Selon les résultats des dernières enquêtes PISA, l’école française est aujourd’hui celle des pays de l’OCDE où l’origine sociale des enfants pèse le plus lourd dans les résultats scolaires. Comment les ministères successifs de l’éducation ont-ils laissé les inégalités se creuser à ce point ?
En 1831, dans les Contemplations, Victor Hugo écrivait :
« …L’aube vient en chantant et non pas en grondant
Nos fils riront de nous dans cette blanche sphère
Ils se demanderont ce que nous pouvions fair
Enseigner au moineau par le hibou hagard.
Alors, le jeune esprit et le jeune regard
Se lèveront avec une clarté sereine
Vers la science auguste, aimable et souveraine ».
L’aube est encore à venir…
Le ministre de l’éducation nationale a présenté, en Conseil des ministres du 4 décembre 2013, une communication relative aux résultats de l’enquête Pisa. (L’acronyme « Programme international pour le suivi des acquis des élèves » désigne un ensemble d’études menées par les pays de l’OCDE). Etaient évaluées, dans 65 pays, les compétences des élèves de 15 ans en expression écrite, mathématiques et sciences, pour l’année 2012.
Les résultats du système éducatif français mettent en évidence, sur les dix dernières années :
- une baisse du niveau moyen en mathématiques : entre 2003 et 2013, la France perd 5 places en passant de la 13e à la 18e place sur 34 pays
- un accroissement des écarts de niveau entre les élèves qui s’explique par le plus grand nombre d’élèves en difficulté, alors que dans les autres pays de l’OCDE, cette part est stable.
- une aggravation des déterminismes sociaux : l’école française est aujourd’hui celle des pays de l’OCDE où l’origine sociale des enfants pèse le plus lourd dans les résultats scolaires, et cette tendance s’est accrue ces dix dernières années1.
Comment en est-on arrivé là ? Comment, dans leur volonté imperturbablement affichée de lutter contre les inégalités, les ministères successifs les ont-ils laissées se creuser à ce point ?
1 : L’école de Jules Ferry : un paradis perdu ?
Il est certain que l’ordre a régné au sein de l’Education nationale jusque dans les années 60 du siècle passé, au prix d’une injustice notable : 50% seulement des futurs travailleurs obtenaient le certificat d’études primaires à grand renfort de dictées et de problèmes d’arithmétique. Les élus, depuis Napoléon, étaient nourris de latin et de mathématiques, dans des lycées vénérables ; un baccalauréat exigeant leur ouvrait ensuite toutes les portes. Ils étaient rejoints par quelques « miraculés » tels que Camus ou Bourdieu. Un examen d’entrée en 6ème servait de passerelle ; il fut supprimé en 1956.
1-1 : Des réformes allant vers une « troisième voie » pour les techniciens
Cependant, après le « baby-boom » de l’après-guerre, diverses réformes se profilent, allant dans le sens d’une démocratisation et d’une diversification :
Le rapport Langevin-Wallon (1947) propose de démocratiser l’enseignement en allongeant la scolarité à 18 ans, en généralisant les expériences de l’éducation nouvelle et en élaborant une école unique. Ce projet, abandonné faute de moyens et en raison de divergences politiques, inspirera cependant de nombreuses réformes scolaires.
Dans les années 50 et 60, en plein « baby-boom », le besoin de travailleurs plus qualifiés se fait sentir. Une série de réformes va dans le sens d’une « troisième voie » :
– En 1959, la réforme Berthoin prolonge la scolarité obligatoire de 14 à 16 ans et réforme l’organisation du système éducatif avec la création des collèges d’enseignement général (CEG) : deux années de cycle d’observation, communes à l’enseignement général long et à l’enseignement technique, sont suivies de trois années d’enseignement spécifique. La plupart des CEG ont été constitués par transformation d’anciens « cours complémentaires » qui ouvraient la voie du « primaire supérieur ».
– En 1963, la réforme Fouchet-Capelle étend « les procédures d’observation et d’orientation à toutes les classes du premier cycle ». En 1962, sont créés des collèges d’enseignement secondaire comportant des filières longues et des filières courtes (CES) ainsi que des collèges d’enseignement technique (CET).
Entre 1960 et 1965 sont créés les premiers IUT et les premières sections de BTS.
On peut penser que le projet de de Gaulle était de modifier en douceur l’école de Jules Ferry par la création d’une « troisième voie » occupée par les techniciens. Mais l’accélération démographique, plus rapide que prévu, va entraîner une situation d’urgence.
Dans les années 50, le progrès est dû essentiellement à l’élévation de la demande scolaire et du niveau des études. A partir des années 60, les enfants du « baby boom », toujours plus nombreux, arrivent à l’école et le mouvement s’accélère. A titre d’exemple, dans les cours d’enseignement général, on passe de 474 500 élèves en 1959-1960 à 789 300 en 1963-1964. Cette massification va être en partie à l’origine du bouleversement de mai 68, quand les étudiants, désormais trop nombreux pour les débouchés offerts, affluent dans l’enseignement supérieur.
1-2 La pensée en mai 68 et dans les années 70
Mai 68 est une période des plus fécondes au niveau de la théorie. La jeunesse intellectuelle s’en prend au savoir « poussiéreux » et « réactionnaire » des maîtres, et cherche à lui substituer les dernières découvertes de la pensée, dont elle imagine, peut-être par une générosité excessive, que tous peuvent se les approprier sans autre forme d’initiation.
La réforme de l’éducation n’est pas centrale dans le mouvement de mai 68, encore qu’elle y soit bien présente : Ivan Illich, dans les années 70, théorise une société déscolarisée. Mais la pensée de mai 68 s’attache d’abord à libérer la pensée, de quelque domination que ce soit. Pour cela, les révolutionnaires issus de mai 68 veulent extirper toute soumission au maître. Dans le domaine de l’éducation, au lieu d’enseigner des techniques répétitives pensées comme un apprentissage de la soumission, il s’agira de permettre à tous les enfants d’accéder d’emblée à la pensée conceptuelle.
1-3 la réforme Haby et le collège unique
Revenons au système éducatif. En 1975, avec la suppression des filières du collège d’enseignement secondaire et la création par la réforme Haby du collège unique, tous les enfants d’une même classe d’âge se retrouvent sur les bancs du collège.
Comment gérer à la fois une telle hétérogénéité et un tel afflux d’élèves ? Rien, dans un premier temps, n’est modifié au niveau de la conception de l’enseignement. Le choc est d’autant plus rude que les mesures de soutien prévues par la réforme Haby (des heures supplémentaires notamment) sont peu et mal appliquées.
En réponse à ce désordre, sont créées les zones prioritaires (ZEP) en juillet 1981. Il s’agit d’une mesure de discrimination positive consistant à « donner plus de moyens à ceux qui ont le moins ».
La réforme Haby a mis en lumière un fait qui semble alors difficile à croire : 20% environ des élèves ne savent pas lire couramment en arrivant au collège. Il semble que le phénomène ait toujours existé, mais inaperçu : au temps de l’école de Jules Ferry, un « bagage » scolaire n’était pas nécessaire pour s’insérer dans la vie active au niveau le plus modeste.
1-3 Les inégalités et leur traitement
Devant l’impossibilité de traiter sur-le-champ cette réalité massive, l’Education nationale s’efforce de remédier au mal, mais aussi de le pallier par de pieux discours.
Et d’abord, par un déni massif de toute inégalité, quelle que soit son origine ; il est évident que tous les enfants, abstraction faite de leur situation socio-culturelle, ne sont pas identiques, mais il semble que l’Education ne pourrait supporter ce mot de Diderot : « l’homme qui s’est élancé sur un échelon supérieur à celui qu’il tenait de la nature y chancelle, y est toujours mal à son aise ; il médite profondément le problème que l’autre résout tandis qu’on lui attache des papillotes »).
Dans son dernier ouvrage : Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Catherine Kintzler pose clairement la question : « comment concilier l’exigence d’égalité avec les besoins scientifiques, techniques et intellectuels, et avec le droit légitime pour chacun d’atteindre le maximum de perfection dont il est capable ?» 2(p. 31)
Les ministères successifs, qu’ils empruntent le vocabulaire de la droite, de la gauche ou de l’ « ultra-gauche», s’efforceront d’atteindre cette conciliation et cette exigence, mais « les faits sont têtus » : il était impossible, par la voie que l’on avait choisie (le collège unique sans soutien suffisant pour les élèves en difficulté) de faire accéder d’un seul coup toute une classe d’âge à la voie prévue par Napoléon pour les seuls rejetons de la bourgeoisie ; la « culture humaniste» encore tout imprégnée de grec, de latin et de « belles-lettres », se révélait d’ailleurs inadaptée désormais aux « besoins scientifiques, techniques et intellectuels » du pays.
S’agissant des inégalités, il semble que les ministères aient choisi, peu ou prou, de se livrer d’abord à l’exercice orwellien du travestissement de la réalité – bien qu’en fait elles ne cessent de se creuser, elles appartiennent désormais, selon eux, à un passé révolu – et d’appliquer au système éducatif une série de mesures parfois inadaptées, voire contre-productives, en produisant une abondance de théories :
· « gauchisantes » (cet « ultra-gauchisme » se pare, dans un premier temps, de tous les prestiges de la pensée qui fleurissait dans les années 68)
· rivalisant de promesses « pour tous et pour chacun »
· et faisant sentir leurs effets à tous les niveaux du système éducatif.
2- Les réformes des années 70-80
Comme on l’a vu, les révolutionnaires de 68 voulaient extirper la soumission au maître en libérant la pensée conceptuelle que l’enfant portait en lui. Théoriquement, rien ne s’opposait à ce que l’on adapte, pour des enfants, la théorie des ensembles ou les fonctions du langage. Mais il aurait fallu davantage de temps et les réformes se sont faites dans l’urgence : une massification mal gérée, avec la suppression des heures de soutien prévues, va, dès la fin des années 70, amener le contraire de ce qui était visé.
2-1 Création des IUFM
Le système déjà fragilisé par l’afflux brutal d’élèves non préparés et non « scolaires » au collège va subir une autre transformation radicale avec la loi no 89-486 du 10 juillet 1989 d’orientation sur l’éducation «Loi Jospin», créant un institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) dans chaque académie, à partir du 1er septembre 1990.
Cette loi rapproche les enseignants du primaire et les professeurs du secondaire (collège et lycée), désormais tous recrutés après la licence et alignés sur même grille de salaires (à l’exception des agrégés). C’est ainsi qu’est créé le corps des professeurs des écoles en remplacement (à terme) de celui des instituteurs.
Les formateurs sont les enseignants de l’IUFM. Ils viennent d’horizons et de parcours très variés, contrairement à la plupart des établissements d’enseignement, et dans l’idéal, ils veulent former des équipes pédagogiques sans hiérarchisation. Leur nom de « formateurs » est utilisé dans ce but, pour éviter d’autres termes qui feraient immanquablement référence au statut et au grade. Ils peuvent être enseignants agrégés ou certifiés issus du secondaire, mais aussi enseignants-chercheurs ou intervenants extérieurs, personnes d’horizons divers apportant une expertise dans un domaine particulier.
Or, la formation des futurs maîtres dans le cadre des IUFM donne lieu dès le début à de nombreuses critiques. Dès 1991, Laurent Schwartz, connu pour ses positions de gauche, lançait cet avertissement : « Si le développement des IUFM se poursuit comme il a commencé, il mènera l’enseignement secondaire à un désastre sans précédent dans son histoire ».
Dans un article du Monde du 3 septembre 2002, « En finir avec les IUFM », deux agrégés d’histoire, Fabrice Barthélémy et Antoine Calagué, résument « […] le bilan de cette expérience dans un consternant triptyque : l’IUFM est inefficace, inutile et parasitaire3 ».
2-2 Que reproche-t-on vraiment aux IUFM ?
Avant tout, l’optique de la professionnalisation est visée, en ce qu’elle met à mal le modèle de « l’homme cultivé », voire de l’intellectuel critique » auxquels s’identifient traditionnellement les professeurs du secondaire 4 : dans le Monde du 25/02/2009, d’anciens « formés » critiquent la formation de leurs formateurs : « agrégés sur liste d’aptitude (c’est-à-dire pour services rendus, sans concours, à discrétion de l’inspection), camarades de syndicats ou de partis…»
Surtout : suivant les pédagogues « constructivistes, les IUFM ont fait le choix d’une didactique selon laquelle l’enseignant oublie sa représentation personnelle de l’enseignement issue de nombreuses années notamment dans le supérieur (l’« épistémologie du maître») et passe d’une pédagogie centrée sur le contenu à une pédagogie « centrée sur l’apprenant », au détriment de la transmission des savoirs.
Philippe Meirieu souligne la tension, à l’origine des IUFM, entre la vocation respective de l’enseignement primaire destiné aux enfants du peuple et de l’enseignement secondaire réservé essentiellement aux enfants de la bourgeoisie :
« La création des IUFM prend sa source dans une double et contradictoire exigence. D’une part il s’agissait de s’inspirer des acquis pédagogiques élaborés pour l’essentiel dans l’école primaire. Mais d’autre part, on voulait renforcer les disciplines et « universitariser » la formation des enseignants du primaire. C’est ce mariage de la carpe et du lapin qui explique la convergence de critiques issues de points de vue opposés ».
Autre sujet de débat : les formateurs des IUFM insistent sur la nécessité d’« ouvrir l’école sur la vie», de l’« adapter aux élèves tels qu’ils sont » , au risque d’entraîner une baisse générale de l’exigence intellectuelle. Pour les défenseurs de l’« école républicaine», il importe au contraire de la soustraire aux influences extérieures. Selon l’universitaire Pedro Cordoba, président de l’association « Reconstruire l’école », l’argumentaire des IUFM se réduit à un leitmotiv : » il faut adapter le métier d’enseignant aux élèves tels qu’ils sont « … Mais justement : la solution ne consiste pas à transformer l’école en un » lieu de vie « , ouvert à tous ces vents néfastes de la » modernité « . Il faut, au contraire, la » sanctuariser » en ritualisant fortement son accès ».
Pour résumer : les contenus de l’enseignement, traditionnels ou rénovés, étaient presque impossibles à transmettre dans des classes hétérogènes surchargées. Ils vont passer au second plan au bénéfice d’une pédagogie issue du constructivisme, dans laquelle l’« apprenant construit son savoir », avec des résultats variables. La transmission proprement dite de savoirs d’ailleurs remis en question fait les frais de cet ajustement.
Quant aux IUFM, ils sont supprimés au début du quinquennat de Nicolas Sarkozy. La loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République supprime les IUFM dans les académies, mais les maintient dans les vice-rectorats du Pacifique, et crée les écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE). Ce sont des composantes des universités, qui ont pour mission la formation initiale et continue des enseignants.
Les étudiants y sont classiquement admis après une licence (niveau bac +3). Les enseignements, à la fois professionnels et disciplinaires, durent deux ans, permettant ainsi l’obtention d’un master. En parallèle, ils passent les concours de l’enseignement lors de la première année (pour l’enseignement public : le CRPE ou le CAPES par exemple).
2-3 Le changement à tous les niveaux
Après bien des protestations, la nouvelle formation s’est imposée. Le changement «pour tous et pour chacun » se fait sentir à tous les niveaux :
2-3-1 A l’école maternelle et au cours préparatoire
L’apprentissage de la lecture se faisait selon la méthode « syllabique », ancienne et éprouvée : l’enfant doit d’abord et impérativement comprendre l’« accrochage » entre les lettres et les sons. Selon les « nouveaux pédagogues », les élèves soumis à ce fastidieux b.a. – ba seraient condamnés à déchiffrer lettre par lettre, à ânonner indéfiniment et désespérément, privés de la possibilité d’accéder au « sens » et de devenir de « vrais lecteurs ». Comme le dit plaisamment Laurence Lentin4, adepte ardente de la méthode globale, « beaucoup d’épelé, peu de lu »5…Enfin la méthode globale est venue, et avec elle toutes les méthodes d’enseignement « modernes » construites sur le modèle du « lecteur confirmé » : « préparation à l’entrée dans l’écrit » en maternelle, « productions d’écrits » par « étiquettes-mots », par la « dictée à l’adulte », « lecturisation », lecture par « hypothèses », par « prise d’indices », lecture « rapide », en « diagonale » etc., qui permettraient de faire de l’enfant, un « lecteur autonome », à l’opposé du déchiffreur consciencieux et soumis que produirait la méthode syllabique.
Dans son ouvrage Apprendre à lire en maternelle,6 Hélène Gilabert rend hommage à Jean Foucambert7, promoteur ardent de la « lecturisation », qui, dans La manière d’être lecteur, a, par sa virulence et son extrémisme, « provoqué un salutaire électrochoc en remettant en cause le primat du déchiffrement ».
L’enfant, ainsi plongé dans un « bain de lecture » au lieu d’apprendre à lire, devient lecteur par, tâtonnement et intuition.
Même si elle a rarement été appliquée dans toute sa rigueur et si elle a été la plupart du temps « panachée » avec l’apprentissage syllabique, cette méthode, qui tendait à transformer l’apprentissage de a lecture en un jeu un peu lassant de devinettes et ne favorisait pas (c’est le moins qu’on puisse dire) l’acquisition de la grammaire et de l’orthographe, a créé un certain nombre de «faux dyslexiques » et sans doute contribué à dégoûter précocement du système scolaire un nombre non négligeable d’enfants de milieu défavorisé (les familles plus aisées se montrant plus averties et habiles à réparer les dégâts).
2-3-2 Ecole élémentaire et secondaire
Selon les pédagogues constructivistes, l’école de Jules Ferry avait eu le tort de considérer l’esprit de l’enfant comme une potiche vide « à remplir par des « briques de savoir ».
A présent, le savoir et sa transmission vont connaître l’« ère du soupçon ». Comme on l’a vu, il s’agissait, dans un premier temps, de permettre aux enfants d’accéder d’emblée à une pensée conceptuelle. Cela entraînait un discrédit sur les apprentissages techniques – comme ceux de la grammaire et du calcul, répétitifs et fastidieux : le pas est vite franchi, qui consiste à les accuser de favoriser la passivité, voire la soumission de l’« apprenant ».
D’abord, on proscrira donc le cours magistral, « assené frontalement » à l’élève, et que l’on accuse de tous les maux : source d’ennui, l’écoute, considérée comme forcément passive, induit par ailleurs une attitude de soumission au savoir du maître. On la remplacera avec profit par des activités de « tâtonnement expérimental » pendant lesquelles l’apprenant, comme on le sait, « construit son savoir ». Le savoir : une notion elle-même suspecte, à laquelle on préférera bientôt celles de « savoir-faire », « compétences transversales » mobilisables d’un « contenu » à un autre, « savoir-être » : l’apprenant tend à devenir un communicant plutôt qu’un savant. Le maître-mot : « apprendre à apprendre ». La notion de contenu de savoir tend à être évacuée.
Les règles et contraintes malheureusement inhérentes à tout apprentissage et que personne ne penserait à contester quand il s’agit de maîtriser un sport, sont vécues souvent comme une mainmise du maître, un archaïsme, voire une entreprise délibérée d’abêtissement. Selon Rachel Boutonnet, qui raconte son stage en IUFM8, « au lieu d’enseigner l’orthographe, on montre à un enfant la graphie correcte des mots, en « glissant » et comme de surcroît, car une correction pourrait mettre l’élève en situation d’échec. Si l’élève commet en parlant une erreur classique, telle que « si j’aurais su j’aurais pas venu », l’enseignant reformulera correctement la phrase, sans jamais lui signaler son erreur afin de ne pas le « traumatiser ». Bien entendu, l’apprentissage « par cœur » est honni, qu’il s’agisse de récitations ou des tables de multiplication.
L’histoire, loin d’être « assenée », sera, bien entendu, « construite » à partir d’une documentation qu’il est malheureusement facile de se procurer sur internet… Toujours selon Rachel Boutonnet :
« On ne doit jamais faire de l’ « histoire-récit », autrement dit on ne doit pas raconter les événements historiques aux enfants, parce que toute narration est soumise à la subjectivité du narrateur. alors que de nombreux faits historiques sont pourtant bien avérés. On inculque donc aux stagiaires, que pour ne pas influencer l’enfant dans son jugement, il faut effectuer un travail avec des documents bruts. Je pense que c’est beaucoup trop difficile pour les enfants : l’histoire-récit leur convient bien mieux. Mais il règne à l’IUFM un interdit du savoir, voire une haine du savoir … Ce que l’enfant est censé apprendre : une « démarche d’apprentissage» ou une « capacité transversale à construire ses savoirs de façon autonome», qui sont censées s’appliquer à toutes les disciplines. Une sorte de modèle creux, en somme ».
L’exemple des mathématiques, comme celui du français, semble illustrer les difficultés pédagogiques rencontrées dans le projet qui visait au départ à permettre l’accès de tous à la pensée conceptuelle. Dans les années 70, la réforme des « maths modernes», dite « Commission Lichnerowicz » du nom de son président, fut active de 1967 à 1973. Elle comptait plusieurs membres du groupe Bourbaki et insistait sur les structures mathématiques et la « théorie naïve des ensembles » (ou « théorie des ensembles » pour les non-mathématiciens). Cette réforme cherchait à établir une synthèse entre le bourbakisme et les théories de Piaget. Mais il semble que cette synthèse se soit révélée impossible : selon Piaget lui-même, l’acquisition de la pensée logique (à 12 ans environ) suppose qu’on soit capable découvrir soi-même et de formuler l’inverse d’une propriété (a>b implique b< a) ; avant d’atteindre ce stade, l’enfant passera nécessairement par des étapes où il ignorera la nécessité fondamentale de cette propriété (« sera incapable d’abstraction »). Les enfants que l’on s’efforçait de familiariser avec des ensembles concrets dès la grande section de maternelle et avec les bases arithmétiques 2 et 3 au cours élémentaire n’accédaient pas plus rapidement à la pensée abstraite ; en revanche, ils présentaient des lacunes importantes dans l’acquisition du calcul – une technique certes, mais indispensable. Quant au niveau d’abstraction recherché, il n’était atteint finalement que par un nombre restreint d’élèves : il fut donc taxé d’élitisme. D’autre part, la faiblesse de la concertation avec les enseignants rendait cette réforme difficile à appliquer ; elle fut abandonnée progressivement dans les années 80.
Le français, quant à lui, subit les assauts de l’analyse de deux influences conjuguées. D’abord, celle de l’«ère du soupçon» issue de la pensée marxiste :
« Il serait illusoire d’imaginer, écrit Foucambert (toujours lui!) qu’un non-lecteur cesserait de l’être dès lors qu’il connaîtrait l’existence des écrits et qu’il disposerait d’une technique satisfaisante de lecture. L’écrit résiste et l’écrit exclut… L’adolescent qui vit dans une cité-dortoir et le familier res salons parisiens ne peuvent faire la même lecture de Flaubert, de Sagan ou de Proust. Si la littérature provoque des émotions esthétiques chez ceux pour qui elle est écrite, elle ne peut être lue de la même manière par ceux qui sont exclus du système de valeurs et de représentations dont elle est nourrie. Ils n’ont pas d’autres solutions que de la rejeter. À moins d’en faire une autre lecture. Non plus une lecture esthétique mais une lecture tout à la fois ethnographique et politique. »
Et Philippe Meirieu (qui reviendra sur cette position) propose que l’on remplace l’étude des œuvres littéraires par celle des notices d’appareils ménagers, plus « proches du vécu » des élèves de milieu populaire…
L’« apprenant » va subir aussi le formalisme linguistique.
La linguistique, comme on le sait, était la discipline-reine dans les années 60. Elle est préférée à la grammaire traditionnelle en raison de son caractère non-normatif : elle ne cherche pas à imposer la « bonne langue » celle que la classe dominante inculque aux enfants défavorisés par une « violence symbolique » déconstruite par Pierre Bourdieu,8dans nombre de ses ouvrages, mais se donne un « corpus » sans considérer le niveau de la langue et sans privilégier l’écrit. Là encore, il s’agit de faire émerger une pensée qui soit propre à l’enfant, « apprenant construisant son savoir » : comme l’enfant apprend à parler au sein de sa famille et s’approprie la langue tout naturellement, l’« apprenant » doit découvrir par lui-même les lois de la langue et les « fonctions du langage ».
Mais dans le même temps où elle prône cette immersion linguistique, l’école réduit le nombre d’heures consacrées à l’apprentissage des « fondamentaux » que sont l’expression écrite et orale et les mathématiques. Or, l’hétérogénéité des classes, pour bien fonctionner, requiert des heures nombreuses et des heures de soutien.
Peut-être plus grave encore : comme on l’a vu, les théoriciens de l’après-68, pour le dire vite, avaient établi une distinction fondamentale entre la technique bête et répétitive assenée aux dominés pour mieux les asservir et la science noble et conceptuelle que tout enfant portait en lui et qu’il suffisait de libérer en favorisant sa spontanéité et sa créativité : mais cette distinction est souvent impossible dans la pratique, comme on le voit clairement si l’on prend pour exemple l’étude du latin et du grec, impossible sans une mémorisation préalable, certes « rébarbative », mais indispensable des déclinaisons et conjugaisons. Or l’école soucieuse de séduire l’élève, désormais placé « au centre du système éducatif », semble craindre désormais de lui infliger le moindre désagrément… au détriment des acquisitions.
De plus, la réduction d’horaires paraît tout à fait injustifiable, s’agissant en tout cas de l’enseignement du français. Selon le collectif Sauver les lettres, 9 : « En 1976, un élève qui sortait du collège avait reçu 2800 heures d’enseignement du français depuis son entrée au cours préparatoire. En 2015, il en a reçu environ 600 de moins. Il a donc perdu l’équivalent de deux années ».
3-1 Le niveau monte…
En 1989, Christian Baudelot et Roger Establet, deux sociologues de l’éducation, avaient publié Le Niveau monte 10. Devant le démenti imposé par les faits, ils font paraître, vingt ans plus tard, l’Elitisme républicain11 où ils attribuent les maux du système à son élitisme : une culture du classement et de l’élimination précoce, doublée d’une grande tolérance aux inégalités et à leur reproduction. Tel est, selon eux, l’enseignement qui ressort des comparaisons internationales développées dans ce livre.
Si leurs critiques recèlent une part de vérité (la culture du classement et de l’élimination précoce existe, et surtout il est à déplorer que l’enseignement technique et professionnel soit toujours considéré comme le parent pauvre du système, et l’« orientation » vers une section professionnelle comme une sanction), il est permis de penser que les causes de la dégradation constante du niveau des élèves (sauf dans quelques très bons lycées, fournisseurs des classes préparatoires aux grandes écoles où se perpétue un enseignement traditionnel – et qui apparaît toujours plus élitiste) peuvent être cherchées au moins en partie dans le renoncement à transmettre un savoir.
C’est ainsi que lentement, on assiste à une dégradation de la culture scolaire, accrue par la réduction des horaires et par la difficulté croissante d’imposer une discipline à des jeunes qui la refusent de plus en plus et se réfugient dans une « culture de protestation » où les bons élèves sont traités de « bouffons » et qui devient de plus en plus difficile à supporter pour les enseignants…
On se consolera de l’abandon de l’orthographe d’usage, mais il en va autrement pour la grammaire et la syntaxe, qui ne sont plus maîtrisées, au point que l’énoncé des problèmes de mathématiques paraît souvent incompréhensible à la plupart des élèves ; et mieux vaut ne pas parler de la géographie et de l’histoire, où les repères élémentaires sont la plus part du temps ignorés.
Dans ce contexte, il devient de plus en plus difficile pour les enseignants d’imposer une exigence là où tout ce qui demande un effort est désormais considéré non seulement comme « rébarbatif », mais aussi comme « élitiste» et où l’obtention d’un diplôme tend à être considérée comme un droit.
La médiocrité de l’enseignement professionnel est telle qu’il est question (dans la réforme Macron II) de supprimer purement et simplement certains BEP, considérés comme inutiles à l’insertion dans la vie active et « ubérisables ».
De plus, le caractère désormais exceptionnel des redoublements – peu efficaces selon la ministre Najat Vallaud Belkacem – tend à transformer le parcours scolaire sur le modèle d’une « carrière de fonctionnaire » où le baccalauréat s’obtient « à l’ancienneté », pour une partie notable des impétrants. De toute façon, le fait que 80% environ d’une classe d’âge obtiennent actuellement le baccalauréat n’apparaît pas comme le résultat remarquable d’une élévation du niveau d’études, mais comme la sanction d’années de présence au lycée. Mais cette formalité peut avoir des conséquences graves pour les intéressés : 50% des bacheliers ne passeront pas en deuxième année d’études. Les « nouveaux bacheliers, refusés par des filières sélectives et pléthoriques qui avaient pourtant été créées pour eux – les instituts universitaires technologiques, les classes de préparation aux brevets de techniciens supérieurs – et les bacheliers professionnels encore moins bien lotis, se retrouvent à l’université, non sélective à l’entrée mais où ils risquent de connaître la sélection par l’échec.
Il est à noter que la France n’est pas seule concernée par ce phénomène. Contrairement aux prévisions des plus alarmistes, les résultats de l’enquête PISA ne font pas apparaître un isolement de la France dans la dégradation généralisée des connaissances, puisqu’elle se situe en fait dans la moyenne, mais un creusement impressionnant des inégalités.
« Vincent Peillon avait annoncé une dégringolade de l’école française dans le nouveau Pisa 2012. Il n’en est rien. Le niveau baisse un peu en maths. Il s’améliore en compréhension de l’écrit et reste stable en sciences. Mais tout cela cache l’essentiel : le système éducatif français fabrique toujours des élites. Mais il produit aussi un nombre croissant d’élèves de plus en plus faibles. Dans la première classe tout va bien. Mais à fond de cale le bateau coule. Ce n’est pas l’école de l’élite mais celle de la République qui sombre» 12.
3-2 Nouvelles réformes
Dans ce contexte, la réforme du collège, en « supprimant ce qui marche encore » (les classes bilangues, les cours de latin et de grec transformés partiellement en une initiation à la civilisation méditerranéenne), apparaît comme une nouvelle forme et un bon exemple de ce «nivellement par le bas» que dénonce un nombre croissant de professeurs et de chercheurs. En effet, les écoles privées sous contrat – payantes – n’appliqueront pas cette réforme. Le piège se referme donc sur les enfants des classes défavorisées.
Conclusion
Devant ce sombre tableau, on pense à la théorie de Michéa selon laquelle, en l’absence d’emploi pour les futurs chômeurs, l’école serait devenue à peu près inutile sauf pour 8/10 de la population totale (alors qu’au temps des hussards noirs de Jules Ferry, l’Etat avait besoin de travailleurs munis de notions immédiatement utilisables après l’école, et il y mettait le prix) et ne servirait plus qu’à les préparer à une vie de pain et de jeux, ou pour le dire comme l’auteur à l’américaine , de « tittytainment » (l’expression vient de l’argot « tits», qui signifie « les seins »). 13 L’« horreur pédagogique » ne serait ainsi qu’un aspect de l’ « horreur économique ».
Faut-il alors rejoindre le « choeur des pleureuses » et se lamenter avec Alain Finkielkraut sur la décadence de la langue ? Sans doute, au vu de ce que l’on peut constater ; cependant, il faut penser que la globalisation des connaissances et l’évolution vertigineuse des technologies rendaient inévitable un changement profond (il ne s’agira sans doute plus jamais d’enseigner les « humanités » à une élite) et une certaine incertitude quant aux missions de l’école d’aujourd’hui et de demain. Cette crise et ce malaise ne sont pas propres à l’école française ; c’est dans le monde entier qu’il faut voir comment cherche à se définir et à se réinventer la meilleure manière de « concilier l’exigence d’égalité avec les besoins scientifiques, techniques et intellectuels » pour reprendre l’expression de Catherine Kintzler.
Notes :
1 http://www.education.gouv.fr/cid75515/communication-en-conseil-des-ministres-les-resultats-de-l-enquete-pisa.html
2 Kintzler Catherine Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen. 3ème éd. Minerve, 2015, 260 p.
3 http://www.le-sages.org/documents/2004/controIUFM.pdf
4 Bourdoncle Raymond. De l’instituteur à l’expert. Les IUFM et l’évolution des institutions de formation. In Recherche et formation : Aspects de la formation des enseignants au moment de la mise en place des IUFM n° 8, 1990, p.57-72
4 LENTIN Laurence. Apprendre à penser, parler, lire, écrire : acquisition du langage oral et écrit. ESF, 2009, 178 p.
5 Ce qui est faux. Je me souviens très bien, à six ans, d’avoir déchiffré : « ba-teau », et tout à coup le sens est arrivé !
6 GILABERT Hélène Apprendre à lire en maternelle. ESF, 2001, 168 p.
7 FOUCAMBERT Jean, La manière d’être lecteur. Sermap, 1976, 127 p.
8 BOUTONNET Rachel. Journal d’une institutrice clandestine, Ramsay, 2003.
8 Bourdieu Pierre, Passeron Jean-Claude. La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement . Ed. de Minuit, 1970,
9 http://www.sauv.net/horaires.php
10 Baudelot Christian, Establet Roger. Le Niveau monte. Ed. du Seuil, 1989
11 Baudelot Christian, Establet Roger. L’Élitisme républicain : l’école française à l’épreuve des comparaisons internationales. Ed. du Seuil, 2009 (La République des idées)
12 http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/12/03122013Article635216655767565296.aspx
13 Michéa Jean-Claude. L’Enseignement de l’ignorance : et ses conceptions modernes. Climats, 2013.
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