Quand l’histoire individuelle croise l’histoire collective …
L’entretien de Françoise, autour du livre de Didier Eribon « Retour à Reims », me semble ouvrir un champ de réflexion très occulté et important pour moi, c’est la question jamais évoquée lorsque nous militions dans les années soixante-dix de nos appartenances sociales et de la façon dont cette appartenance façonnait nos vies et nos engagements.
Une question a été fondamentale dans mon envie de militer c’est celle de la sortie de l’entre soi, c’est à dire la possibilité, à partir de nos histoires individuelles et de nos appartenances sociales diverses, de rencontrer des milieux sociaux différents pour « changer le monde et changer la vie » et construire un monde commun aurait dit Hannah Arendt.
Nous étions dans une situation paradoxale me semble t-il : nombreux, quel que soit notre milieu d’origine, à être animés par une envie de sortir d’un ordre des choses qui nous assignait à nos milieux respectifs, pour découvrir d’autres milieux, d’autres valeurs, nous avons eu du mal à porter ce désir de faire bouger les frontières des déterminismes sociaux dans l’ensemble de la société.
Je pense que c’est une des raisons, (même si ça n’est pas la seule) pour laquelle nos engagements de 1968 et des années 70 n’ont pas réussi à déboucher sur une transformation durable du monde et des rapports sociaux qui fasse sens pour le plus grand nombre. En effet aujourd’hui plus que jamais la société est recroquevillée sur une multitude d’entre soi et montre une incapacité à se projeter dans un imaginaire de transformation sociale qui fasse sens pour le plus grand nombre, ensemble d’individus aux histoires singulières, enfin reconnues.
Il est fondamental de réfléchir politiquement à l’articulation entre l’histoire individuelle et histoire collective…. Ce n’est pas seulement une question à laisser aux historiens et aux sociologues, c’est une question hautement politique qui tient également à coeur à Claude Alphandéry, résistant, militant, hier au Parti communiste français, aujourd’hui fortement impliqué dans le développement de l’économie solidaire.
Sylvie Dreyfus-Alphandéry
Pourrais-tu me parler de ce que représente pour toi la sortie de l’entre soi quand tu t’engages dans la résistance ?
Pendant la résistance, la sortie de l’entre soi s’est passée malgré nous. Grâce au STO, on a accueilli des gens très différents de nous, venus de toute la France, certains parlaient ch’ti, ils étaient dépaysés et dés-occupés, car c’étaient des travailleurs et qu’ils avaient peu l’habitude d’avoir du temps libre.
Pour mieux nous connaître et échanger ensemble, nous voulions créer des clubs de jacobins, car on avait des réminiscences d’histoire ! À aucun moment ne me venait à l’esprit que j’avais une licence de lettres et que je pourrais peut-être aussi donner des conférences….
Nous avions des problèmes lorsqu’on faisait prisonniers des soldats de la Wehrmacht, car nos maquisards voulaient les exécuter, il fallait expliquer qu’on n’exécute pas des prisonniers de guerre. Parmi eux, il y avait des autrichiens dont le pays avait été envahi par Hitler. D’ailleurs, dans les maquis se trouvaient aussi des anti-fascistes autrichiens, alsaciens, des déserteurs allemands. La question de la mixité revenait souvent aussi. À la Libération, il m’a paru inacceptable qu’on maltraite et sadise les femmes qui avaient couché avec les allemands.
Ceci dit, de nombreux cadres de la résistance étaient des syndicalistes, des instituteurs militants qui ne cachaient pas leurs drapeaux. Je n’ai pas de souvenir, dans le maquis, de discussion à propos des différences de milieu social.
Puis quand tu es entré au PC, à la Libération ?
A la Libération, le PC pensait que le pouvoir était à sa portée, et, pour ce faire, il considérait qu’il fallait élargir sa base sociale, attirer les intellectuels, la classe moyenne, les petits paysans, les petits entrepreneurs. Mais il fallait réserver les postes de responsabilité à des gens dont la fidélité était à toute épreuve. Du fait de mon origine bourgeoise, je les comprenais. Quand je n’étais pas d’accord, je craignais que ce ne fût à cause de celle-ci ; au point que j’ai pris un mois de congé pour suivre une école nationale de formation du parti, laquelle était un concentré de parler communiste. Il fallait créer un langage commun, des références idéologiques et culturelles partagées, destinées à se projeter dans un monde nouveau, mais qui, en fait, en voulant éliminer l’entre soi, ramenait à un nouvel entre soi.
Comme le PC était composé majoritairement d’ouvriers, j’avais l’impression de sortir de mon milieu. Au Mouvement de la Paix, le PC voulait sortir de l’entre soi, donc ce mouvement était très largement composé de non communistes mais il était dirigé par des compagnons de route du PC, qui pouvaient être de grands bourgeois, comme l’avocat Léo Matarasso, le grand médecin José Aboulker, les Aubrac, les Dessanti… D’autres mouvements, comme l’Union des Femmes Françaises, accueillaient des femmes qui n’étaient pas au PC, mais dans cette organisation Jeannette Vermeersch, la femme de Maurice Thorez, avait une grande influence.
Le journal Action tranchait avec la langue de bois du Parti, même si ses positions restaient fondamentalement celles du Parti. Les dirigeants de journaux comme Action ou Les lettres françaises restaient sous la main du Parti qui ne tolérait pas d’écart. C’est ainsi qu’à la mort de Staline, en 1953, Les Lettres Françaises ont demandé à Picasso un portrait de Staline pour leur première page. Celui-ci l’a fait à sa façon, c’était un hommage très loin du réalisme socialiste. Pierre Daix a eu un blâme car il avait publié ce dessin et a perdu la direction des Lettres françaises.
J’étais moi-même au comité de rédaction d’Économie et politique, dont l’audience dépassait de très loin celle des seuls membres du Parti. À son retour d’URSS, en 1954, Thorez a voulu donner un ton plus orthodoxe à la revue et m’a demandé personnellement de concevoir un numéro sur la paupérisation absolue de la classe ouvrière. J’ai cherché à le faire, mais je n’ai réussi à démontrer que sa paupérisation relative. Je ne pouvais écrire que, dans une économie en pleine croissance, le niveau de vie était inférieur à ce qu’il était un siècle auparavant ! En revanche, je pensais que les inégalités étaient encore très importantes. Ce désaccord me conduisit à démissionner de la revue. Nous étions par ailleurs de plus en plus nombreux à désapprouver l’attitude de l’Union soviétique vis à vis des pays de l’Est, et j’ai démissionné également du Parti.
As-tu une forme de nostalgie du temps où tu militais au PC ?
Oui j’ai la nostalgie de la vente de l’Huma, tous les dimanches à Montorgueil, j’ai le souvenir de moments merveilleux de discussion avec les gens. C’était une occasion formidable d’empathie et une vraie façon d’inscrire la pratique politique dans la vie car c’était une période où une grande majorité de personnes se sentaient concernées par la politique.
Quel souvenir as-tu de mai 68 et des années 70 ?
J’y ai vu avant tout une libération sociétale, sans oublier les avancées décisives qu’ont été les accords de Matignon, les 20 % d’augmentation du SMIC. Ceci dit les années 69/70 ont absorbé ces augmentations car les prix ont augmenté de 5 à 6 % par an.
Avant de m’investir dans le développement de l’économie solidaire, je suis entré dans la mouvance des GAM, Groupements d’Action Municipaux, dont le premier a été créé par Hubert Doubedout, maire de Grenoble. En 1971, il en existait plus de 100. À travers mes fonctions à la Caisse des Dépôts et Consignations, je dirigeais, dans les années 80, un bureau d’études qui intervenait dans le domaine de l’urbanisme et de la politique de la ville et des territoires. On commençait à parler de quartiers en difficultés sociales, dans la commission Bonnemaison, qui faisait dialoguer l’État et le monde associatif pour résoudre (déjà…) les problèmes de sécurité dans les quartiers difficiles. Je me souviens de notre intervention dans le quartier de l’Alma Gare, de la création de la piscine à Roubaix…
Peu à peu, tes pas vont t’amener à t’engager dans le monde de l’économie solidaire
Dans les années 80, j’ai découvert la richesse du monde associatif, l’ouverture sur la société de ces milieux, largement composés d’enseignants, d’éducateurs sociaux que je vais retrouver dans les milieux de l’insertion par l’économie. Je ne parle pas de l’ensemble du milieu associatif, mais de l’implication de nombreux travailleurs sociaux qui vont s’investir dans les milieux de l’économie solidaire et qui ont fondé des entreprises d’insertion comme, par exemple, ID 21. Je pense également au mouvement des entrepreneurs sociaux, dans lequel on rencontre André Dupont, enfant de l’assistance, Pierre Chou, ancien éducateur de prison.
L’économie solidaire développe des pratiques qui inventent une autre approche de l’économie que la recherche du profit. Aujourd’hui on a réduit l’économie à ce qu’en fait le capitalisme le plus effréné alors que l’économie à l’origine dénommée « oeconomie » vient de oikos, maison, propriété, avoir et de nomos, usage, règle de conduite et renvoie à la gestion de la maison commune, c’est à dire à la nécessité de prendre soin de notre monde. L’économie solidaire revient à cette acception, en inscrivant la solidarité, l’entraide et la confiance dans les pratiques de l’économie. L’économie solidaire se manifeste par des initiatives citoyennes dans tous les domaines de résistance au capitalisme financier : elle développe sur les territoires des activités que la mondialisation avait délocalisées, elle invente de nouveaux métiers de protection de l’environnement, d’économie d’énergie, de recyclage, d’agro-écologie qui accueillent des personnes très éloignées de l’emploi, elle créé des activités qui privilégient l’entraide entre les habitants, les échanges de savoir…
Ces initiatives sont éparses et fragmentaires, il n’y a pas encore assez d’interdépendance entre elles pour arriver à représenter une vraie alternative au capitalisme financier, mais elles creusent leur chemin.
Les acteurs qui portent ces initiatives se constituent souvent en associations qui doivent collaborer ensemble et sortir de leur entre soi pour arriver à « faire mouvement » et porter un vrai projet de transformation de la société. Il s’agit d’inventer un véritable pouvoir citoyen, plus que jamais nécessaire pour renouveller les pratiques politiques actuelles. Nombre de mouvements sont en pleine ébullition, tels que « Les États-généraux du pouvoir citoyen », « Les Convivialistes », l’initiative du pacte « Les jours heureux »… Espérons que les ruisseaux constitués par ces multiples initiatives arrivent à transformer le cours de la grande histoire, tel que l’a fait, en d’autres temps, le programme du CNR (Comité National de la Résistance)…
Compléments
Présentation de Claude Alphandéry sur le site Le Labo de l’économie sociale et solidaire
L’article sur Claude Alphandéry dans Wikipedia
Bibliographie
Une si vive résistance, Paris, Rue de l’échiquier, 2011
Vivre et résister (Descartes et compagnie), 1999
Une famille engagée (Odile Jacob) , 2015
Lire aussi sur ce blog collectif
L’article de Françoise Meriou : Retour à Reims de Didier Eribon
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