Ma réaction, à l’annonce des résultats du vote du 9 novembre, a été légèrement différente de celle de nombreux amis. Sans doute parce que je n’étais pas convaincue par la candidature d’Hillary Clinton, et que dans mon entourage, la victoire de Trump était donnée comme possible, sinon probable.Non, au-delà de la tristesse devant la défaite du camp que je pouvais raisonnablement estimer le plus proche de moi, ma réaction a été d’agacement. D’agacement devant notre aveuglement.
Trois surprises. Surprise, le vote du peuple colombien contre le « Oui » à la paix, victoire du « Non » soutenu par l’ex-président très conservateur Alvaro Uribe, l’ami des paramilitaires. Surprise, le choix du peuple américain pour un candidat sans aucune expérience politique sorti tout droit du chapeau d’un magicien diabolique d’émission télévisée, agitant des discours amoraux, se vantant de n’avoir jamais payé d’impôts, maniant l’injure et les menaces, affichant machisme et racisme, et brandissant des promesses de grandeur et d’enrichissement. Et enfin surprise, le choix des électeurs français à la primaire de la droite pour le candidat le plus conservateur, certes bien moins hallucinant que Trump et doté d’une expérience politique indéniable, mais qui assume des positions très traditionalistes : le candidat le plus à droite de la droite en somme. Sans parler de la chronique annoncée du Brexit, mais elle nous a quand même un peu pris par surprise. De même que le renoncement, le 1er décembre, de François Hollande, à se présenter aux présidentielles de 2017.
Mais pourquoi tant de surprises ? Comment se fait-il que nous n’ayons rien vu venir ? Comment expliquer notre aveuglement ? Nous, c’est à dire les journalistes, les analystes, les faiseurs d’opinion, les commentateurs, les sondeurs, mais aussi les intellectuels, les hommes et les femmes de bonne volonté, qui avons fait des études, qui nous sommes engagés plutôt à gauche ou au centre, et qui n’avons vu, craint et ressassé que le phénomène Le Pen, sans chercher à comprendre plus loin. Nous, les réseaux sociaux et usagers des réseaux sociaux. Nous, les gens des villes plutôt que ceux des campagnes, les écologistes qui consommons bio mais nous limitons à ça, les défenseurs des demi-mesures prises par les gouvernements démocrates ou de gauche modérée, parce que nous nous contentons de vouloir préserver des acquis. Nous, les gens cultivés, qui avons jeté un regard somme toute condescendant sur ces terroirs profonds dont les habitants, les pauvres, ne comprennent pas encore bien les bienfaits d’une mondialisation heureuse, d’une informatisation égalitaire. Parce que même si nous attaquons les manipulations de la finance et des multinationales, nous partageons quand même le rêve d’une autre mondialisation.
J’avais commencé par dire « Eux », et puis je dis « Nous » parce que je me sens aussi responsable. Nous donc, surtout, qui avons cru que l’Histoire irait toujours et encore de l’avant, vers plus de démocratie et plus de justice. Nous qui avons crié notre joie au lendemain des printemps arabes, sans imaginer leur fragilité. Nous qui n’avons pas vu les nuages noirs s’amonceler sur les terres européennes. Nous qui n’avons pas bien analysé ce qui se passait en Ukraine, en Hongrie, en Turquie. Nous qui avons cru dans le progrès d’une Europe sociale et démocratique sans percevoir ses veines ouvertes. Après les désastres de la seconde guerre mondiale, les tragédies du fascisme et du stalinisme, l’espérance portait les peuples et les embellies de l’économie autorisaient de meilleurs partages. Malgré le rejet du stalinisme, les idéaux communistes ou socialistes représentaient encore des barques d’espérance, et nous avons été nombreux à y voguer, sans doute un peu naïfs, mais cette naïveté était généreuse et dynamique. Quelques dates nous confortaient dans notre vision optimiste de l’Histoire, 1981 en France, 1989 à Berlin, et même l’élection d’un sénateur noir américain démocrate à la Présidence de la première puissance mondiale. Et nous n’avons pas regardé ailleurs. Or, il y a des époques où un vent souffle, qui fait lever la tête et les poings, et d’autres où les peuples baissent le cou. Où la peur d’un avenir incertain et le dessaisissement progressif de la maîtrise sur les politiques nationales, commandées de l’extérieur par des commissions européennes ou multilatérales, font adhérer aux choix de la servitude volontaire : remettre son sort entre les mains d’un chef musclé, d’un magicien à la verve haute et aux promesses mirifiques, ou tout simplement d’un responsable autoritaire, paraît au très grand nombre comme une solution. Et nous n’avons pas vu l’inexorable déclin de l’éducation et de la culture, qui fait que le discours rationnel, la joute argumentative, sur lesquels repose le débat démocratique, sont de plus en plus incompréhensibles pour la plupart. Comment s’étonner dans ces conditions que le débat public devienne la scène médiatisée d’échanges d’insultes et de vulgarités ?
Nous n’avons pas vu non plus, ou pas voulu voir, la lente avancée des vagues les plus rétrogrades des religions, et nous nous étonnons qu’aujourd’hui le gouvernement polonais très catholique concocte des lois interdisant totalement l’avortement, ou que le gouvernement turc ait projeté une loi pour disculper les violeurs à condition qu’ils épousent les violées — loi heureusement enterrée, jusqu’à présent en tout cas, face aux protestations massives du peuple turc. Nous n’avons pas vu non plus que les paysans, dans les campagnes, se suicident parce qu’ils ne parviennent plus à vivre de leurs élevages ou de leurs maraîchages. Nous n’avons pas vu la crainte de voir arriver les réfugiés, les immigrants, mexicains ou afghans, qu’importe, sans que les sociétés ou les infrastructures aient été préparées à les accueillir. Nous n’avons pas vu notre propre tiers monde, notre propre quart monde, et nous avons laissé le soin aux populistes et aux nationalistes de s’en préoccuper. Alors, pour le dire comme mon ami colombien Humberto, je me demande, qu’avons-nous fait, nous, depuis des années, pour prévoir tout ça et pour éviter tout ça ? N’avons-nous pas pris nos désirs pour des réalités ? Ne nous sommes-nous pas contentés de la bulle dorée dans laquelle nous vivions, finalement, bien confortablement installés dans nos certitudes ?
Il y aura sûrement des choses à faire, et ce n’est pas le moment de désespérer ou de baisser les bras. Au contraire. 2108 approche, ce sera le cinquantenaire de mai 68. Une occasion peut-être de convoquer l’Histoire et de prendre à bras le corps les nouveaux défis. Déjà, d’innombrables jeunes, partout dans le monde, tentent de nouvelles expériences de vie, s’engagent sur des chemins inédits, loin des habitudes de la politique politicienne. On ne les entend pas beaucoup, parce que leur liberté est peut-être précisément d’agir sans se faire entendre ; Pour l’instant… Ce n’est pas le moment de désespérer et peut-être justement nous faut-il trouver de nouvelles pistes, de nouvelles solutions. Pour cela il me semble qu’il faut aussi revenir sur nos vieilles analyses et nos vieilles recettes et mieux écouter l’époque qui vient.
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