Un petit livre tonique, paru en 2011 et réédité aujourd’hui [1], sous la plume de Miguel Benasayag, psychanalyste et philosophe, et d’Angélique del Rey, professeure de philosophie. Un livre à l’intention des désenchantés, jeunes et moins jeunes.
Un livre pour vous.
Vous : tous les « militants tristes », anciens activistes des années 70, encartés ou non depuis dans des partis de gauche devenus obsolètes, laminés par des crises, ou arc boutés sur des radicalités trop médiatiques pour n’être pas suspectes.
Vous : tous les jeunes, si désolés par le spectacle mondial des défaites en cascade des idéaux progressistes, qui doutent de pouvoir mettre leur énergie à une cause vraiment utile.
Ce livre n’a pas que des qualités, à certains il semblera trop attaché à puiser ses arguments chez des philosophes classiques (Spinoza, Deleuze, Foucault) ou dans des exemples un peu dépassés (les Tupamaros,). Pour d’autres il semblera reprendre des poncifs (telle citation de Gramsci devenue un cliché, telle que l’optimisme de la volonté versus le pessimisme de la raison, expression intéressante mais un peu servie aujourd’hui à toutes les sauces) ou des idées aujourd’hui largement reprises (l’engagement existentiel, les communs). Pourtant, il rend assez bien compte de la sensibilité de notre « époque obscure », et tord le cou à des idées encore répandues en matière d’engagement politique et social.
Je vais donc résumer ses grandes lignes, de façon sans doute simplificatrice, pour mettre le doigt sur les points qui me semblent utiles, sans évacuer la possibilité de divergences sur tel ou tel point.
Les auteurs proposent une hypothèse , à laquelle on peu bien entendu adhérer ou pas. Là encore elle pourra sembler à certains très « franco-française ». Selon eux nous « sommes entrés dans l’ère de la post-démocratie », c’est à dire que la politique (au sens où nous l’avons conçue, ou rêvée ? à partir des années 50), pour le dire plus trivialement qu’eux, ne sert plus à grand chose : les centres de pouvoir sont des leurres médiatiques et les rouages de la représentation électorale tournent à vide. Le citoyen, confronté à une impuissance de fait, ne sait plus comment agir, comment résister. D’autant que l’invention de nouveaux possibles politiques et sociaux se heurte à la dispersion, quand elle n’est pas tout simplement une ruse individualiste pour contourner le système sans le changer. D’autant que les expériences de résistance cèdent parfois à la tentation médiatique (les auteurs citent l’éphémère Nuit Debout, en lui opposant des résistances sur le long terme, silencieuses mais efficaces, comme les Zads). D’autant enfin que la période d’exploration de nouvelles formes d’engagement où nous sommes est traversée de contradictions : telle lutte pour la préservation de l’environnement entrera en conflit avec les exigences de justice sociale, tel groupe « réactionnaire dans une situation » peut « participer dans une autre à l’émancipation et inversement ».
Obscure, notre époque ? La fin des mythes
Mais tout d’abord qu’est-ce qu’une époque obscure ? Ce n’est pas un tronçon entre deux dates historiques mais un ensemble de formes de production, de représentations, de compréhension du monde. Chaque époque a ses mythes et le nôtre, hérité des Lumières, est celui de la liberté d’individus capables de maîtriser, voire de changer, leur destin et le sens de l’histoire. Or aujourd’hui ce mythe se heurte à la prise de conscience que nous sommes devenus de simples moyens pour les « nouveaux dieux » qui sont la productivité, l’efficience et le profit . C’est ce qui nous rend tristes : nous ne voyons devant nous aucun horizon de dépassement qui vaudrait la peine de nous engager pour lui.
À partir de ce constat, le livre déconstruit utilement ces mythes auxquels nous nous accrochons encore, avec une lucidité qui ne tombe jamais dans le pessimisme ou le cynisme.
Réjouissons-nous, écrivent les auteurs : derrière la démobilisation des individus et des peuples [2], il y a aussi un aspect positif. Nous voici en effet libérés du poids de cent cinquante années de révolutions contre productives, et du piège de «l’engagement transcendant » pour faire advenir une société idéale, laquelle n’est jamais advenue.
La bonne nouvelle est que nous sommes placés devant le défi de trouver le moteur de « l’agir » non plus dans une solution totalisante pour un avenir hypothétique mais dans des processus présentiels, à travers des situations concrètes. Il s’agit donc d’un « engagement-recherche », même si cette recherche se fait souvent à tâtons, et qu’elle ne promet pas de solution parfaite .
Nous sommes ainsi invités à nous défaire de nos visions messianiques (soulignons au passage qu’elles traversent des courants aussi radicalement opposés que les communistes, les intégristes, les nationalistes…), et à nous méfier des leaders exceptionnels qui nous guideraient vers ces fameux lendemains qui chantent.
Plutôt que de construire des programmes complets de changement global, pourquoi ne pas plutôt nous engager dans des projets ? Telle est d’ailleurs la définition de l’engagement : on s’engage dans et pour un projet, c’est à dire un agir possible. Les auteurs citent la fameuse phrase de Machado (elle aussi devenue un cliché mais bon…) : « se hace camino al andar », « le chemin se fait en marchant ». De notre engagement dans un projet nous apprendrons au fur et à mesure, nous nous testerons, nous testerons la viabilité du projet, son intérêt, la possibilité de le faire partager à d’autres, engagés dans d’autres projets.
Partir du local, aboutir au local… Quelle convergence des luttes ?
Ceci dit il y a des écueils, notent les auteurs. L’un d’eux est celui de la dispersion. Si la tentation de centraliser les luttes s’avère un échec, la tentation est grande de se réfugier dans des micro-pratiques du quotidien, pour être « juste quelqu’un de bien » : on croit agir en organisant la fête des voisins, ou telle activité de quartier, et de fait on se réfugie dans une identité locale, individuelle. Comment penser la multiplicité des luttes que constatent bien Miguel Benasayag et Angélique del Rey, et l’unité dans la lutte ? Ils ne donnent à ce sujet pas de réponse. Selon eux, les luttes alternatives locales atteignent vite un « seuil critique », au-delà duquel elles implosent ou perdent leur nature. De plus les luttes sectorielles ne se mettent pas facilement en réseau : comment relier sans artifice la lutte aux côtés des sans papiers, la lutte contre une fermeture d’usine, la lutte contre les insecticides polluants ? Sans compter que sur le même terrain, telle lutte aboutira, telle autre échouera… Nos auteurs reprennent ici les questions posées par Gustave Massiah dans son ouvrage sur l’altermondialisme [3] : « quelle convergence effective y a-t-il entre le mouvement syndical, le mouvement paysan, le mouvement des sans (sans travail, sans logement, sans droit), le mouvement féministe, le mouvement écologiste, le mouvement de défense des droits humains etc. etc. ? ». Sauf à dire qu’il existe entre eux une orientation commune, celle de l’accès aux droits pour tous. Mais cette apparente unité devient vite une catégorie universelle abstraite. La convergence est donc selon nos auteurs un vœu pieux, une idée fausse même.
Ce qui ne veut pas dire qu’il faille renoncer à agir, à condition qu’on s’engage dans des pratiques de résistance et qu’on construise avec les autres. Citant la fameuse expression de Gramsci « l’optimisme de la volonté, le pessimisme de la raison », les auteurs nous mettent en garde : volonté ne veut pas dire volontarisme ou fuite en avant ! Notre époque, de par sa « tristesse objective », nous oblige à trouver d’autres sources d’optimisme que « la promesse d’une société meilleure ». Ils nous enjoignent, une fois de plus, à partir des situations présentes, en tenant compte de leur complexité. C’est là que nous pourrons développer notre « puissance d’agir » et de réenchanter le monde.
On le voit, ce livre n’apporte pas de recettes toutes faites. Mais il nous invite à prendre des risques, et à accepter que la vie, la nature, la société, l’histoire, sont traversées par des conflits. L’ « homme normal » est celui qui s’adapte. Ce faisant, il s’engage bien à sa manière, mais co-produit la société à laquelle il s’adapte. Mieux vaut donc ne pas trop concéder à la normalité ! Revenant, à la fin de l’ouvrage, sur la question fondamentale du « que faire ? » (militer auprès des sans papiers, pour les animaux, ou ?…), les auteurs nous montrent que nous sommes déjà engagés « embarqués » disait Pascal, et que nous n’avons pas le choix de nos engagements comme si nous étions devant un menu de restaurant. Mais là où nous sommes, nous pouvons relever des défis, oublier nos intérêts propres, nous soucier des autres. Et peut-être, donc, ne pas être trop normaux (la gauche n’a-t-elle pas trop parié sur le tout rationnel?)… Les auteurs nous renvoient à un autre de leurs ouvrages, Éloge du conflit [4]. Conflit ne veut pas dire affrontements mais conscience que l’harmonie a besoin aussi des forces négatives, ou, pour reprendre les travaux de certains physiciens, de forces loin de l’équilibre.
En conclusion, nous voici invités à refuser toute solution globale, à accepter joyeusement les contradictions sans renoncer à trouver des solutions et à nous investir dans l’action, mais en « désacralisant » notre engagement.
Finalement, trouver, là où nous sommes, des lieux de résistance, de solidarités, d’expérimentation de transitions, puisque nous sommes dans une époque de transition. Ce n’est, au fond, déjà pas si mal !
[1] De l’engagement dans une époque obscure, par Miguel Benasayag et Angélique del Rey, Le passager clandestin 2017.
[2] On peut contester cette affirmation : il existe de très nombreuses mobilisations locales, sectorielles, et les auteurs le reconnaissent plus loin. Il y a aussi dans le monde des mobilisations « réactionnaires », qu’il faudrait analyser.
[3] Gustave Massiah, Une stratégie altermondialiste, Paris la Découverte 2011.
[4] Paris La Découverte 2007.
Pour aller plus loin
- La fiche Wikipedia sur Miguel Benasayag
- A lire, un interview de Miguel Benasayag, « militant chercheur » : Résister « malgré tout » sur le site de peripheries.net
- A écouter, une émission de France Culture « La convergence des luttes est-elle compatible avec la divergence des buts ? » Mai 2016
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