Une plongée récente au cœur d’une Pologne ubuesque… mais en plein essor économique ! Les élections législatives du 13 octobre 2019 n’ont pas changé la donne…
Un séjour récent en Pologne m’a plongée dans un univers ubuesque. C’en serait presque comique, n’était le dilemme infligé aux polonais : faut-il accepter de vivre sous les fourches caudines d’un gouvernement populiste et clientéliste d’extrême-droite, nourri de mensonge et de corruption, au nom d’une réussite économique dont il n’est pas sûr qu’elle doive beaucoup à ce gouvernement ? Faut-il vendre sa conscience, son âme, l’avenir de ses enfants, ses amis ? Les élections parlementaires ont eu lieu le 13 octobre. Le PiS (Droit et Justice), parti au pouvoir, déjà grand vainqueur aux élections européennes, a obtenu 46% des voix, alors que la Coalition civique (KO), première force d’opposition, n’en a obtenu que 27%. Comme il n’est pas rare de l’observer, la division des partis démocratiques obère les chances de changer le paysage politique du pays.
Pendant mon séjour, voici ce que j’ai appris. Il va sans dire que mes amis ne se comptent pas au rang des inconditionnels du régime actuel.
Il ne fait pas bon être juge en Pologne
Par deux fois, la Commission européenne a lancé une action en justice contre le gouvernement polonais, à propos de l’état de droit : la réforme judiciaire de la Pologne viole en effet le droit européen, en réduisant l’indépendance des juges et en sapant la séparation des pouvoirs : âge de la retraite abaissé (pour pouvoir remplacer les magistrats par d’autres plus dociles), mise au « placard » de certains juges, harcèlement, contrôles fiscaux abusifs, procédures disciplinaires injustifiées…
Certes, l’an dernier, le gouvernement a reculé et permis le retour de certains juges de la Cour suprême. Mais un scandale récent a relancé les tensions avec Bruxelles : le site d’informations ONET (un « Mediapart » polonais) a révélé le lundi 19 août une affaire invraisemblable qui a plongé le pouvoir dans l’embarras et a contraint le vice-ministre de la justice, Lukasz Piebiak, à la démission (mais rassurons-nous, il a vite été recasé !)
Ce vice-ministre aurait lancé et coordonné une vaste campagne de diffamation contre un certain nombre de juges perçu comme trop indépendant, campagne menée par une certaine « Emilia » (son vrai nom est gardé secret en raison de la procédure judiciaire en cours). Cette dame, qui reconnaît n’avoir fait qu’obéir aux ordres venus de haut, était rémunérée et protégée pour ses activités illégales. Elle avait accès à toutes les données — normalement protégées — des juges « gênants » (adresses, numéros de téléphone, adresses électroniques, comptes facebook, comptes bancaires… tous documents provenant du ministère de la justice) et faisait circuler en nombre des informations diffamatoires : Krystian Markiewicz, membre de l’association des juges, a fait l’objet de près de 2500 courriels et lettres anonymes, dont une à son domicile, révélant une prétendue affaire de mœurs. Les épouses des juges ont ainsi reçu des dénonciations à propos de supposés adultères, ou de malversations financières. Autant de « fakes » bien entendu… Sans compter les insultes sur les réseaux sociau ou même dans la rue et les pressions de tout ordre Le pire est que le parquet, censé être chargé l’instruction suite à ces révélations, est sous contrôle étroit du ministère de la justice ! Si le vice-ministre a dû démissionner, le ministre, quant à lui, reste bien en place, alors qu’il était parfaitement au courant des menées de son bras droit. Un autre juge, Waldemar Zurek, a indiqué avoir actuellement douze avocats pour le défendre dans toutes les procédures qui l’opposent au pouvoir !
Lors de mon séjour, en septembre, toutes les actualités télévisées faisaient état de ce scandale digne d’une république bananière ou d’une dictature : journalistes, intellectuels, artistes, juges, hommes et femmes politiques se succédaient pour dénoncer cette incroyable conspiration, au plus haut niveau, d’un pouvoir politique prêt à tout pour se maintenir. Ajoutons que le gouvernement polonais a acheté très cher (près de 8 millions d’euros) un logiciel espion appelé Pegasus qui permet d’espionner une personne pendant 24 heures sur internet et sur son téléphone ; 10 000 personnes ont ainsi été contrôlées, au nom de la « sécurité de l’État » !
Il ne fait pas bon non plus d’être à l’école en Pologne
L’éducation a aussi tout récemment fait les frais d’une réforme qui a provoqué la colère – impuissante – des enseignants, des parents et des élèves. Sous le régime communiste, on allait à l’école primaire 7 à 8 ans et au lycée 4 ans. Il n’y avait pas de collège. La Pologne s’était ensuite rapprochée du système des pays européens : 6 ans primaire, puis 3 ans collège et 3 ans lycée. Le PiS a fait voter un retour au système ancien, 8 ans de primaire et 4 ans de lycée, après une parodie de sondage auprès des parents, les résultats du sondage qui rejetaient la réforme ayant été jetés au panier. En conséquence, cette année, les enfants de la dernière année du primaire et de la première année du collège se retrouvent dans la même classe, alors qu’ils ont des programmes différents. Les classes devraient donc logiquement être dédoublées, mais il n’y a pas assez d’enseignants (de plus, beaucoup d’enseignants ont démissionné suite aux trop bas salaires). Les classes sont trop chargées parce que les lycées introduisent un trop plus d’élèves dans une classe et réduisent ainsi le nombre de classes. Les horaires se trouvent aussi bousculés, les récréations ont été diminuées. Les cours finissent très tard, et les élèves rentrent donc plus tard chez eux. Enfin de nombreux élèves n’ont pas pu accéder aux lycées de leur choix. Pour finir, les contenus d’enseignement ont été modifiés : moins d’histoire, moins de mathématiques, davantage de religion… tout est fait pour que l’école ne développe pas l’esprit critique !
Il ne fait pas bon être cinéaste en Pologne mais il y a des films passionnants !
Le ministre de la culture vient de supprimer sa subvention au studio de production TOR, dirigé par Krzysztof Zanussi, un régisseur connu. Ce studio a été regroupé avec d’autres, dont il sera de fait dépendant et il n’aura pas la latitude de critiquer le gouvernement.
Cela n’a pas empêché la sortie le 4 septembre du film Polityka, un film magnifique à l’image de la Pologne actuelle, ubuesque (réalisateur : Patryk Vega — scénario : Olaf Olszewski — producteur : Patryk Vega).
J’ai accompagné mes amis à la première.
La première séquence montre une dame à l’allure provinciale nourrissant ses poules dans une cour. Son mari lui apporte un téléphone : elle entend qu’on lui annonce qu’elle vient d’être nommée présidente du conseil des ministres. On la retrouve, ébahie, à Varsovie, recevant un véritable cours de maintien : comment se tenir, s’habiller, par quels gestes accompagner un discours ; et surtout, on la voit réciter par cœur des discours, toujours les mêmes, à la gloire de la bonne marche du pays, des bonnes mesures prises… et de l’église catholique.
Je regarde mes amis : c’est une blague ? Non, me disent-ils, tout est vrai, ça s’est vraiment passé ainsi. Cette dame dans la vie réelle c’est Maria Szydlo, ancienne directrice d’une maison de la culture, qui a mené la campagne de Duda aux présidentielles, ce qui lui vaut son irrésistible ascension ; elle est aujourd’hui députée européenne.
La suite, pour invraisemblable qu’elle me paraisse, est, elle aussi, véridique : les dialogues reprennent des citations authentiques. On voit un personnage, le plus souvent assis, qui contrôle tout d’un air machiavélique, ressemblant comme deux gouttes d’eau à JK. Kaczyński, président du PiS, éminence grise du président Duda (belle performance d’acteur et de maquillage !). On voit le rôle prépondérant de l’église
catholique à travers des anecdotes peu ragoûtantes. On voit le ministre des armées s’enticher d’un jeune fasciste, lui laisser les pleins pouvoirs — drogue, sexe, corruption — ledit brillant collaborateur finira tout de même en prison pour trafic et violences.
Comme on dit, il faut le voir pour le croire. Et chaque fois que je retournais vers mes amis un regard interrogateur, ils me chuchotaient : oui, oui, c’est bien vrai.
Il ne fait pas bon être juif en Pologne…mais à Lodz les citoyens réagissent
J’étais à Lodz, troisième ville du pays par la population, quand un incident a suscité colère et protestations. Au restaurant « Pijalnia Wodki » installé sur la rue Piotrkowska, la principale rue de la ville, restaurant bien connu des habitants et des touristes, s’est déroulée la scène suivante. Un jeune homme d’une trentaine d’années est entré, portant à son cou une chaîne avec l’étoile de David. Le barman a refusé de le servir et l’a insulté grossièrement : « Fous le camp, va en Israël ». L’insulté a protesté mais la direction de l’établissement n’est pas intervenue et il est parti. C’est un musicien, assez connu à Lodz.
Voilà donc ce qui peut se produire en 2019 en Pologne, et qui rappelle les sombres heures de l’avant seconde guerre mondiale.
Pourtant le samedi suivant, une grande manifestation s’est tenue devant le restaurant pour protester contre cet acte antisémite. Et les appels au boycott du restaurant se sont multipliés. Il faut dire que la ville de Lodz a toujours été un carrefour de cultures, peuplée pour un tiers d’allemands, pour un tiers de juifs et pour le dernier tiers de catholiques. Après l’extermination des juifs parqués dans son ghetto et après la victoire des Alliés, la ville a voulu revendiquer sa dimension multiculturelle : transformation de la fabrique d’Izraël Poznański, l’un des plus importants entrepreneurs juifs du textile de la fin du XIXème siècle, en centre commercial et culturel, présence de restaurants de cuisine juive (Anatewka), installation du centre du Dialogue Marek Edelman consacré à la popularisation des différentes cultures, qui ont existé ensemble co-existé et sont liées à l’histoire de la ville, l’accent mis surtout sur la culture juive. Le climat de la ville est donc meilleur pour les juifs qu’ailleurs ! On peut remarquer qu’à Lodz, le PiS n’a pas gagné les élections !
Mais la Pologne se porte bien…
C’est ce qu’on disait aussi du Chili de Pinochet [1].
Il est vrai que la Pologne a su tirer le meilleur parti économique de son intégration européenne. Le pouvoir actuel n’y est pas pour grand-chose, puisqu’il n’est installé que récemment, alors que cette intégration est antérieure (milieu de années 2000). Pendant mon séjour polonais, j’ai vu les enseignes de toutes les marques européennes : des Carrefour et des Leclerc gigantesques, Renault, Peugeot, Michelin, Orange, pour ne parler que des françaises. J’ai vu les restaurants bondés, la foule dans les magasins, au cinéma, les aéroports modernisés. J’ai repensé à ma première visite dans ce pays, en 1967, quand il fallait faire la queue pour un petit bout de saucisse et que les restaurants étaient réservés à la « nomenklatura ». Le gouvernement actuel a également pris un certain nombre de mesures sociales en faveur du pouvoir d’achat des classes défavorisées (aides familiales, gratuité des médicaments pour les plus de 75 ans, abaissement de l’âge de la retraite à 65 ans pour les hommes et 60 ans pour les femmes, taxation des institutions financières). Enfin, il mène une politique clairement nationaliste, et une propagande affirmée contre le danger migratoire.
On comprend bien pourquoi les polonais ont voté encore, hélas, pour le PiS. Et on comprend que la reconstruction d’une alternative démocratique prendra sans doute du temps. Je n’en salue que davantage le courage de mes amis polonais qui, au quotidien, dénoncent les dérives autoritaires et les manœuvres de ce gouvernement ubuesque. Tout ce que j’ai vu, tout ce qu’on m’a raconté, tout cela peut apparaître comme des « broutilles », en comparaison de la bonne marche économique du pays. Mais les polonais vivent sous un régime liberticide : la censure est partout, on risque de perdre son poste ou son travail pour une déclaration ou une dénonciation. Et la pauvreté reste une réalité tangible. La Pologne a le taux de pauvreté le plus élevé de l’Europe des 25, avec 2 % de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté. Et moins d’un Polonais sur cinq se déclare « très heureux »
Alors je m’inquiète, oui, je m’inquiète pour les années à venir…
Annexe :
Le résultat des élections parlementaires du 13 octobre 2019
Il y avait 4 blocs d’opposition :
KO (centriste), Lewica (coalition de 3 partis de gauche),
PSL avec deux petits partis autogestionnaires, Konfederacja extrême-droite)
KO : créé pour les élections parlementaires, par 4 partis de l’opposition : PO, Nowoczesna, Inicjatywa Polska, Zieloni
PO : plateforme des Citoyens, Nowoczesna—La Moderne, les deux partis ont le même profil, le conservatisme libéral
INICJATYWA POLSKA : initiative polonaise, le parti de centre-gauche
ZIELONY : Les Verts
PSL : Parti populaire polonais (Polskie Stronnictwo Ludowe), le parti paysan (profil de la démocratie chrétienne, mais europhobe et nationaliste)
Le PiS (parti Droit et Justice) a remporté ces élections législatives, obtenant 43,5 % des voix avec un taux d’abstention faible 38,26 %
KO, la principale formation d’opposition obtient 27,4 % et devrait disposer de 130 députés au parlement polonais (la Diète) qui compte 460 sièges, suivie par la gauche — 12,56% et 43 députés — qui fait son retour après quatre ans d’absence : bonne nouvelle ! Le parti paysan PSL associé au parti antisystème Kukiz’15 obtient 9,6 % des suffrages et 34 députés.
Les résultats pour le Sénat ont été sensiblement différents : 49 pour le PiS dont 1 sénateur indépendant, 51 pour l’opposition dont 3 sénateurs indépendants. C’est donc l’opposition qui a gagné le Sénat, mais de très peu, et le PiS essaie de soudoyer deux sénateurs de l’opposition. S’il n’y parvient pas, l’opposition aura la majorité au Sénat ce qui signifie que le processus législatif prendra plus de temps qu’avant les élections (une loi se votait en un jour, sans discussion ni à la Diète ni au Sénat, chaque député, chaque sénateur avait droit à 1,5 minutes pour la prise de parole et 30 secondes pour la réponse !). Le Sénat désormais pourra bloquer une loi, l’amender et la renvoyer à la Diète. Mais cela ne changera pas grand-chose, parce que la Diète aura le mot de la fin et le président Duda signera la loi. Deux éléments positifs cependant : c’est un sénateur de l’opposition qui sera le président du Sénat et on peut donc espérer qu’il saura imposer le débat. Ensuite, psychologiquement, c’est très important pour l’opposition et pour les associations de citoyens d’avoir gagné le Sénat.
Illustrations
Kaczyński, président du PiS et .
Une des multiples manifestations pour défendre la démocratie
Notes
[1] Au nom de cette reprise miracle, Pinochet n’a jamais vraiment été inquiété et a fini ses jours tranquillement en jouissant de sa fortune. Aujourd’hui encore, on tait la répression contre les Mapuche ou contre les étudiants, on tait les inégalités et les injustices, au nom de la bonne santé du pays !
Les violences actuelles dans ce pays, réprimées par les tirs à balles réelles, le retour des chars dans les rues des villes, « l’état de guerre » déclaré par le président Piñera, n’étonnent pas ceux qui, depuis des années, voyaient gonfler les frustrations et les colères…
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