Irène Théry sociologue, fait l’historique de l’évolution de la famille et de la filiation. Interdire aux couples homosexuels l’adoption plénière ferait reculer la conception même de la filiation, qui s’est profondément transformée. Avec l’affirmation de nouvelles valeurs.
Cet article paru dans Libération est repris ici avec l’aimable autorisation d’Irène Théry
Parmi les propositions de François Fillon, le déremboursement partiel des soins de santé n’est pas la seule qui ait profondément choqué. Celle de réécrire la loi du 17 mai 2013 sur le «mariage pour tous» pour interdire l’adoption plénière aux couples de même sexe a suscité tout autant la consternation. D’abord, parce que son caractère discriminatoire est patent. Créer deux catégories de mariés, des mariés de première classe, avec la plénitude des droits du mariage, et des mariés de seconde classe, qui n’en auraient qu’une partie, est si évidemment contraire au principe d’égalité devant la loi qu’on peut sans crainte lui prédire la censure du Conseil constitutionnel. François Fillon ne peut l’ignorer.
Mais alors, pourquoi prend-il ce risque ? Parce qu’il sait que sur la famille se jouera une dimension centrale de la présidentielle. L’offensive idéologique de la droite dure et de l’extrême droite, qui se déploie depuis 2012 et les manifestations antimariage pour tous, va au-delà de l’homophobie : il s’agit de revenir, pour tous, au modèle traditionaliste de la famille PME (père, mère, enfant) fondée sur la complémentarité hiérarchique des rôles masculin et féminin, les liens du sang et le mariage stable. Un modèle antérieur aux grandes réformes menées par la droite libérale avec l’appui de la gauche dans les années 70 -autorité parentale conjointe, égalité des filiations légitime et naturelle, IVG, divorce par consentement mutuel- que la droite catholique intégriste avait férocement combattues et qu’elle n’a toujours pas digérées.
Face à cette offensive sans précédent, la question posée est de savoir qui, parmi les candidats progressistes, saura porter les valeurs familiales contemporaines, qui en particulier saura montrer quel immense recul ce serait pour ces valeurs si nous laissions les «anti-mariage pour tous» porter atteinte au sens profond et -osons le dire- à la grandeur de la loi du 17 mai 2013.
Car il s’agit de la loi véritablement historique du quinquennat de François Hollande, une loi dont le souffle et la portée dépassent la personne du Président qui l’a voulue, ce qui est la marque de ces lois très rares -telle l’abolition de la peine de mort en 1981- qui nous grandissent en rehaussant une certaine idée de l’humanité de l’homme. Cette grandeur, tous ceux qui ont été les heureux invités d’un mariage de même sexe ont pu la vivre dans leur cœur : elle consiste en l’accomplissement très simple d’une métamorphose de notre système commun de parenté. En France, comme dans de nombreux autres pays démocratiques, le droit civil s’est redéployé pour accueillir en son sein et célébrer les couples de même sexe : de vrais couples, de vrais parents. Plus encore que le couple, qui avait été l’enjeu du Pacs il y a vingt ans, c’est la filiation qui fut le cœur de la réforme. Pour la première fois dans l’histoire, un enfant pouvait désormais avoir pour parents deux pères ou deux mères.
Passagers clandestins
Pour comprendre cette métamorphose, il n’y a qu’une voie : penser notre propre changement collectif. Il y a trente ans, personne en France parmi les homosexuels ne revendiquait le mariage, personne n’imaginait de dire qu’un enfant pourrait avoir «deux papas» ou «deux mamans». Pourquoi l’impensable est-il devenu pensable, possible et finalement souhaitable ? Parce que deux grandes évolutions des sociétés démocratiques ont convergé. La première est bien connue, c’est le fait de cesser de percevoir l’homosexualité comme un crime, une déviance ou une pathologie : un progrès immense de nos valeurs communes. La seconde évolution est moins connue mais non moins essentielle. C’est la longue histoire de la famille qui a vu deux notions autrefois confondues, celle de «parent» et celle de «géniteur» se distinguer peu à peu l’une de l’autre. Progressivement, en France comme ailleurs, nous avons rompu avec l’ancien modèle matrimonial qui obligeait, quand les parents n’étaient pas les géniteurs, à faire «comme si» ils l’étaient, quitte à enfermer l’enfant dans le mensonge, à manipuler son histoire et à mettre en lambeaux son identité narrative, pour sauver les apparences.
Parce qu’on considérait que la seule «vraie» filiation était fondée sur les liens du sang, tout était naguère sacrifié à ce modèle pseudo-procréatif. Faire passer le mari stérile pour le géniteur de l’enfant, grâce à la présomption de paternité. Cacher à l’enfant qu’il avait été adopté, au prix de secrets de famille suintant par tous les bouts. Quand l’enfant avait connaissance de son adoption, il fallait lui interdire d’accéder à son dossier, comme si s’interroger sur ses origines était une trahison par rapport à sa «deuxième naissance». Utiliser un don de sperme et l’effacer en faisant comme si l’enfant était issu d’une procréation du couple, transformant des dizaines de milliers d’enfants en passagers clandestins.
Sur tout cela, nous avons profondément changé, en particulier grâce à l’adoption internationale qui a permis de valoriser l’adoption pour elle-même, et par une attention croissante aux droits fondamentaux de l’enfant. Cette évolution a rendu possible l’abandon du principe napoléonien selon lequel l’adoption devait «singer la nature» et de la faire reposer désormais ouvertement sur une autre valeur, considérée comme supérieure : l’engagement parental. C’est lui qui permet aux parents adoptifs de se lier à jamais à un enfant par le lien inconditionnel de la filiation, un lien fait pour tous des mêmes droits, devoirs et interdits inscrits dans notre système symbolique de parenté.
Ce court rappel permet de comprendre que la métamorphose récente a des racines anciennes : si les couples homosexuels ont pu envisager l’adoption plénière et se dire «pourquoi pas nous ?», c’est grâce à ces changements des représentations collectives qui ont permis de ne plus confondre un parent et un géniteur, comme si un seul modèle de filiation devait s’imposer à tous. Si les couples de femmes ont désormais des enfants principalement grâce à la PMA, c’est parce que nos pays voisins sont en avance sur nous : ils ont cessé de maquiller l’engendrement avec tiers donneur en procréation du couple receveur -de ce fait réservé aux hétérosexuels-, alors qu’en France nous ne sommes pas encore sortis du modèle pseudo-procréatif hérité du passé.
Bouc émissaire
Et voilà qu’au moment où l’enjeu serait de prendre toute la mesure de ce progrès des valeurs familiales contemporaines – fondées sur la responsabilité, l’authenticité, l’engagement parental, l’attention nouvelle aux corps et aux personnes et le respect de l’identité narrative de l’enfant – et d’avancer encore dans cette direction, la proposition de François Fillon vient dire au contraire : stop, retour en arrière. A l’entendre, il faudrait revenir au bon vieux temps des «valeurs familiales» du code Napoléon, celui d’avant l’inscription au cœur de la famille des grandes valeurs de liberté et d’égalité (égalité des sexes, égalité des enfants) qui ont si profondément métamorphosé depuis les années 70 notre idée du couple et de la filiation. Revenir au principe de primauté de la filiation biologique, cœur de l’idéologie de la Manif pour tous et de Sens commun. Réhabiliter le modèle pseudo-procréatif de l’adoption et de la PMA fissuré. Et tout cela grâce à une proposition phare : l’interdiction de l’adoption plénière aux couples homosexuels, afin qu’aucun enfant ne puisse plus avoir pour parents deux pères ou deux mères.
Et c’est là qu’on atteint le comble. Car une telle opération ne suppose pas seulement de réécrire l’histoire de la famille, pour ne voir dans nos progrès collectifs que décadence des mœurs et promesse de fin de la civilisation. Elle a amené les courant les plus traditionalistes à retourner leurs propres embarras contre les homosexuels, pour mieux les montrer du doigt et les désigner à la vindicte. Souvenons-nous de l’accusation au cœur des manifestations anti-mariage pour tous en 2012-2013, celle qui affirmait que les homosexuels voulaient «mentir aux enfants», en leur faisant croire qu’un enfant pourrait être né de deux hommes ou de deux femmes. Le documentaire la Sociologue et l’Ourson en porte le témoignage accablant : «Il n’y aura pas un Antoine né d’un Albert et d’un Victor, c’est un MENSONGE !» s’époumonait Ludovine de La Rochère, au milieu des ballons roses et bleus. Cette accusation resurgit aujourd’hui comme la «justification» de la proposition Fillon.
Alors, méditons bien ce retournement incroyable. Demandons-nous pourquoi ces gens sont capables d’accuser de mensonge les seuls couples qui, justement, ne sont JAMAIS tentés de mentir à leurs enfants sur leur mode de conception. Demandons-nous pourquoi en parallèle ils refusent de s’interroger sur les mensonges inhérents à leur propre conception de l’adoption et de la PMA. Et demandons-nous enfin jusqu’où les amis de François Fillon sont prêts à aller pour défendre leur modèle familial traditionaliste. Car accuser un groupe d’être le coupable de ses propres turpitudes et l’exclure pour se purifier de tout soupçon a un nom dans l’histoire de l’oppression des minorités : cela s’appelle désigner un bouc émissaire.
Irène Théry Sociologue, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales
Article paru dans Libération du 21 décembre 2016 sous le titre « Monsieur Fillon, vous n’avez pas le monopole de la famille ».
Pour en savoir plus
Fiche dans Wikipedia : Irène Théry
Dernier ouvrage paru: Mariage et filiation pour tous, une métamorphose inachevée (Seuil 2016).
- Lire l’interview par Juliette Cerf publié dans Télérama le 22 décembre 2011 :
Irène Théry : “Le problème, c’est ce fameux modèle : un seul père, une seule mère” - Ecouter l’interview pour l’invité des Matins (France Culture) le 16 mai 2016 Le couple fait-il famille ? (filiation, présomption de paternité, famille recomposée, ..)
Documentaire La Sociologue et l’Ourson (2016, Quark production, Docks 66)
- Film documentaire d’Etienne Chaillou et Mathias Théry, de marionnettes qui relate les débats autour du mariage pour tous, dont le personnage principal est à la fois une sociologue et la mère de l’un des réalisateurs.
- Voir la bande annonce du film
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