Cinquante ans après le 25 avril 1974 au Portugal, la mémoire d’une génération reste très vive. Si le récit d’une révolution pacifique a fortement marqué les esprits alors avec ses transformations exaltantes, il est une autre face de la révolution des œillets qui permet d’en saisir ce qu’elle a signifié pour celles et ceux qui étaient alors en première ligne. 200 000 portugaises et portugais avaient fui le pays pour échapper à la dictature et aux guerres coloniales. De nombreux témoignages d’exilés ont été publiés. La démarche originale ici est qu’il s’agit du point de vue de sept femmes, qui ont quitté le Portugal à un jeune âge pour fuir la répression du gouvernement autoritaire de Salazar. Elles ont engagé un travail de mémoire collectif et celui-ci a été traduit en français. En voici l’introduction. Nous remercions les autrices qui ont bien voulu nous transmettre ce texte pour publication.
Nous avons commencé notre parcours peu de temps avant le confinement. Notre première rencontre physique s’est faite sur une agréable terrasse de Campo Grande. Beaucoup d’entre nous ne se connaissaient pas et il était agréable d’échanger nos premières impressions sur le projet qui nous réunissait : écrire un livre sur nos parcours d’exil. L’idée nous a semblé intéressante car si le thème de l’exil a été si peu abordé dans l’histoire de la résistance au fascisme sous l’Estado Novo1, le rôle des femmes a été complètement ignoré. Et pourtant elles ont été nombreuses, souvent en tant que compagnes de réfugiés politiques, de déserteurs ou d’insoumis. Pourquoi ne pas les sortir de leur silence ?
Pendant deux ans, nous avons partagé des souvenirs, reconstruits au cours de longues conversations, libres et franches, même si elles étaient caractérisées par des thèmes convenus à l’avance. Lentement, comme dans toute bonne conversation, nous avons approfondi notre compréhension mutuelle de nos parcours de vie en parlant du passage de notre enfance à notre adolescence, de notre éveil à la politique, notre salto (saut par-dessus la frontière, saut dans l’inconnu) et nos expériences d’exil dans des pays aussi différents que la France, la Belgique, la Suède, la Suisse et l’Algérie. Nous avons également essayé de comprendre dans quelle mesure l’expérience de l’exil nous a marquées et a contribué à nos expériences dans le Portugal démocratique de l’après 25 avril.
Les différences générationnelles qui nous caractérisent – deux générations avec dix ans d’écart – mettent en lumière les différentes dynamiques de l’activisme politique dans les années soixante et soixante-dix. La génération plus âgée a été fortement influencée par la crise universitaire de 19622, la proximité des élections du général Humberto Delgado3 (1958) et la présence dominante du Parti communiste portugais (PCP) dans la lutte antifasciste, tandis que la génération plus jeune a été marquée par les inondations dramatiques de 1967 et l’influence des mouvements marxistes-léninistes qui se développaient au Portugal à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix. La guerre coloniale, que les deux générations ont vécue, a eu un impact plus profond sur la jeune génération et a été un facteur déterminant de sa mobilisation politique et de son départ du pays.
Nous nous sommes vite rendu compte qu’il ne fallait pas parler « d’exil », mais plutôt « d’exilés ou d’exilées », tant les circonstances et les raisons qui nous ont poussées à abandonner le sol sur lequel nous nous trouvions et à faire ce saut dans l’inconnu, souvent si douloureux, sont nombreuses et variées. Ne devrions nous considérer comme exil que celui auquel nous avons été contraintes en raison du danger imminent d’emprisonnement… ou considérer également comme exil, celui qui nous a amenées à quitter notre patrie pour des raisons politiques dans une attitude de rejet de l’ordre dominant ?
Lorsque l’on aborde aujourd’hui le thème de l’exil féminin, il semble indispensable d’adopter le concept le plus large si l’on veut commencer à construire une image historique du rôle joué par ce nombre encore indéterminé de jeunes femmes qui ont quitté le Portugal. Leur action militante auprès des communautés émigrées a été primordiale pour les sensibiliser au caractère oppressif de l’Estado Novo et à la nécessité d’organiser le refus de la guerre coloniale ; leur rôle a également été important en tant qu’estafettes entre le les militants clandestins à l’intérieur du Portugal et les organisations antifascistes basées dans différentes parties de l’Europe.
Dans les pays d’exil, le travail politique réalisé par les associations d’émigrés, que ce soit en matière d’alphabétisation, d’enseignement de la langue du pays d’accueil ou d’intervention culturelle comme le théâtre et la création de bibliothèques, s’est avéré de la plus haute importance. Il a contribué non seulement à la prise de conscience politique au sein de ces associations sur la véritable nature de l’Estado Novo, il a été un facteur de développement de la capacité d’intégration de ces communautés dans les pays d’accueil et a également permis une prise de conscience par les femmes que la violence et la répression machistes auxquelles elles étaient soumises n’étaient pas une fatalité.
Mai 68 et les mouvements émergents ont été des moments importants de croissance et de rupture politique, avec des degrés divers d’implication et d’adhésion.
L’impact des suites de Mai 68, avec la forte émergence des mouvements féministes, l’affirmation des droits des femmes qui ne se limitent plus au travail, la revendication du partage des activités domestiques, le droit au plaisir et à vivre une sexualité pleine et libre, s’est avéré décisif dans la prise de conscience de l’importance de combiner le militantisme antifasciste avec ce nouveau front de lutte qui s’ouvrait sous la bannière de l’égalité des sexes. La lutte pour l’égalité des droits entre hommes et femmes dépasse ainsi définitivement le monde du travail pour entrer dans le domaine des mœurs et des coutumes sociales, provoquant parmi les jeunes générations une attitude forte- ment critique à l’égard de la culture machiste qui domine les organisations marxistes-léninistes dans lesquelles ils militent.
Le contact étroit avec les travailleurs émigrés, que ce soit en application du slogan « rencontrer les masses », directement lié à la révolution culturelle chinoise, ou par nécessité objective de survie, a conduit certains d’entre nous à abandonner leurs études pour chercher du travail dans les usines ou dans des secteurs non qualifiés tels que le nettoyage, les seuls disponibles pour les immigrés naturellement exploités par des sociétés marquées par la xénophobie.
Les conditions de vie précaires, auxquelles les exilés et les exilées portugaises étaient soumis dans la plupart des pays de destination, ont eu un impact profond sur la quasi-totalité d’entre nous, jeunes femmes qui venions de quitter le confort d’une classe moyenne urbaine. Nous avons alors été confrontées à la réalité du déclassement social, ce qui, pour beaucoup d’entre nous, a entraîné un sentiment soudain de vulnérabilité et d’insécurité, mais nous a également permis d’expérimenter réellement la vie et les difficultés des catégories les plus défavorisées de la société. Cette expérience a contribué à structurer et cimenter le militantisme politique anticapitaliste en faveur d’une société plus juste auquel nous avions toutes adhéré.
Il est essentiel de souligner que, dans ce contexte de précarité et de difficultés économiques, la solidarité et l’entraide entre les exilées (et exilés) étaient une réalité, qu’elles soient spontanées ou organisées autour d’institutions ou d’organisations politiques. L’accueil des nouveaux arrivants ou arrivantes et l’aide à la recherche d’un travail, d’un logement ou à l’obtention de papiers ont constitué une part très importante de l’activité politique de ceux qui étaient arrivés plus tôt.
Il faut également mentionner les organisations internationales comme faisant partie intégrante de ce vaste effort d’accueil.
Pour terminer, quelques questions qui nous ont toujours accompagnées tout au long de ces deux années et auxquelles, nous devons l’avouer, nous n’avons pas la prétention d’avoir pu répondre.
Comment la société et la culture du pays où nous avons vécu notre exil ont-elles influencé, ou non, notre parcours de vie ?
Il était certainement différent de vivre en exil en Belgique, en France, en Suisse, en Suède ou en Algérie. Nous pensons que la réponse à cette question nécessiterait une recherche plus approfondie, prenant en compte un nombre plus important d’exilés. Par conséquent, chacune d’entre nous ne pourra parler qu’en son nom propre, de son cas personnel, et nous ne pourrons pas généraliser et tirer des conclusions sur ce sujet.
Comment notre expérience de l’exil a-t-elle influencé le développement de nos activités professionnelles et civiques dans la période qui a suivi le 25 avril ?
La réponse à cette question semble également difficile à généraliser, étant donné la diversité des parcours des sept femmes impliquées dans ce projet. Nous pouvons cependant conclure que nous nous sommes toutes affirmées en tant que femmes de gauche, de manière plus ou moins militante, dans les différents domaines de notre vie – tant dans notre vie professionnelle (éducation, intervention sociocommunautaire, recherche…) que dans notre intervention citoyenne (activité syndicale, militantisme politique, participation à diverses associations) – en vue de défendre les droits des femmes, des immigrés, des minorités ethniques, ainsi que la démocratie et l’État de droit.
Mais nous pensons toutes que l’expérience de l’exil a été déterminante dans nos parcours de vie, tant sur le plan personnel, professionnel qu’en tant que citoyennes. C’est l’expérience d’une certaine marginalisation qui nous a permis de mieux comprendre le monde des exclus, des persécutés et des « damnés de la terre » selon la belle formule de Frantz Fanon.
Notes de fin de texte
- L’Estado Novo (État nouveau) est le nom donné au régime politique d’État dictatorial, autoritaire, autocratique et corporatiste qui a existé au Portugal pendant 41 années ininterrompues, depuis l’approbation de la Constitution portugaise de 1933 jusqu’à son renversement par la Révolution du 25 avril 1974.
- Le 24 mars 1962, malgré l’interdiction décrétée par le régime, les étudiants de l’université de Lisbonne défient le pouvoir politique en protestant contre la restriction des libertés. Les troubles persistent malgré une terrible répression.
- Le régime de Salazar a été ébranlé en 1958, lorsque le général Humberto Delgado se présente aux élections présidentielles réunissant autour de sa candidature toute l’opposition au régime. Il fut assassiné par la police politique en 1965.
SOMMAIRE de L’OUVRAGE
L’impact de l’exil et les questions de sept femmes de gauche, par les autrices
Être une femme au 20e siècle, par Cristina Rodrigues
Mosaïque, par Carlos Valentim Ribeiro
CHAPITRE 1 – EXILS
Les chemins de la libération – Nous venons de très, très loin – Cage dorée avec fil barbelé – Voler par air, par terre et par mer – La liberté conditionnelle – Les femmes estafettes.
CHAPITRE 2 – AVRIL
Le pont vers l’autre rive – Le 25 Avril
CHAPITRE 3 – UTOPIES APPLIQUÉES
Les voies de l’expérimentation et de l’innovation – Éducation et changement social – Vivre en communauté – Auto-organisation – L’inclusion sociale – La lutte des femmes.
CHAPITRE 4 – L’HISTOIRE AU FÉMININ [Fragments]
Dans le labyrinthe des croyances et des événements – Des histoires à raconter.
CHAPITRE 5 – LES SEPT FEMMES DU MONDE
Les Sept et les Exilés.
Notes de bas de page
Exils au féminin, une oeuvre collective
Pour acquérir le livre
EXILS AU FÉMININ
Sept parcours de lutte et d’espoir
Ouvrage édité par le Centre de Documentation sur les Migrations Humaines
Gare-Usines – Luxembourg -3481 Dudelange
Diffusion
Librairie L’Instant Lire à Champigny
(forte concentration de portugais et bidonville dans les années 1960).
11 rue Albert Thomas, 94500, Champigny-sur-Marne
01 45 16 90 88 linstantlire@gmail.com
https://linstantlire.com
Un pas de côté hors du cas portugais (mais au titre semblable)
EXILS AU FÉMININ (2021)
Conditions singulières et détermination
Jacinthe Mazzocchetti et Xavier Briké
Collection : Transitions sociales et résistances
Cet ouvrage non consacré aux exilées portugaises relate les conditions singulières des exils au féminin. Au-delà des singularités, les femmes rencontrées ont en partage la volonté de s’affirmer, d’être reconnues et de transgresser les assignations tant sociopolitiques qu’identitaires. Dans l’ombre de la convention d’Istanbul et des barbelés de l’espace Schengen, elles rendent compte des asymétries qui traversent nos mondes. En témoins précieux, elles nous relatent, mieux que personne, la particularité du travail de l’exil au féminin.
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