Un regard inquiet sur l’évolution de l’Europe : quand les murs remplacent les frontières…
Je n’ai jamais cru que le nazisme était mort avec Hitler, reprit-elle. Les gens qui entretiennent ces idées-là sont aussi convaincus aujourd’hui qu’ils l’étaient alors, mais ils ont d’autres noms, et d’autres méthodes. La haine ne s’exprime plus de façon ouverte, mais différemment : par en dessous, si je puis dire ? L’Europe est en train de s’affaisser sous l’effet de cette haine – mépris pour les faibles, attaques contre les immigrés, racisme. Je le vois partout. Et je me demande si nous lui opposons vraiment la résistance nécessaire.
Voilà ce que Henning Mankell fait dire à un de ses personnages, en 2000, dans son roman traduit en 2006 pour les Éditions du Seuil sous le titre Le retour du professeur de danse.
Henning Mankell nous a quittés récemment, et il va me manquer. Ses romans policiers dont l’intrigue se situe en Suède, et ses romans dont l’action se situe en Afrique du Sud, livrent d’excellentes intrigues, mais aussi de très justes analyses de notre société.
Entre 2000 et aujourd’hui, pour reprendre le propos du personnage, qu’y a-t-il de changé ? Rien. Ou plutôt si : maintenant, la haine ne s’exprime même plus « par en dessous », mais très haut et très fort. La haine, l’exclusion, le rejet des autres, et des preuves qui s’accumulent de jour en jour, d’un individualisme et d’un égoïsme imperméables à la souffrance de centaines de milliers d’êtres humains jetés et rejetés de routes en routes.
J’ai eu un choc quand j’ai vu sur mon petit écran les barbelés, si hauts et si gros, érigés pour empêcher les réfugiés d’entrer en Hongrie. Je pensais impossibles de telles images dans l’Europe actuelle. Pour un peu je me serais crue dans un documentaire sur la seconde guerre mondiale. Peu après j’ai écouté Régis Debray parler des frontières, en compagnie de Benjamin Stora, au Musée de l’Immigration. Et j’ai relu dans la foulée son petit ouvrage, Éloge des frontières, paru en 2010 (Folio Gallimard). J’aime bien quand il dit que la frontière, c’est comme la peau. Elle permet le contact avec l’autre. Pas de peau pas de contact. J’aime bien quand il dit qu’il vaut mieux des frontières, c’est à dire des identités, plutôt que des murs. J’aime bien quand il cite Aimé Césaire, écrivant qu’on peut se perdre « par ségrégation murée dans le particulier et par dilution dans l’universel ».
Relire cet opuscule plein de bon sens permet de mieux orienter sa boussole. Le « sans frontiérisme » est peut-être le dernier avatar du libéralisme économique, de la standardisation à toute vapeur. Les transactions financières et les vapeurs radioactives n’ont que faire des frontières…
Tout ceci peut paraître un peu ringard, à l’heure où règne la mode du « sans frontières ». Et pourtant… Ce qui me fait davantage peur que les frontières physiques, ce sont les frontières mentales. C’est par elles que se déclenchent les guerres.
François dit
Trop juste hélas la citation de Mankell, le nazisme n’est pas mort avec Hitler et celui-ci n’était ni un accident de l’histoire, ni un fou.
Car il n’était pas seul et les plus puissants en Allemagne ont cru habiles de favoriser son ascension au pouvoir pour mater les plus faibles.
Les ressorts de sa « séduction politique » sont la désignation de l’autre comme cause de ses malheurs. C’est cela qu’on retrouve de l’Europe aux Etats-Unis chez les « petits-blancs », les sudistes (au sens de la guerre civile américaine – ceux qui n’acceptaient pas les noirs comme égaux en droits et voulaient les maintenir en esclaves), les français qui se disent de « souche », les « vrais finlandais », le Parti « populaire » danois et les nationalistes-populistes dans presque tous les pays.
Cette réhabilitation et banalisation de ce type de positions politiques ne prend pas la forme la plus abjecte et caricaturale des gros bras fascistes de Mussolini et Hitler. Elle prend la forme avenante et policée d’invité-e-s des plateaux tv, parfois même de femmes (en France, en Norvège, au Danemark).
Concernant l’éloge des frontières, ma première réaction est de « tomber dans le panneau » de Régis Debray craignant je ne sais quel souverainisme suspect.
Mais le point de vue de Régis Debray que Michèle relaie est bien sûr tout autre. Il s’agit d’assumer des identités, et pour la circulation, d’évoquer des portes ou des fenêtres entre voisins se respectant.
Les dégâts de la mondialisation-réduction qu’opèrent les multinationales sont multiples sur les cultures et les identités des peuples.
Le raidissement sur des murs, des portes verrouillées et des identités meurtrières est une fausse réponse.
Porter haut et fort les cultures européennes en dialogue les unes avec les autres et dans un espace démocratique revivifié me paraît la solution. Sûrement pas les murs.