Comment comprendre que les conquêtes démocratiques et sociales brésiliennes des vingt dernières années soient en péril ? La condamnation et l’emprisonnement de Lula symbolisent l’impossibilité d’une conversation démocratique équilibrée dans cet immense pays marqué par l’accroissement rapide des inégalités sociales, par de graves injustices et par le retour des militaires en pleine crise institutionnelle. Jessé Souza voit dans la puissance de médias vénaux qui propagent des clichés dépréciatifs l’un des freins à la démocratisation, de même que les remugles issus d’une culture esclavagiste dont les Brésiliens mesurent mal l’importance.
Cet article paru sur le site Sens-public est repris ici avec l’aimable autorisation de Gérard Wormser résidant à Brasilia contributeur également à ce blog collectif.
Un chef politique ayant servi son pays comme nul autre avant lui expie sans aménité des fautes pardonnées à bien d’autres : Summum ius, summa iniuria, écrivait Cicéron, (De officiis, I, 10, 33), tenant déjà cette expression pour proverbiale. Démocrate, Lula est condamné sur la foi de règles qu’il a lui-même promulguées. Président, il avait engagé un processus destiné à construire l’égalité des droits entre tous. Patriote, il l’est resté jusque dans le fait de résister à ceux qui lui conseillaient de ne pas se livrer : Lula sera le prisonnier le plus encombrant de la planète.
I. Dégoût politique et dégâts sociaux
Belle revanche de nains politiques ! Son enfermement a mobilisé tous les pouvoirs ligués pour parvenir à ce résultat ! Faute d’un candidat pour lui succéder, tout laisse prévoir un succès électoral de la droite conservatrice. Après des années de crise sociale aiguë et de discrédit des pouvoirs, l’extrême-droite est capable d’imposer ses orientations, sinon son candidat : le débat public porte sur la sécurité et la morale, mais non sur la justice ni sur l’égalité. Un fascisme brésilien est-il en marche ? A voir la militarisation du maintien de l’ordre à Rio, les massacres sans répit dans les prisons, le chômage de masse et la montée du travail informel, la désorientation de la jeunesse et l’inertie des universités, la servilité de la presse et le mutisme des grandes entreprises, nul ne doute qu’une profonde régression ne soit en cours.
A la mi-avril 2018, les sondages d’opinion indiquent que le tiers environs des électeurs voteraient pour Lula en toute hypothèse dès le premier tour. Il en capterait plus de 50 % dans le Nordeste, où le taux d’abstention serait considérable s’il est empêché de se présenter. L’enjeu électoral majeur de la prochaine élection consiste bien à savoir si l’incarcération de Lula produira bien l’abstention des pauvres et des populations périphériques qui garantirait la victoire de conservateurs. Le Nordeste n’est absolument pas représenté dans le champ politique brésilien actuel. A en juger par le récent assassinat de la leader politique féministe carioca Marielle Franco, l’intimidation des militants populaires est un but prioritaire des groupes armés et des politiciens les plus cyniques. Contenir la révolte, dégoûter les Brésiliens de la politique est l’urgence du moment dans un pays si divisé qu’on peut parler de la faillite du système. Chaque institution travaille à se maintenir en limitant l’empiétement des autres pouvoirs, l’intérêt général n’est plus représenté. Tout laisse donc croire que les prochaines élections déboucheront sur un Congrès susceptible de voter les pleins pouvoirs à l’armée si celle-ci venait à le demander. Renforcée par les décrets militarisant la ville de Rio, celle-ci s’est vue confie une mission répressive par le gouvernement de Michel Temer, et l’état-major a déjà indiqué qu’il ne laisserait pas le désordre s’installer dans le pays. Sauf que le désordre est là.
Malgré ce climat exécrable, l’emprisonnement de l’ancien président Lula serait un moment démocratique selon le juge Moro, qui a donné une conférence à Miami le 19 avril 2018. Mais cette sentence et son application sont vues par un grand nombre de Brésiliens comme la revanche d’’élites hostiles à la réduction des inégalités brésiliennes et qui ont rendu impossible toute réforme fiscale sous les présidences de Lula et Dilma, liées par des coalitions de circonstance. Le recul de la pauvreté fut donc financé grâce au prix élevé du pétrole qui garantissait les emprunts d’État… et assurait la discrétion dans la mise en place de circuits de financements politiques occultes. Ces circuits font l’objet de l’opération Lava-jato (lavage-express) diligentée depuis 2014 par le juge Moro. Ce dernier a condamné Lula comme bénéficiaire présumé des travaux d’une villa dont il avait l’usage et de l’attribution déguisée d’un triplex où il n’a jamais résidé. Le Tribunal Fédéral Suprême a rejeté son référé-liberté (habeas corpus) par la voix desa présidente Carmen Lucia après que les dix juges de cette Cour n’aient pu se départager, signe de l’embarras considérable que soulève cette condamnation dans les plus hautes sphères institutionnelles du pays.
Après les fastes du pouvoir, Lula connaît à présent l’opprobre d’une détention infamante. Le temps dira si les voix de Rosa Weber et de Carmen Lucia au Tribunal Fédéral Suprême brésilien auront déclenché un cycle de malédictions sur le Brésil, précipitant l’éventuel succès électoral d’une forme de fascisme appuyé sur un moralisme religieux difficile à combattre. Les trois dernières années de la vie politique brésilienne sont l’exemple même d’un enchaînement diabolique. Prise à contre-pied par le retournement du prix des matières premières, Dilma Rousseff, qui a succédé à Lula et gagné sa réélection en 2014, se heurte à une fronde parlementaire qui bloque son gouvernement. Le système présidentiel ne permettant pas d’élections anticipées, une mise en accusation suffit pour la démettre. Cela fut organisé conjointement par le président de l’Assemblée, Eduardo Cunha (emprisonné peu après cette victoire pour corruption aggravée et évasion de capitaux) et par le vice-président Michel Temer, chef de faction dont la justice instruit plusieurs dénonciations. Son impopularité est totale, mais il s’accroche à la présidence qu’il a conquise par cette révolution de palais. La valse des ministres mis en examen et des délations accablant les partis de gouvernement ont assuré la solidarité de parlementaires qui redoutent sa chute prématurée. Au cœur de cette intrigue, les puissants du Brésil n’hésitent devant aucune forfaiture pour justifier leur monopole : de la tolérance envers les évangélistes jusqu’à la soumission sans bornes aux intérêts économiques et financiers privés, du mépris envers les pauvres au noyautage des entreprises publiques par des fidèles récompensés, les observateurs ont le choix de ce qu’ils peuvent analyser. La partialité des médias est générale : ils anticipent avec gourmandise les décisions des juges et accablent depuis des années Lula et ses amis, sans procéder de la même manière pour les accusés proches du gouvernement.
Reste à expliquer comment les millions de Brésiliens qui bénéficient des programmes sociaux lancés par le PT sont en passe d’être spoliés de ces conquêtes démocratiques. L’inflation a annulé tout ou partie des gains de pouvoir d’achat, les destructions massives d’emploi consécutives à la baisse de 15 % du PIB ont appauvri les foyers les plus fragiles et fait retourner des millions de Brésiliens à l’économie informelle. Le coût des transports urbains, des loyers et d’autres dépenses contraintes d’éducation ou de santé plombent le budget de chacun. Le nombre des étudiants baisse, les grandes surfaces voient leurs ventes s’éroder. Seul le segment le plus riche de la population voit ses rentes augmenter avec l’envol de la bourse et les profits accumulés par tous ceux qui financent la dette publique. L’État brésilien sert une rente à ses créanciers sans pouvoir augmenter les impôts de possédants qui maîtrisent les techniques d’optimisation fiscale, et le laissent ainsi à la merci des créanciers internationaux. De là un cycle implacable d’augmentation des inégalités sociales qui se traduit par une division inexorable du pays et l’affaiblissement des institutions publiques.
II. Une énorme frustration
Le temps n’est plus à la diffusion de propos relatifs au métissage brésilien et à une cordialité interclassiste qui participerait d’une expérience nationale accomplie. Les dialogues ont cessé et la rigidité des barrières de classe s’est renforcée. D’ailleurs, les pouvoirs publics ne font aucun effort pour appuyer une quelconque transformation des mœurs. L’interdiction maintenue de l’avortement1 bloque l’ascension sociale de millions de foyers, l’influence sans contrôle des milieux d’affaires et l’absence de transferts sociaux suffisants laissent s’élargir le gouffre d’inégalités ouvert au cœur de la société brésilienne. Cette béance peut expliquer la sidération qui règne dans le pays. A l’échelle du quotidien, personne ne sait comment faire. Faute de ressources économiques et culturelles pour tenir un mouvement social organisé, la société semble apathique ou pénétrée par les narcotrafiquants et des gangs, dont les médias dominants se servent allègrement pour attiser les peurs et flatter un esprit de défiance généralisée qui pousse à désirer le maintien de l’ordre et la sortie de l’état de droit. Cette aliénation n’est certes pas sans remède. Mais Jessé Souza, dans un livre récent, L’Élite du retard, en indique les puissants ressorts : rien moins que la tradition esclavagiste.
Ses analyses sont indispensables pour comprendre que l’emprisonnement de Lula n’est pas tant un épiphénomène lié à un délit particulier qu’une forme d’aveu à partir duquel nous pouvons comprendre la réalité des rapports sociaux au Brésil. Après trois ans de crise, la situation ne reste tenable qu’en raison de l’attitude de non-violence habituelle des Brésiliens. Mais cette horreur de la conflictualité que constatent nombre d’observateurs n’empêche nullement la société brésilienne d’être particulièrement dure aux miséreux. Ce contraste est ancré dans une tradition séculaire de soumission exagérée qui profite aux possédants et dont l’origine est à chercher du côté des traditions esclavagistes. Telle est la thèse centrale de son ouvrage.
Dans un entretien filmé du programme « La bataille des idées »2, Jessé Souza se félicite bien sûr d’avoir été cité par Lula qui lit son livre en prison.
« Au fond, dit-il, le pouvoir hégémonique est l’arrière-plan du libéralisme conservateur et du culturalisme brésiliens. On nous parle de la corruption des politiques. Mais celle des détenteurs de capitaux est bien pire. Notre pensée est colonisée par cette invisibilisation des intérêts financiers et agrariens, et nous oublions que la corruption des politiques représente le millième de celle des milieux d’affaires. Cette théorie est totalement explicite dans la collusion entre Lava Jato et TVGlobo. Lava-jato est au-dessus de nos institutions et du STF ».
D’un côté, exprime-t-il, Lava-Jato renvoie aux Brésiliens l’image d’un peuple idiot, qui ne travaille pas et se laisse manipule par des politiciens véreux au lieu de se conformer au modèle comportemental du puritanisme nord-américain selon Max Weber. De l’autre, en supposant fallacieusement que nos schémas culturels proviennent du patrimonialisme portugais, on répand la doxa d’une mentalité tenue pour irréformable, avec pour résultat que nous nous déprécions nous-mêmes au-lieu d’assumer l’indispensable critique de notre passé esclavagiste et de ses effets durables. Jessé Souza poursuit :
« Lula symbolise en sa personne l’ouvrier issu du Nordeste, soit ce que la bourgeoisie pauliste vomit le plus. Fils de cette économie d’esclavage où les représentations de classe aggravent les préjugés contre les Noirs et le métis, on l’accuse de corruption, c’est à dire d’avoir bénéficié des privilèges qui sont pour d’autres la simple normalité. Puis il conclut : Ce traitement brutal de Lula ne sert en rien l’amélioration de nos mœurs sociales. La violence de l’exploitation qui affecte toutes les couches populaires, Globo n’en parle pas, et on se concentre sur le lynchage médiatique des personnalités les plus emblématiques de la démocratie au Brésil ».
La démocratisation des médias serait ainsi un préalable à toute évolution de la société brésilienne. Avec le blog Coletivo Brasil que nous lançons actuellement, nous tenterons d’y contribuer et de faire écho à divers projets civiques et culturels au Brésil.
Voir aussi article précédent de Gérard Wormser relayé sur ce blog Approches du Brésil en crise – suite
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