
Carmen et Patrick
François dit
Le Chili a été le laboratoire des politiques économiques de l’école de Chicago. Milton Friedmann s’était réjoui du coup d’état de Pinochet qui le 11 septembre (déjà) 1973 mettait un terme au gouvernement démocratique de Salvador Allende élu en septembre 1970. Le pays est donc régulièrement présenté comme un champion de l’alliance néolibérale Nord-Sud dirigée par les USA.
L’amnésie dont font preuve les couches sociales les plus favorisées du Chili s’explique donc d’autant mieux que les opposants ont été décimés et Pinochet n’a pas été inquiété par la justice même après la fin de la dictature. La fin de celle-ci ne régénère pas pour autant la « démocratie ».
Le mouvement très puissant de la jeunesse étudiante il y a deux ans, celui étouffé des indiens Mapuche, les affaires récurrentes de corruption rappellent régulièrement les traumas infligés à la majorité de la société chilienne.
Je me rappelle de la chanson de Victor Jara assassiné en 1973 dans le stade qui porte aujourd’hui son nom… Te recuerdo Amanda
https://www.youtube.com/watch?v=qfESgtCTn1Q
Michèle Narvaez dit
J’adhère à ce commentaire, et réécoute avec émotion Victor Jara : on ne peut pas évoquer la « satisfaction » des classes moyennes et des interlocuteurs, diplomatiques mais surtout surtout commerciaux, du Chili, sans se référer à l’histoire des trente dernières années : la bourgeoisie qui a vécu le gouvernement d’Allende comme un cauchemar en fantasmant sur les communistes armés jusqu’au dents et sur le Che, a, de fait, soutenu Pinochet, y compris contre ses propres enfants, souvent des lycéens ou de jeunes étudiants révoltés et résistants [1]. Et la même bourgeoisie, qui a poussé un long soupir de soulagement au moment de l’élection d’un président démocrate-chrétien, Patricio Aylwin, en 1989, a tout fait pour jeter aux oubliettes l’ « épisode » Pinochet. Certes, Aylwin, peu après son accession au pouvoir, a demandé pardon aux victimes au nom de l’État chilien. Certes, il a organisé des funérailles officielles à Salvador Allende. Mais ensuite ? Ensuite, contrairement à ce qui s’est passé en Argentine, il n’y a pas eu beaucoup de suites. Pinochet n’a jamais été poursuivi au Chili, ni condamné, il est mort tranquillement dans son lit et sur ses millions de dollars, et encore aujourd’hui, de nombreux chiliens « fêtent » son anniversaire. On se souvient des tentatives du juge espagnol Baltasar Garzón, qui a lancé un mandat international contre l’ex-dictateur chilien, en s’appuyant sur la Commission chilienne de la vérité (1990-1991). Il n’a jamais pu aller jusqu’au bout et les chiliens ont considéré son action comme une ingérence inacceptable ! Quant au directeur de la DINA, la police politique de Pinochet, le sinistre Manuel Contreras, il est mort de maladie à 86 ans à l’hôpital. Il avait été poursuivi pour tortures, assassinats, disparitions de milliers d’opposants, mais les innombrables procès engagés par les familles de victimes ont traîné, et il a finalement été condamné en 2007 à dix ans de prison… c’est peu ! La lecture de sa biographie fait froid au dos…
Quant aux autres, les exécutants, les officiers, les complices, ils se sont fait tout petits et ont été oubliés. On en trouve parfois encore aujourd’hui dans les équipes de sécurité des grandes entreprises… avec lesquelles les accords et les contrats ont fleuri dès la fin des années Pinochet !
Voilà pour la mémoire.
Sur le peuple Mapuche, son combat, devenu emblématique de la résistance à l’oppression au Chili, continue ! Le site Reporterre en rend compte. Je signale aussi l’oeuvre et l’action du poète mapuche Elicura Chihuailaf, dont certains poèmes ont été mis en musique par des groupes célèbres, comme Illapu. Il a reçu en 2014, et c’est une première pour un auteur mapuche, le Prix national de poésie chilien. Chaque fois qu’il le peut, Elicura intervient dans des tribunes pour défendre les Mapuche, réclamer avec eux la restitution de leurs terres, et mener avec eux la lutte contre les projets de centrales hydroéléctriques qui menacent l’environnement. Une grande manifestation a eu lieu en octobre 2016, sur le thème « non au pillage hydroélectrique !», face aux dommages causés par des entreprises comme Latin America Poxer et Enacon.
[1] petite recommandation amicale : la lecture du désopilant livre de Mauricio Electorat, Sartre et la Citroneta, éd. Métailié 2005, qui raconte les aventures cocasses d’étudiants très jeunes, engagés dans la résistance chilienne clandestine. Le regard est sans concession pour la dictature, mais plein d’humour et d’une certaine autodérision concernant ces engagements parfois naïfs.
Kefton dit
Vous avez oublié d’évoquer la réforme de la gratuité universitaire lancée par Bachelet depuis la rentrée 2016.