Juridiquement, après des années de silence et de vide, la loi du 6 août 2012 définit le harcèlement sexuel comme un délit, au même titre que le viol. Le harcèlement sexuel, selon ce texte, consiste à imposer « de façon répétée ou non, des propos ou comportements (caresses non consenties, attouchements) qui portent atteinte à la dignité de la personne ou créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ». Le harceleur est puni de cinq ans de prison et la prescription est d’une durée de trois ans.
Voilà pour la définition qui est totalement asexuée et fait silence sur une double réalité qu’il faut répéter inlassablement : le harcèlement est une forme de violence physique, psychologique, exercée par les hommes sur les femmes quels que soient leur condition et leur âge. Cette violence qui ne laisse généralement pas de traces physiques visibles, au contraire du viol, a pourtant des conséquences sur le moyen terme en raison du traumatisme subi : insomnies, « bouffées de chaleur », voire dépression lorsque le harcèlement se pratique sur une longue durée. Cette violence s’exerce dans les lieux publics, les transports en commun, la rue, mais surtout au travail, là où l’on gagne sa vie 7 à 8 heures par jour. Et pour les femmes, que l’on soit employée, serveuse ou salariée dans des lieux institutionnels comme le Parlement ou l’administration, on est très majoritairement en bas ou au milieu de l’échelle, c’est à dire soumises à la hiérarchie des hommes et donc dépendantes d’eux pour leur promotion salariale et professionnelle. Et il faut beaucoup de courage à ces femmes harcelées pour déposer plainte, donner des preuves, affronter le harceleur dans des procédures longues et aléatoires. Ainsi, face à Denis Baupin, la députée Isabelle Attard indique avoir reçu des textos de harcèlement jusqu’en novembre 2013, faits non prescrits mais dont elle n’a plus de traces car elle a perdu son portable.
Être agressée, dénoncer puis être licenciée
Au delà de cette situation éprouvante se cache un constat qui fait froid dans le dos. L’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), qui a pour déléguée générale Marilyn Baldeck, met en lumière le fait que 95 % des femmes qui dénoncent leur harceleur dans l’entreprise sont licenciées. Vous avez bien lu : 95 %. Et de fait, ces femmes ont parlé à leurs collègues, aux représentants syndicaux, à la DRH (quand elle-même n’est pas impliquée), à leur chef de service, bref à la terre entière et il ne se passe rien. Ces femmes, à l’instar de ce que les femmes ont connu dans les années 1970 lorsqu’elles étaient violées et voulaient faire entendre leur voix, essuient des quolibets, des moues sceptiques d’hommes et de femmes, puis une hostilité larvée, ouverte, car elles gênent et mettent une mauvaise ambiance. Et puis, avec la concurrence et la rude loi du marché, elles jouent contre les intérêts de l’entreprise, l’entreprise qui, dans la même loi du 6 août 2012, a obligation de les protéger du harcèlement, de sanctionner le harceleur et de les aider dans le processus judiciaire. À ce propos, il faudrait commencer à s’interroger sur les raisons pour lesquelles, en France, les femmes jeunes et en forme sont plus nombreuses à s’absenter (source Insee : 16,4 jours contre 14,5 pour les hommes de même âge), étant entendu que l’on sort des statistiques les congés maternité !
Ces dernières années, les condamnations pour agression sexuelle varient ces dernières années entre 8000 et 10 000 (ce sont le plus souvent des amendes) alors que, selon la dernière étude de l’Ined, 20 % des femmes en seraient victimes. Et la condamnation à la prison ferme (neuf mois), en 2013, d’un chercheur de l’Inra, reste une décision encore trop isolée. En conclusion, comment ne pas faire nôtre la tribune de femmes de partis politiques qui dit que les « femmes doivent pouvoir travailler, sortir dans la rue, prendre les transports sans avoir à subir des propos, des gestes machistes qui sont autant de dénis à notre liberté de mouvement? » Carmen
Je poursuis ma réflexion sur le harcèlement sexuel mais cette fois en parlant des notables, c’est- à-dire les élus cumulant des mandats et le plus souvent issus de grandes écoles où le sens de la solidarité masculine est très développé.
Quand la dignité des femmes, leur liberté, sont bafouées par des hommes politiques appartenant à la caste
En novembre 2014, une information est relativement passée inaperçue dans les informations nationales, par indifférence ou par bienveillance envers le milieu concerné : Gérard Ducray, ancien député, maire adjoint en charge de la sécurité – ça ne s’invente pas – à Villefranche-sur-Saône, était condamné à un mois de prison avec sursis et 10 000 euros d’amende pour agression sexuelle envers une jeune stagiaire de la mairie. Cette décision intervenait après cinq ans de bataille judiciaire menée par trois employées de la mairie. Jusque-là, rien qui ne nous heurte. Sauf que cette décision était rendue après que l’élu, après avoir fait pression sur ces femmes, avait mené une guerre juridique acharnée pour obtenir la relaxe. Ainsi, il avait, aidé de son avocat, mis en cause la loi sur le harcèlement sexuel alors en vigueur, celle de 1992, pour faire valoir que dans ce texte « les éléments constitutifs de l’infraction n’étaient pas suffisamment définis ». En posant ainsi une question prioritaire de constitutionnalité, il avait gagné et fait en sorte que le Conseil constitutionnel demande en mai 2012 l’abrogation de la loi sur le harcèlement sexuel. Et pour moi, cette attitude de l’élu rejoint celle de « l’affaire Baupin ». Il s’agit d’hommes, de notables qui ont perdu tout sens de leurs responsabilités et qui piétinent ces femmes qui ne sont pas, à leurs yeux, de leur niveau. Dans le cas de Denis Baupin, il faut pointer que l’élu n’a jamais travaillé comme salarié, il faut aussi pointer qu’il fut élève de l’École centrale et obtint bien des appuis dans ses différentes fonctions, en sa double qualité d’élu à responsabilité nationale et de membre d’une grande école. Pourquoi ne dit-on pas clairement qu’ainsi, en ne dénonçant pas ce type de solidarité de caste où l’on doit coûte que coûte préserver l’image de l’institution, ce sont les plus fragiles, ceux, celles qui n’ont pas de réseau social, d’appuis en haut lieu, que l’on met à mal, et au-delà de la démocratie, la dignité des femmes ?
Laurence Brisac dit
Bonjour,
Ca bouge trop vite et je n’en mettrais pas ma main au feu, mais il me semble que le harcèlement sexuel est un délit tandis que le viol est un crime (même s’il est en pratique souvent « correctionnalisé ». Cette différence a des conséquences pour le délai de prescription (sous réserve d’une modification qui m’aurait échappée, 3 ans pour les délits – 10 ans pour les crimes avant condamnation).
Amicalement,
Laurence
Michèle dit
Un petit mot est revenu souvent ces derniers mois dans les textes des uns et des autres, blogs, journaux: le mot «lourd». C’est ainsi que Denis Baupin a été qualifié de lourd (et lui-même a reconnu être «un peu lourd», tandis que certains de ses amis le disaient «lourdingue»).
J’avais eu envie de commenter le texte de Carmen à partir de cette remarque, et puis j’étais passée à autre chose.
Pourtant, quand j’ai lu dans un article du journal Sud Ouest du 20 juillet dernier, à propos de l’affreux attentat de Nice, la phrase suivante: «Dans la petite salle de sport que le chauffeur-livreur fréquentait à Nice jusqu’à il y a deux ans environ, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel a laissé le souvenir d’un « frimeur », un « dragueur » un peu « lourd », rapporte un témoin», mon sang n’a fait qu’un tour.
«Un peu lourd», c’est tout ce que le témoin peut dire à propos d’un homme connu visiblement de tous pour être violent, pervers, pour battre sa femme, pour avoir été condamné plusieurs fois pour violences, vols et dégradations?
Quel témoin est-ce donc?
Et qu’est-ce qu’être «lourd»?
L’adjectif «lourd» désigne un excès. Le dépassement d’une norme. Il appelle la compagnie d’adverbes qui indiquent l’ampleur de l’excès: un peu, très, assez. On utilisera cet adjectif pour une plaisanterie, une attitude, un comportement. L’excès ainsi nommé n’est pas vraiment grave, il est somme toute presque acceptable, une telle lourdeur appelle la remontrance, le reproche, au même titre qu’une impolitesse, qu’un manque de savoir-vivre, qu’une maladresse. Rien qui signifie un acte criminel. Aucune femme n’oserait déposer une main courante contre un compagnon «trop lourd».
De quelle marge dispose-t-on donc avant de passer de «lourd» à «criminel»? Et quels comportements, de la part d’un homme vis à vis d’une femme, parce que c’est en général ainsi que ça se passe -mais cela vaut aussi entre hommes, ou entre femmes-, sont-ils reconnus dans notre société comme allant au-delà de la «simple» lourdeur?
La question n’est pas facile à trancher. Adolescente, à la sortie du lycée, j’allais traîner avec mes copines du côté d’un chantier, parce que nous savions qu’y travaillaient de jeunes maçons rieurs, qui sifflaient à notre vue. Et, certes protégées par les grilles du chantier, nous aimions bien être sifflées, nous y trouvions la confirmation de notre attrait. D’autres filles ou femmes se sentiront humiliées si on les siffle dans la rue. Un petit baiser volé, une caresse furtive, ne seront pas interprétés de la même manière selon l’humeur de la femme, l’identité de l’homme, les circonstances.
Inversement je me suis souvenue d’un épisode longtemps refoulé dans les plis de ma mémoire. J’avais douze ans, je traînais après l’école avec une petite bande, les amies et amis de mon voisin. C’était en campagne lyonnaise. Nous nous promenions dans les sentiers, en bordure des bois. J’étais la plus jeune, et de petite taille. Un soir, un des gars de la bande s’est arrangé pour que nous marchions un peu en arrière, puis il m’a fait un croche-pied, je suis tombée sur le dos. Il s’est penché sur moi, a écarté mes jambes d’un air moqueur. Tétanisée, je n’ai pas réagi. J’avais l’impression d’être la grenouille épinglée sur une planche avant la dissection. Il a attendu un moment, s’est penché sur moi et m’a dit, goguenard: «tu es trop jeune, mais un jour, ça se passera comme ça pour toi, avec moi ou avec un autre». Les autres, devant, n’avaient rien vu ou faisaient semblant de ne rien avoir vu. Je me suis relevée, j’ai couru jusqu’à chez moi, tremblante, dans la peur et la honte. J’avais tellement honte que je n’ai jamais parlé de cet épisode, ni à mes parents ni même à une amie. J’ai ensuite prétexté l’école, d’autres intérêts, pour cesser de fréquenter la bande. Et mes parents ont ensuite déménagé pour raisons professionnelles.
J’avais si honte de quoi? De quelle humiliation? D’être plaquée au sol comme un animal? D’être trop jeune? De ne pas avoir su lui planter mes genoux au bon endroit?
Il ne s’était au fond rien passé de très grave, et de très nombreuses femmes ont été confrontées à des situations bien pires et bien plus traumatisantes. Mais, ce jour-là, la petite fille que j’étais et qui ne connaissait rien du sexe a perçu la facilité avec laquelle un homme peut faire violence à une femme.
Une chose en tout cas me semble certaine: la drague unilatérale, le harcèlement, l’insistance, sans parler des gestes qui ne tiennent pas compte de l’assentiment de l’autre, ne relèvent pas de la lourdeur, mais bel et bien d’un délit grave, d’un crime.
C’est pourquoi l’article de Carmen est important et doit inspirer notre conduite: dénoncer systématiquement toutes les atteintes à la dignité de la femme, chaque fois que nous en sommes témoins. Je me souviens d’un exercice auquel nous nous livrions souvent, au sein de la Compagnie du Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal, dans les années 80. Nous étions une poignée d’acteurs et, incognito, nous entrions dans un wagon du métro parisien. Une actrice se mettait à crier et à dénoncer un acteur pour l’avoir pincée aux fesses. Le dénoncé ne disait rien ou niait. Les autres acteurs et actrices prenaient fait et cause, certains pour la victime, un ou deux autres pour le coupable. Souvent les voyageurs se taisaient, faisaient semblant de ne rien voir et de ne rien entendre. Mais parfois de véritables discussions s’engageaient, et je me souviens qu’un jour, le métro était resté bloqué à la station un bon moment, parce que les voyageurs avaient vivement réagi et se prenaient à partie entre les portes et sur le quai! Le harceleur avait dû fuir!
Aujourd’hui, les voyageurs réagiraient-ils davantage? Trente-cinq ans de mouvement féministe, et quel résultat?
C’est aussi pourquoi nous devons, nous les femmes, apprendre à nous méfier, et à dire «non» très clairement, à ne rien laisser passer, à trouver le mot ou le geste qui signifiera que nous ne voulons pas être sifflées, appelées, draguées, importunées. C’est à nous qu’il incombe de placer la barre là où nous le voulons, à nous de nous plaindre, de dénoncer. Personne ne le fera à notre place. Et surtout, nous devons lutter contre la honte, inculquée depuis l’enfance pour faire taire les petites filles!
Michèle Narvaez