Parce qu’elle est le régime du libre arbitre et de l’autonomie, la démocratie est toujours appelée à se remettre en question, à se renouveler. Mais cette autonomie même la rend vulnérable, parce qu’elle peut sans cesse se retourner contre elle-même.
Pierre Rosanvallon, à juste titre, dit de l’Europe du XX° siècle qu’elle a été le continent de tous les « ismes » les plus terribles : totalitarismes, fascisme, nazisme, stalinisme. Mais il ne faut pas s’en étonner. La démocratie est un régime fragile et vulnérable. Cornélius Castoriadis a écrit de très beaux textes à ce sujet [1] : la démocratie est un régime « tragique », parce que c’est celui de l’autolimitation.
Un mouvement permanent d’auto-institution
Pour lui, la démocratie n’est pas séparable de l’idée d’un « processus de création historique » mais consiste à l’inverse en un mouvement permanent d’auto-institution. L’instabilité institutionnelle d’une démocratie est la marque de sa créativité, c’est un processus en marche, vivant, autonome, au contraire des régimes « hétéronomes » figés, qui tirent une fois pour toutes leur légitimation d’une Loi (Dieu, la Tradition, une morale , voire une utopie) . L’autonomie est celle du peuple qui sait que la loi et les institutions ne viennent que de lui et que c’est à lui de les fixer mais aussi de les respecter. Ce qui suppose une « auto-limitation ». Mais la démocratie ainsi comprise ne peut prétendre fournir aucune garantie quant au devenir de la société. Non seulement, elle ne peut pas prétendre garantir la pérennité du caractère démocratique des institutions, mais « la démocratie ne comporte pas d’assurance absolue contre sa propre démesure », d’où le risque d’un dénouement tragique. Castoriadis s’appuie beaucoup sur l’hubris, la démesure, ou soif de puissance, qui était chez les Grecs anciens un équivalent du « péché originel » adamique. La démocratie est dans ce paradoxe : elle exige l’autolimitation mais ne peut la garantir face à l’ hubris.
Donc oui, nous sommes à tout moment menacés, dans nos démocraties, par le fascisme, le nazisme, l’autoritarisme, la corruption, l’exclusion des autres (à Athènes, femmes, vieillards, enfants, métèques et esclaves ne votaient pas!). Dans la très démocratique Amérique, c’est un « tueur » (comme le définissent ses collaborateurs), un milliardaire pétri de dollars et d’ambition, qui risque d’emporter la primaire républicaine, et l’une de ses promesses de campagne est de construire un mur pour empêcher les Mexicains de passer la frontière…
Un moule creux ?
« Démocratie » est un terme finalement très vague et frustrant. On dira, comme Castoriadis, que c’est le seul régime qui peut à tout moment être remis en cause, ou, mieux, se remettre en cause lui-même. De ce point de vue, oui, c’est un régime bien meilleur que la tyrannie, le despotisme, la dictature… Mais, comme Castoriadis le dit encore, si on ne va pas plus loin, on n’avance pas vraiment. Parce que la démocratie, si on ne tient compte que du système électoral ou représentatif qui la caractérise, devient vite un moule creux, et les citoyens s’y ennuient : « Les individus modernes, c’est là que le bât blesse, ne se passionnent pas ». Or si le peuple, si les citoyens, ne sont pas passionnés par la « chose politique », et s’ils ne reçoivent pas une éducation et une instruction suffisantes pour les y intéresser, alors, ils n’exerceront aucun des droits que les lois et les constitutions leur donnent.
Je crois que l’un des problèmes majeurs, en France et en Europe, est celui-là. Beaucoup de questions politiques, c’est à dire relatives à la gestion de la cité, pourraient être traitées par des formes de démocratie directe (même si, comme Castoriadis, je doute que cette forme de démocratie puisse être appliquée dans un pays de soixante ou cent millions d’habitants). Encore faudrait-il que les concernés en aient le goût et l’envie.
Et ceci nous amène à une autre fragilité de nos démocraties : face à l’ennui, au désintérêt, les propositions extrémistes peuvent séduire la jeunesse. Je reprendrais volontiers ici quelques arguments d’Alain Badiou dans son opuscule Notre mal vient de plus loin, paru chez Fayard juste après les attentats du 13 novembre 2015. Il distingue trois « subjectivités » contemporaines :
- la subjectivité occidentale, celle de la classe moyenne. Elle est faite d’une grande arrogance -même remarque que celle de Rosanvallon sur ce contentement de soi et du « modèle » démocratique-, mais aussi de la peur de perdre ses privilèges économiques. Peur des ouvriers étrangers, peur des réfugiés, etc.
- la subjectivité du « Désir d’Occident », qui alimente les flux migratoires et l’envie de « copier » nos modèles
- et enfin le nihilisme, qui prend les formes du désespoir, mais aussi du fascisme, du terrorisme, du djihadisme… Formes séduisantes pour une jeunesse désorientée, sans travail, sans perspectives, et que n’enthousiasment ni les primaires à gauche ni les primaires à droite.
Un projet de société alternatif ?
Il y a beaucoup d’expériences locales qui montrent que les jeunes et moins jeunes peuvent se mobiliser avec passion, en France même, pour des projets plus démocratiques, plus humains, plus solidaires. Mais ces projets, pour l’instant, trouvent davantage leur publicité dans les feuilles de chou locales ou dans les réunions de l’Économie Sociale et Solidaire que dans les médias nationaux, sauf quelques exceptions. Et ils ne communiquent pas entre eux… Ce qui manque, c’est un projet de société. Où, par exemple, on définirait ce qui relève de l’autogestion et ce qui relève des institutions, ce qui relève du citoyen ordinaire et ce qui relève du spécialiste, ce qui peut être traité par des mécanismes de démocratie directe et ce qui exige une intervention de l’État.
Facile à dire…
Notes
Plus sur les problématiques de la démocratie
- Article Autour de Pierre Rosanvallon : L’universalisme démocratique en question
[1] cf. en « Ressources » quelques textes qui explicitent la pensée de Castoriadis, ainsi que le texte de Marx sur les droits de l’homme.
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