Les pays occidentaux vivent dans un aveuglement et une certaine arrogance sur le sujet de la démocratie. Ils se considèrent comme les propriétaires d’un modèle démocratique universel. Mais certaines expériences démocratiques non-occidentales amènent d’autres considérations. Pierre Rosanvallon a traité le sujet le 11 février 2016 dans une conférence [1] à Paris.
En voici le décryptage de ses propos suivi d’éléments de débats sur la démocratie.
Les propos de Pierre Rosanvallon
La démocratie ce n’est pas l’élection
Pour Pierre Rosanvallon, une définition bien trop limitée de la démocratie a été donnée par les occidentaux. Celle-ci serait juste le régime qui évite la tyrannie en permettant par le jeu d’élections concurrentielles permanentes de renvoyer les gouvernants qui ne plaisent pas. Cette définition limite la démocratie à l’élection (et la réélection). Il y a certes encore des définitions encore plus minimales de la démocratie, celle de celui qui dit « j’ai été élu une fois, je suis élu pour toujours ».
Mais l’élection concurrentielle masque beaucoup de réalités. Elle fait oublier que le pouvoir doit aussi représenter la société. C’est une question ouverte. Comment faire en sorte qu’il y ait une bonne représentation ?
La représentation de qui ?
L’histoire de la démocratie est celle d’une bataille pour la représentation. D’abord en essayant de représenter différents groupes sociaux, après on inventera la proportionnelle. Ensuite, dans l’Amérique du début du XX ème siècle, on va inventer les primaires, la possibilité de la révocation. Plus récemment, on a mis en place, quand il y a des votes sur des listes, des systèmes de parité.
On voit que la représentation c’est toujours quelque chose à construire. Et même malgré tous ces progrès indéniables les citoyens se sentent encore mal représentés.
La loi de la majorité
L’histoire des démocraties, c’est l’histoire d’une quête indéfinie, d’un programme qui ne remplit pas ses promesses, c’est vrai de la représentation mais aussi du second élément fondamental qui est celui du statut des majorités. Qui décide en démocratie ? Dans l’idéal, c’est tout le peuple. Quand on dit « le peuple veut », ou « le peuple a décidé », l’idéal, c’est le peuple à l’unanimité.
On a donc accepté le principe majoritaire comme un pis aller. Parce qu’on ne peut pas toujours décider à l’unanimité, ce ne serait qu’un idéal. On s’est donc mis à considérer que ce qui faisait le propre de la démocratie, c’est la décision majoritaire. Car la décision majoritaire s’impose pour des raisons techniques de décisions : on peut discuter sur tout mais que 51 soit supérieur à 49, là au moins tout le monde peut se mettre d’accord. En même temps qu’il y a une évidence technique dans la décision d’adopter le principe de majorité, le principe majoritaire ne met pas en place un pouvoir pour toute la société.
Progressivement va naître toute une réflexion sur les institutions qui vont compenser les inaccomplissements des principes majoritaire. Cela va être une réflexion sur le rôle des cours constitutionnelles en considérant que si la loi est votée à la majorité, une constitution représente quant à elle les principes fondateurs d’une société au dessus des lois ordinaires. Il y a donc un double rythme, celui de la production de lois ordinaires et celui des constitutions, cela va être une première façon de corriger les inaccomplissements du principe majoritaire.
Une deuxième autre façon, ce sont les autorités indépendantes, cela commence aux États-Unis à la fin du XIXe siècle.
Autorités indépendantes
En France, la première autorité indépendante a été la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (C.N.I.L.). C’était en 1976. Marcellin, qui était ministre de l’Intérieur de l’époque, voulait organiser un grand fichier national de tous les français. Tous les fichiers seraient centralisés, ceux des impôts, ceux des cartes d’identités, ceux de la sécurité sociale. Et tout le monde a dit « mais cela va être une société de surveillance généralisée ». Les protestations ont été telles que le pouvoir a dit « bon, je renonce à le faire pour l’instant et on met en place une commission qui va surveiller tous les fichiers informatiques ».
En fait on court après la bonne représentation. L’expression de la majorité est une forme très approchée de la souveraineté du peuple, mais il faut d’autres correctifs. D’une manière générale, la démocratie progresse en se compliquant.
Tocqueville avait cette idée simple que la démocratie va simplifier toute la politique puisque l’élection va tout trancher. En un jour tous les problèmes se trouvent tranchés. Eh bien non, on a vu que l’élection ne suffisait pas. Or au lieu de réfléchir à l’inaccomplissement de la démocratie, on s’est contenté d’une idée de la démocratie minimale qui la réduisait à peu de chose.
Mais c’est cette idée que nous avons exportée, et au lieu d’exporter nos perplexités, nous avons exporté nos simplifications. Cette démarche est liée à une arrogance vis à vis du monde : « vous êtes de jeune écoliers en démocratie, nous sommes professeurs et nous en sommes les propriétaires de par l’Histoire ». C’est un oubli du fait que l’histoire de la démocratie n’est pas seulement une histoire occidentale.
L’histoire de la démocratie peut être comprise de façon élargie. Amartya Sen a écrit « La Démocratie des autres : pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident [2]». La démocratie peut être appréhendée aussi à partir des expériences de délibérations collectives, de prises de paroles. Dès lors qu’on réfléchit à la démocratie à partir de grandes fonctions collectives, on voit bien que des décisions en assemblées, on peut en trouver très anciennes.
Jules César, quand il rapporte la guerre des Gaules, décrit les assemblées gauloises, des assemblées de guerriers : tout le monde avait sa lance à la main, les lances étaient agitées frénétiquement pour dire qu’on était d’accord. On ne comptait pas les voix. Ce qui veut dire aussi que celui qui était minoritaire, il suivait le mouvement, le minoritaire dans ces cas là pouvait être même être exclu.
L’histoire américaine est pleine d’exemples de ce type dans la nouvelle Angleterre au début du XVIIe avec des petites communautés de gens très croyants, qui avaient des croyances très variables. Dès que des dissidents apparaissaient il fallait qu’ils quittent le village, chacun se refermant dans le bloc communautaire.
Il y a aussi une histoire de la prise de parole, de la façon de faire valoir ses droits.
On peut encore montrer la complexité de l’histoire de la démocratie. Le point particulièrement dramatique depuis une trentaine d’années, depuis la chute du mur de Berlin, c’est qu’il y a eu un appel d’air démocratique dans le monde entier : bien sûr dans les pays de l’Est, mais par contrecoup on a vu la chute des dictatures latino-américaines, les régimes autoritaires ont vraiment bougé en Asie et plus tard dans le monde arabe.
Mais cette aspiration démocratique, au lieu de la nourrir de l’expérience de nos problèmes, nous avons prétendu la nourrir de visions réduites et simplificatrices. Les tentatives d’exportation de constitutions étaient des décalques, sans réfléchir au rapport qu’il y a entre démocratie et constitution d’une société civile, démocratie et existence d’une énergie citoyenne.
On a fait comme si la démocratie n’était que des institutions qui avaient leur propre suffisance, cela a produit des effets particulièrement délétères.
Les démocraties autoritaires
On voit aujourd’hui dans le monde que se sont multipliées ce qu’on pourrait appeler des démocraties autoritaires.
Les démocraties autoritaires n’ont retenu de l’idée démocratique que le principe de l’élection. Regardons ce que Poutine appelle « démocratie souveraine » en Russie ou Erdogan en Turquie. « Puisque je suis élu, j’ai tous les droits ». Si les pays occidentaux ont une chose à exporter, c’est l’histoire de leurs problèmes, l’histoire de leurs perplexités, l’histoire de leurs accomplissements. Quand on voyage et que l’on parle des problèmes de la démocratie en Europe, cela étonne. Même dans des pays comme la Chine.
Le modèle occidental repose sur l’élection, le choix des Chinois sur l’examen et les concours. La Chine élit les meilleurs pour le peuple. C’est la théorie ancienne du mandarinat. Les pays occidentaux prétendent les désigner par le vote.
Il y a trois façons de sélectionner des gouvernants
- On peut le faire en votant
- On peut le faire en faisant passer un examen
- On peut le faire en tirant au sort
L’examen pose un problème. Il faut que tout le monde soit d’accord, sur qui compose le jury, qui fait les épreuves et qui fixe les programmes, c’est déjà compliqué pour le baccalauréat, imaginez pour la présidence de la République.
Lorsqu’il y a une indétermination des qualités, l’élection a une supériorité.
Mais le tirage au sort a aussi sa valeur en démocratie car il privilégie le quelconque, c’est dire que tout le monde, que n’importe qui peut faire l’affaire, comme c’est le cas dans un jury criminel : chacun peut en son âme et conscience dire s’il pense que l’accusé est coupable ou non coupable après avoir entendu des avocats plaider. C’est la conscience profonde, tout le monde se vaut, il n’y pas de raison de faire des différences. On voit bien que dans un certain nombre de domaines on pourrait utiliser le tirage au sort.
La démocratie c’est le pouvoir de tout le monde, la démocratie c’est aussi le pouvoir de n’importe qui et n’importe qui c’est une façon d’incarner tout le monde ou la volonté générale. C’est aussi faire en sorte que personne ne puisse mettre la main sur une institution, c’est donc le principe d’impartialité, c’est une façon en creux de définir le pouvoir social.
Ainsi dans l’Italie médiévale, dans certaines villes, le tirage au sort a été une façon d’en finir avec des conflits permanents entre grandes familles qui n’arrivaient pas à se mettre d’accord entre elles. Si elles pouvaient se mettre d’accord pour un tirage en sort, cela permettait d’éviter le conflit. Elles pouvaient aussi, si elles n’y arrivaient pas, faire appel à des gouvernements extérieurs. C’est une chose très importante dans l’Italie médiévale. Quand personne ne pouvait se mettre d’accord, il y avait des professionnels du gouvernement. Ils arrivaient avec leur police, leur gouvernement, leur contrôleur des impôts, ils n’avaient pas le droit de contacter la population et comme cela ils étaient à distance de la société, ils étaient impartiaux parce qu’ils venaient d’ailleurs. Vous voyez qu’il y a bien des façons de réfléchir à la volonté générale, au mode de production de la volonté générale.
L’histoire expérimentale
L’histoire des sociétés a expérimenté ces différentes façons. Il est important aujourd’hui de restaurer cette histoire expérimentale. C’est une histoire de tâtonnements et aussi une histoire des trahisons, ce que l’Occident et surtout l’Europe ne doivent jamais oublier. L’Europe a été dans la période moderne le continent de la réinvention de la démocratie mais l’Europe est aussi le continent des pires perversions de la démocratie. L’Europe est le continent des totalitarismes, du fascisme, du nazisme, du stalinisme, cela nous ne devons pas l’oublier. Les démocraties peuvent aussi être fragiles, elles peuvent aussi se retourner contre elles-mêmes.
Comprendre historiquement comment elles peuvent se retourner contre elles – mêmes, c’est un élément fondamental pour faire vivre la démocratie, il faut connaître l’histoire des ces retournements, l’histoire de ces trahisons, l’histoire de ces tâtonnements aussi. Les occidentaux gagneraient beaucoup à être les professeurs de cette histoire complexe plutôt que les professeurs d’un modèle simplificateur, réduit et hautement réversible.
La démocratie ce n’est pas seulement un régime politique mais c’est aussi une forme de société
Si on regarde le cas africain, on voit qu’il y a beaucoup de livres écrits sur la palabre, mais on n’a pas su transformer la tradition de la palabre en forme de délibération démocratique. On est passé tout de suite à des institutions représentatives, alors qu’on aurait pu mobiliser cette histoire des traditions locales et une histoire spécifique au service d’une construction démocratique originale.
Un autre pays a une expérience originale, c’est l’Inde
L’Inde s’est définie comme une démocratie. La démocratie s’est ouverte en Inde en prenant pour appui le système des castes. Il ne suffit pas d’avoir une démocratie électorale, il faut aussi s’appuyer sur la représentation des différences, différences tellement prégnantes qu’il faut en tenir compte. Donc on a mis en place une grande politique de discrimination positive, dans le recrutement des fonctionnaires. Il y a un livre très intéressant de Christophe Jaffrelot qui s’appelle La démocratie en Inde : Religion, caste et politique [3]. Amartya Sen était très sensibilisé à cela et au fait qu’il y a aussi une histoire communautaire dans les villages. L’administration s’est beaucoup appuyée sur ces relais communautaires.
Le cas américain
Aux États-Unis, il y a une histoire des institutions démocratiques plus complexe qu’en France. Par exemple les américains ont mis en place le système des primaires au début du XXe. Dans des États de l’Ouest, il y a possibilité de révocation des élus, la démocratie américaine n’est pas seulement fédérale. Le droit de vote n’est même pas fédéral. Il est spécifique à chaque État. De même il existe des pratiques de référendum d’initiative populaire. Mais en même temps que l’Amérique a inventé ces techniques démocratiques, elle a vu la démocratie comme une espace de religion, une espèce de foi, on oublie les expériences pour simplement avoir une foi très globale et très générale. C’est peut – être cela qui fait la différence. Il y a une deuxième différence, liée à ce paradoxe : le terme « démocratie » a d’abord employé dans un sens sociologique. « Démocratie » voulait dire la société du common man, la société des gens ordinaires en anglais, la démocratie des gens qui portent un chapeau de trappeur, c’est vraiment la démocratie des gens de base. Donc la démocratie avait une dimension sociétale.
Or aujourd’hui les États-Unis d’Amérique sont le pays qui est le plus loin de la démocratie en terme de démocratie sociétale, c’est le pays de la ségrégation, du séparatisme social, celui où les inégalités sont les plus fortes. Les américains ont des éléments de régime démocratique, mais ils ne font pas démocratiquement société.
Quand l’Amérique a voulu « exporter la démocratie », elle n’a pas voulu exporter son histoire, celle qui reposait sur les gens ordinaires. Aujourd’hui la démocratie américaine a un sénat qui est à 60% composé de millionnaires. Le sénat américain fait revivre le parlement anglais du début du XVIIIe , celui des grands propriétaires qui étaient au pouvoir. C’est devenu une démocratie avec une forte tendance oligarchique.
Il y a donc une grande différence entre l’Amérique et l’Europe, c’est cette dimension sociétale de la démocratie qui s’est estompée en Amérique.
Démocratie sur quel territoire ?
Un autre question est celle de la bonne territorialité des démocraties . La démocratie du village, celle de l’état – nation qui serait la forme réalisée des démocraties ou une démocratie cosmopolitique ?
Cela recoupe les interrogations sur l’Europe. L’Europe est un espace limité d’expérimentation de l’universel . L’Europe essaie de réaliser sur un espace limité ce que la démocratie cosmopolitique ne peut pas encore réaliser au niveau international, que cela soit en terme des institutions de droit, en terme de circulation des personnes, des biens, d’une vie intellectuelle, des brevets protégés de façon identiques. Il y a eu toute cette réflexion à travers la construction européenne, sur les conditions de dépassement de l’état – nation.
Les états-nations fragilisés
La démocratie tend à être désagrégée par le bas. Il y a 300 mouvements séparatistes dans le monde aujourd’hui. Avant, les séparatismes étaient des mouvements d’émancipation d’un despotisme. Il s’agissait de gagner une autonomie par rapport à une situation de domination. Aujourd’hui ce sont des séparatismes économiques, c’est à dire des groupes qui ne veulent plus faire état-providence avec d’autres. Ceux qui veulent se séparer, ce sont toujours les riches, pas les pauvres. Il y a donc ce risque de désagrégation par le bas.
Et puis il y a l’aspiration par le haut à trouver des formes de démocratie élargie. Quand on réfléchit à la démocratie, il faut toujours prendre en compte cette dimension sociétale des démocraties. La démocratie est une forme de société. La « société des égaux », cela veut dire aller au – delà du respect des droits individuels qui pourraient dans l’idéal être organisés à un niveau mondial, mais la démocratie, c’est faire société commune dans notre monde actuel, c’est faire état – providence commun. Un espace démocratique c’est un espace de redistribution acceptée. Cet espace démocratique se défait quand cette dimension distributive est en panne. On voit qu’elle est sérieusement en panne aujourd’hui. Le sentiment de la légitimité fiscale est beaucoup plus faible aujourd’hui qu’il n’était dans les années 60 ou 70.
Taux d’imposition aux États-Unis
En 1910 il y avait un projet d’impôt sur le revenu qui était de 2%, les républicains américains s’y étaient opposés fermement, en disant qu’avec un impôt de 2% les États-Unis deviendraient un pays communiste. Après la Première guerre mondiale ce sont les républicains eux-mêmes qui le mettent en place (« les dollars doivent aussi mourir pour la patrie »), il faut une conscription de l’argent comme il y a une conscription des boys pour aller faire la guerre. Ils sont passés ensuite au dessus de 50% puis au moment de la seconde guerre mondiale, ils atteignent 94%.
Même en Grande-Bretagne au moment où Margaret Thatcher arrive au pouvoir le taux marginal financier est de 80%. En France le taux marginal de l’impôt sur le revenu à l’époque de Giscard c’était 65%. La légitimité du prélèvement est à prendre en compte dans l’histoire des démocraties. Un des grands problèmes contemporains c’est de re-légitimer l’impôt et faire que la nation soit un espace de redistribution. Beaucoup de pays n’ont eu qu’une conception de la démocratie limitée aux élections.
Pour faire débat
Ainsi Pierre Rosanvallon rappelle quels sont les fondements d’une démocratie et combien celle-ci correspond à un processus vivant, qui doit être revivifié en permanence. Il décrit le « mécano institutionnel » et attire l’attention sur les discours simplistes quant à une soi-disant exportation d’un modèle.
Dans les rapports avec des pays non-occidentaux, on voit combien le discours paternaliste est doublement mensonger. La démocratie ne peut venir que d’un développement endogène. Chaque peuple élabore une série de règles et d’institutions dans son développement propre. Or ce chemin difficile rencontre facilement un obstacle supplémentaire : les puissances occidentales. Quand celles-ci envoient des troupes d’intervention, cela relève en général d’une autre logique que cette diffusion de la démocratie et même dans un cas prétendu tel, on en voit toute la contradiction.
Par ailleurs Pierre Rosanvallon n’est-il pas amené – concentré sur l’aspect institutionnel et sociétal- à gommer les rapports de domination économique et de dépendance qui font échouer des processus démocratiques non-occidentaux ? Ainsi les mouvements prometteurs vers la démocratie dirigés par Mossadegh en Iran, Sokarno en Indonésie, Nasser en Égypte, Sankara au Burkina Faso, Allende au Chili ont-ils été combattus, étouffés, contrariés ou brutalement arrêtés.
Et cela ne se pas fait sur le terrain des idées, du « mécano démocratique » mais sur celui des rapports de force de pays à pays ou de multinationales à pays.
Alors que les formes de la démocratie s’imposent un peu partout comme une sorte de norme (l’élection), celle-ci est vidée de son contenu à travers des mécanismes de coercition économique de l’intérieur ou de l’extérieur. Les menaces en Amérique du Nord et en Europe viennent aussi du séparatisme des riches et leurs « paradis fiscaux ». Une sorte de dépossession se produit dans l’affaiblissement de l’état, la diminution de l’impôt, le recul des services sociaux et le contournement des choix politiques des citoyens.
Et puis des formes nouvelles de terrorisme de peuples en conflit apparaissent tandis que les populistes polarisent le débat démocratique sur des sommations simplistes contre des boucs-émissaires.
Mais d’autres situations et d’autres réflexions vous viennent sûrement à l’esprit. La démocratie ne fait-elle pas face à de nouvelles menaces en ce début de 21ème siècle ?
Notes
[1] A l’Institut du Monde arabe
[2] Amartya Sen. La Démocratie des autres : pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Rivages poche, 2006
[3] Jaffrelot, Christophe. La démocratie en Inde : Religion, caste et politique.
Paris, Fayard, Coll. « L’espace du politique », 1998
Plus sur Pierre Rosanvallon
Pierre Rosanvallon, historien et sociologue français, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), occupe depuis 2001 la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique au Collège de France. Ses travaux portent principalement sur l’histoire de la démocratie et du modèle politique français et sur le rôle de l’État et la question de la justice sociale dans les sociétés contemporaines. Pierre Rosanvallon préside depuis 2002 la République des idées et La Vie des Idées « coopérative intellectuelle, lieu de débat et atelier du savoir ».
Il a été l’un des principaux théoriciens de l’autogestion associée à la CFDT. Dans L’Âge de l’autogestion, il défend un héritage philosophique savant issu à la fois de Marx et de Tocqueville et annonce une « réhabilitation du politique » par la voie de l’autogestion. Parmi ses nombreux ouvrages publiés aux éditions du Seuil : La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité (2008), La Société des égaux (2011). Le Parlement des invisibles (2014) et Le Bon Gouvernement (2015).
Liens utiles
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_République_des_idées
Michèle Narvaez dit
Pour prolonger cette réflexion sur l’exportation des démocraties occidentales, voici quelque ajouts.
Que nous, occidentaux, ayons exporté notre démocratie ne date pas d’hier. Si on regarde, pour ne donner qu’un exemple, la Constitution colombienne, dans ses versions successives (la première a été rédigée à Cucuta en 1821, suivie par celles de 1832, 1843 et 1886, jusqu’à une dernière, adoptée en 1991), on voit qu’elle est en très grande partie calquée sur la Constitution française, à partir d’une traduction littérale de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen réalisée par Antonio Nariño dès 1793. Cette Constitution n’a pas permis à la Colombie de faire l’économie de la Violence – période de guerre civile qui a duré de 1948 à 1960 -, pas plus qu’elle n’a évité les atteintes aux droits de l’homme, les déplacements de population, les assassinats d’hommes politiques ou de journalistes et la corruption.
L’histoire de nos « affaires étrangères », ou de notre diplomatie, est une histoire de donneurs de leçons. C’était la règle pendant deux siècles, et encore aujourd’hui, nos ambassadeurs et leurs conseillers sèment la bonne parole, vantent les mérites de notre éducation, de notre culture ou de notre système hospitalier, sans voir que parfois les expériences de certains pays sont bien plus dignes d’ admiration, et mériteraient à coup sûr d’être importées chez nous : c’est en tout cas la conclusion que j’avais tirée de la politique de la ville conduite par Antanas Mockus à Bogota 1995 et 2004.
Quant à l’exportation de l’ « idéal des Lumières », il faut aussi s’interroger sur sa pertinence. Non pas que ces idéaux, de liberté, d’égalité, de fraternité, ne puissent être proposés comme universels. Le catholicisme s’est voulu universel (c’est le sens du mot « catholikos » en grec). Avec les Lumières, c’est la Raison qui est donnée comme universelle, et c’est au nom de cette Raison qu’on réclame liberté, égalité et fraternité. Mais Marx s’interrogeait déjà dans son article de 1843 « À propos de la question juive » sur les « droits de l’homme » tels qu’ils inspirent la Constitution de 1789. Il est très catégorique : « Aucun des droits dits de l’homme, ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est comme membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son bon plaisir privé, et séparé de la communauté ». En cela Marx ne fait que pointer, à juste titre, que la Révolution française a été une révolution bourgeoise.
Cela ne veut pas dire que ce droits ne sont pas très essentiels et très fertiles, et que leur application n’a pas permis de grandes avancées, mais leur « exportation » telle quelle, si elle a pu conforter professeurs et élèves en démocratie dans une rassurante unanimité, n’ a pas non plus apporté de réponses face aux inégalités croissantes, aux dénis de liberté et aux exclusions. Surtout, les pays en développement qui ont repris ou ont eu envie de reprendre la Déclaration des droits de l’homme, n’ont pas forcément trouvé dans les démocraties occidentales les plus avancées une aide réelle, économique, politique, pour faire vivre ces droits chez eux. Nous leur avons donné en somme la belle théorie, mais sur le plan pratique, nous leur avons plutôt vendu nos armes et nos techniques, nous leur avons imposé des rapports de forces inégalitaires, économiques, politiques, et nous ne les avons pas laissés libres d’interpréter les critères démocratiques à la lumière de leur situation sociale particulière. Et du coup, nous versons des larmes sur les impasses des transitions démocratiques, mais ce sont un peu des larmes… de crocodiles !