C’est un film puissant, rigoureux et profondément utile sur James Baldwin (1924-1987) intellectuel afro-américain qui avait préféré vivre l’essentiel de sa vie en Europe.
Le documentaire-témoignage constitue une véritable fresque de la situation humiliante d’une minorité décisive, celle des afro-américains.
Ces immigrants très particuliers arrachés de force et réduits à l’esclavage prennent très vite dans l’imaginaire blanc américain, la place de la victime, tantôt soumise, tantôt menaçante.
Ce film a été réalisé par Raoul Peck [1].
Ces migrants n’avaient pas fait le choix de venir de plein gré dans ce « nouveau monde ».
Force de travail décisive pour l’édification du pays, véritable colonie de l’intérieur, la population noire doit lutter le dos au mur pour faire reconnaître ses droits et pour obtenir l’égalité des droits.
La description incisive par James Baldwin de la lutte pour les droits civiques fournit tout à la fois un panorama historique accablant de la situation, malgré l’élection en 2008 du président Obama [2], et le portrait de trois militants importants tombés dans ce combat toujours d’actualité.
- Medgar Evers, défenseur des droits humains et membre de la National Association for the Advancement of Colored People, assassiné le 12 juin 1963 à 38 ans par un membre du Ku Klux Klan. Bob Dylan lui rend hommage dans Only a Pawn in Their Game, ainsi que dans The Ballad of Medgar Evers.
- Malcolm X, organisateur et défenseur des droits humains, porte-parole de Nation of Islam, assassiné le 21 février 1965 à Harlem à 39 ans (avec la complicité probable du FBI).
- Martin Luther King Jr, militant non-violent pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis, pour la paix et contre la pauvreté, prix Nobel de la paix 1964, assassiné le 4 avril 1968 à 39 ans par James Earl Ray, militant ségrégationniste, probablement en lien à une « conspiration » au sein de l’appareil d’état.
Comme tous les traumatisés, Baldwin se souvient très bien des circonstances de ces jours terribles où chacun de ces assassinats lui est annoncé. Il montre l’onde de choc, la stupeur, la rage qui saisit les populations des ghettos qui s’enflamment d’autant plus.
Mais l’analyse de Baldwin va bien au-delà de la situation de répression profonde, de la violence de l’appareil policier, de l’acharnement des services secrets et de l’aveuglement haineux de populations blanches ou de l’extrême droite dans le Sud.
Cette lourde histoire états-unienne est interrogée dans ses fondements mêmes. Elle ne correspond pas à ce que l’Amérique se raconte. Un travail idéologique permanent organise le déni tant des amérindiens quasiment annihilés que des afro-américains qui n’auraient pas de légitimité à vivre aux États-Unis dès lors qu’ils ne sont plus des esclaves.
Les citations cinématographiques appuient la démonstration de James Baldwin, intellectuel original, avec vigueur et clarté.
Baldwin montre que pour les blancs et a fortiori pour les noirs la compréhension de la réalité sociale est méthodiquement empêchée. L’industrie du divertissement fonctionne comme une drogue douce. Elle vend du « rêve américain » recolorisé et étouffe l’existence de relations sociales authentiques.
Baldwin ne propose pas un ressentiment. Il propose de ne pas être piégé par des rôles que nous devons jouer. « Tous les rôles sont dangereux, c’est toujours très difficile de garder du recul, une distance critique entre soi tel qu’on semble être, et soi tel qu’on est réellement ».
Baldwin apparaît plus pertinent que jamais :
– après les embrasements des mouvements radicaux noirs d’hier (les panthères noires revendiquaient eux aussi l’utilisation de la violence que le système américain pratique),
– après la symbolique de réconciliation de la présidence Obama,
– après la récurrence récente de bavures policières ôtant la vie à de jeunes adolescents afro-américains.
Il permet de mettre à nu ce fond facilement re-convocable du racisme anti-noir de petits blancs en passe de devenir minoritaires aux États-Unis.
C’est un des leviers que Trump a su encourager et mobiliser pour gagner l’élection. Si les noirs n’existaient pas d’autres boucs-émissaires seraient identifiés par cette composante de la société américaine prêtre à refaire vivre l’esprit sudiste vaincu lors de la guerre de sécession.
Son vrai message n’était-il pas « Make white America great again ».
On peut souligner combien cet imaginaire ressemble à celui des populistes d’extrême-droite en France ou en Europe si bien « chez nous ».
« Tous les hommes sont frères, voilà la vérité. Si vous n’acceptez pas ce point de départ, vous n’acceptez rien du tout » : c’est le message de Baldwin magnifiquement illustré par Raoul Peck.
La société américaine a besoin de la démonstration rigoureuse de Baldwin. La société française aussi. Allez voir ce film de toute urgence.
Notes
[1]. Raoul Peck homme de cinéma haïtien. Ministre de la culture de 1997 à 1999. Depuis 2010 directeur de la Fondation européenne des métiers de l’image et du son (FEMIS), école nationale supérieure des métiers de l’image et du son à Paris ; Elle forme des professionnels des métiers de l’audio-visuel et du cinéma.
[2]. Pour Raoul Peck : « Obama n’est malheureusement pas venu à bout du discours dominant. La brève euphorie ayant suivi son émergence n’efface pas toutes les incompréhensions, ni ne soigne miraculeusement toutes les blessures d’un pays construit dans le sang (en particulier le sang des autres). A l’indéniable présence d’Obama nous devons opposer la réalité, non moins essentielle, de dizaines d’années de mythes et d’un discours partial. En dépit de tout progrès réel ou ressenti, nous ne pouvons que douter de l’exactitude des nouveaux symboles de changement. En reconnaissant l’impact de ces histoires sur ma propre mythologie, je dois accepter le fait que j’ai vécu une réalité schizophrène faite de mythes et de démystification« .
Pour aller plus loin
Le film I Am Not Your Negro a remporté de nombreux prix dont le prix du Meilleur documentaire à Philadelphie, le Prix du public à Toronto et Berlin (ainsi que la Mention spéciale du jury œcuménique), et était candidat aux Oscars 2017 dans la catégorie Meilleur documentaire.
La version française est commentée par Joey Starr.
Liens : pour voir le film
- Consulter les salles sur allocine
Trois fiches wikipedia
- James Baldwin — Martin Luther King — Raoul Peck
Article sur le mouvement pour sauver la maison de Baldwin en France
Ouvrages de James Baldwin
Narvaez Michèle dit
Merci pour cet article très utile, et pas seulement pour la cause des Noirs américains: tu évoques ce « fond facilement reconvocable », eh bien il me semble que c’est la même chose pour le racisme anti arabe, anti juif, anti « autre », pour le machisme et le sexisme… Je lis en ce moment des ouvrages sur les luttes des femmes au XIXème siècle, sur leurs victoires au XXème, et j’ai l’impression qu’il faut encore et toujours recommencer. Comme si l’archaïque refaisait toujours surface…
DAMBURY dit
Il me semble qu’il y a un aspect du film de Baldwin qui est quelque peu édulcolré dans l’article : c’est la question très forte que pose Baldwin et qui est la justification du titre du film (I’m not your Negro) c’est celle de savoir pourquoi l’homme blanc a eu besoin de s’inventer un Nègre. « Je ne suis pas un Nègre. Je suis un homme », dit Baldwin. Cette question se pose plus largement à toutes les sociétés blanches qui ont fondé leur construction et leur richesse sur la négation de l’humanité de l’homme noir. La France, la Grande-Bretagne, l’Espagne, le Portugal, la Hollande, l’Allemagne dans une moindre mesure, la Belgique, bref une bonne part des pays constituant l’Europe aujourd’hui. Or ce sentiment d’une supériorité de l’homme blanc perdure dans l’inconscient collectif et à vouloir en permanence en minimiser l’importance ou en nier l’existence, une bonne partie de ces pays – et pour ce qui nous concerne, la France – ne font que laisser puruler un mal qui ne peut en aucun cas mener à la construction d’une société commune et apaisée. La déclaration « nou ssommes tous frères » est brillament contredite par Baldwin lorsqu’il pose la question de savoir comment un homme qui, par ses textes religieux, sait que « je suis la chair de sa chair, l’os de ses os » peut me traiter de cette manière. La posture morale est totalement insuffisante dans ce cadre de réflexion.