Le texte qui suit est un article de Jessé Souza, éminent universitaire brésilien, sociologue (UFABC/SP), lauréat du programme PAUSE/Paris1, auteur de nombreux ouvrages, entre autres « A Elite do atraso » (L’élite du retard, 2017) et de « A classe média no espelho » (la classe moyenne au miroir, 2018). Jessé Souza est en résidence à l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique Latine, où il donne une conférence sur le Brésil de Bolsonaro mardi 2 juillet, conférence présentée par Gérard Wormser.
Brésil, États-Unis : les parallèles sont inquiétants exprimés dans les victoires de Trump et de Bolsonaro. James Baldwin a décrit combien l’enjeu de la race est la pointe émergée d’un refus de la démocratie. La question raciale dans ces deux pays comme la question de la mémoire coloniale dans d’autres joue le rôle de verrou contre les mouvements d’émancipation des peuples. Raison de plus pour s’attacher à les décrire et à les combattre.
Cet article paru sur le site Sens-public est repris ici avec l’aimable autorisation de Gérard Wormser son traducteur résidant à Brasilia, contributeur également à ce blog collectif.
Six mois après sa prise de fonction, le gouvernement Bolsonaro est confronté au dégoût d’un certain nombre de ses électeurs. Les preuves du complot pour écarter Lula de la vie politique viennent d’être publiées par The Intercept. Elles encouragent les opposants au gouvernement, mais obligent aussi les institutions discréditées à faire bloc pour ne pas tomber. Cela accroît provisoirement l’impunité dont bénéficie le pouvoir en l’absence d’un front parlementaire capable de porter un projet alternatif. Dans cet article, Jessé Souza souligne le fait que le succès électoral de Bolsonaro repose sur la frustration sociale d’une petite classe moyenne viscéralement raciste à proportion de ce qu’elle ne se distingue que par ses origines européennes des pauvres issus de l’esclavage. Les déclarations les plus excessives de Bolsonaro visent à fédérer cet électorat en répondant à cette demande de distinction par la stigmatisation des adversaires.
On ne comprend pas le Brésil sans saisir le rôle de la racialisation chez nous. Il n’y a pas de pire préjugé chez nous puisqu’il définit et articule les rapports entre toutes les classes sociales de notre pays. C’est ce préjugé qui commande la continuation de l’esclavage par d’autres moyens. Comment ce mécanisme fonctionnetil dans la réalité quotidienne ? Ma thèse est que l’esclavage, tant dans son sens économique d’exploitation du travail d’autrui que dans son sens moral et politique de production des distinctions sociales, est resté pratiquement inchangé depuis son abolition.
Il est essentiel de comprendre la fonction de l’exesclave abandonné et humilié dans la société post esclavagiste. L’exesclave est exclu du marché libre du travail concurrentiel et est astreint à assumer les mêmes fonctions humiliantes et indignes qu’il occupait auparavant. Cela signifie que les tâches sales, lourdes et dangereuses pour les hommes, et, pour les femmes, les fonctions ménagères des anciennes esclaves domestiques, reproduisent tous les caractères de la vieille relation maître / esclave. Au cœur de cette relation, il n’y a pas seulement l’exploitation du travail vendu à vil prix, mais tout aussi bien l’humiliation quotidienne transformée en plaisir sadique pour la jouissance quotidienne, le sentiment de supériorité et la distinction sociale des classes moyenne et supérieure.
Cela n’est cependant ni le tout ni même le principal. Les Noirs qui forment la base de la pyramide sociale brésilienne jouent depuis toujours un rôle ressemblant à celui de la caste des intouchables en Inde. Comme le note Max Weber dans son étude classique sur l’hindouisme, les intouchables ont pour fonction de légitimer l’ensemble de l’ordre social hindou dans la mesure où toutes les autres castes, même les plus basses, se distinguent positivement des intouchables.
Cette distinction sociale, c’est à dire le sentiment de se savoir supérieur aux autres, est aussi importante dans la vie sociale que l’argent et les contraintes économiques, ce qui signifie qu’une classe sociale que tout le monde peut écraser, humilier, violer, attaquer et, à la limite, assassiner sans risque, satisfait un besoin primitif fondamental de toutes les classes qui lui sont supérieures. Il va de soi qu’une telle société est non seulement inhumaine, inégale, primitive et grossière, mais aussi, à la limite, idiote, car la reproduction de l’exclusion sociale induit l’insécurité, la pauvreté et l’instabilité sociale pour tous. Mais tel est l’ADN de la société brésilienne.
Il est important de noter que, parallèlement à la condamnation des Noirs à l’exclusion, le pays a mis en œuvre une politique ouvertement raciste d’importation d’immigrants européens blancs, très majoritairement Italiens, comme dans le cas de la famille de l’excellentissime président Jair Bolsonaro. Si une part considérable de ces néobrésiliens ont rapidement gravi les échelons, certains accédant même à l’élite des propriétaires et des nouveaux industriels, une bonne partie constituera la classe moyenne blanche des grandes villes comme São Paulo. Dans d’autres grandes villes brésiliennes, comme Rio de Janeiro et Recife, les Portugais ont joué le même rôle que les Italiens à São Paulo.
De la stigmatisation raciale aux violences contre les pauvres
L’immigré blanc au Brésil, principalement italien ou portugais, aura donc simultanément passé une alliance avec l’élite des propriétaires et constitué à son service une sorte de matelas raciste et classiste contre les Noirs et les pauvres qui forment la majorité du peuple. Cela offre à l’élite l’occasion d’incriminer la souveraineté populaire et d’en stigmatiser le principe avec la complicité des classes moyennes, tout en ponctionnant pour elle seule le budget de l’État à travers les taux d’intérêts scandaleux, la dette publique, l’évasion fiscale et diverses extorsions légales. Aux autres classes, le préjugé universel contre le Noir et l’exesclave facilite la construction d’un front commun qui garantit la pérennité de la distinction sociale contre les Noirs, ce qui perpétue la politique publique tacite d’abandon, d’humiliation et de génocide de cette classe racisée.
Le plus intéressant pour nos analyses est sans doute d’observer ici le rôle que racisme contre les Noirs revêt chez les immigrants qui n’ont pas obtenu d’ascension économique là où ils sont arrivés. Nombre d’entre eux n’ont jamais atteint la classe moyenne réelle ni l’élite. Pour la plupart, ils rejoignent alors la zone grise qui comprend la classe ouvrière précaire et ce que nous pourrions appeler la classe moyenne inférieure. Le quotidien de beaucoup d’entre eux ne diffère pas tellement de celle des Noirs et des brésiliens pauvres. Ils habitent parfois les mêmes quartiers et souffrent de privations matérielles. C’est dans cette catégorie sociale que le préjugé racial revêt la plus grande importance. Après tout, la seule distinction dont ces gens disposent est d’afficher la blancheur de leur peau contre les Noirs.
Durant mes entretiens avec des personnes de cette classe sociale pour mon livre La classe moyenne au miroir (A classe media no espelho, 2018, Sextante, ISBN 9788556080394), des descendants d’Italiens de l’intérieur de l’État de São Paulo – tout comme Bolsonaro qui y est né, j’ai observé un racisme pas du tout cordial. Bolsonaro est le fils de la classe moyenne inférieure des immigrants à qui une carrière dans l’armée ou la police assurait une certaine ascension, certes limitée. Dans ce contexte, ne pas épouser un homme noir ou une femme noire est la règle familiale la plus constante et la plus rigide. Le préjugé pur de la fierté de la couleur de peau et de l’origine est l’unique distinction sociale positive qui soit à portée de main. Là où l’élite et la classe moyenne exploitent économiquement les Noirs en plus de les humilier, il ne reste ici que l’humiliation. Naturaliser une distance sociale quasi-inexistante au plan économique passe par une racisation poussée à ses conséquences extrêmes.
C’est bien ce qui a lieu chez les petits blancs américains qui firent l’élection de Trump, l’objet par excellence du désir mimétique de Bolsonaro. Sans doute par désir d’une forme de compensation de leur manque de richesse, les Blancs du Sud des ÉtatsUnis, socialement et économiquement inférieurs aux Blancs du Nord, sont les plus enragés des racistes, militants d’un Ku Klux Klan qui a assassiné et lynché des Noirs anonymes. De même au Brésil chez Bolsonaro et ses partisans. Qu’est que la « milice » de Rio, à laquelle Bolsonaro et ses enfants sont viscéralement liés, sinon un Ku Klux Klan brésilien ? Elle est là pour pour exploiter et tuer les Noirs et les pauvres, ces bandits des favelas tout désignés.
Bien que l’élite et les salauds de la véritable classe moyenne aient aussi voté pour lui, son réservoir électoral est la classe des petits blancs brésiliens, proche des Noirs et avidement porté pour cela à les criminaliser, à les stigmatiser comme bandits, et à les assassiner en toute impunité. L’association avec la milice, l’obsession des armes et le discours de haine visent à tuer les Noirs et les pauvres. Ce qui se cache derrière Bolsonaro, c’est la racisation la plus crue qui s’exprime de la manière la plus ouverte et la plus dégueulasse que nous ayons jamais vue. La haine contre les universités publiques est également liée au fait que l’université serait à présent envahie par les Noirs et les pauvres. Bien sûr, ces gens ne sont pas là pour étudier – ils ne peuvent que créer la pagaille. Il est urgent de leur couper les bourses.
L’irrationalité de Bolsonaro, sa folie et son idiotie sont l’expression parfaite de la haine raciale brésilienne. La haine ne s’explique pas rationnellement, ni par des motifs simplement économiques. La haine du raciste qui constate son échec social est une haine mortifère. Il ne s’explique pas les raisons de son déclassement social et n’éprouve au fond de son âme et dans son cœur qu’un ressentiment sans direction. C’est de la haine à l’état pur que Bolsonaro exprime, et exprime comme personne. Bolsonaro est le chef du Ku Klux Klan et des petits blancs brésiliens. Voilà qui le définit et le résume le plus précisément.
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