Le 7 octobre 2018 : implosion de la démocratie brésilienne. Dès le lendemain, on apprit le lynchage à Bahia d’un célèbre maître de capoeira qui disait son opposition au vainqueur de l’élection. Quels sont les motifs de la soumission de la majorité à un programme politique contraire à ses intérêts ? Durant les années d’agonie du gouvernement du Parti des travailleurs de Lula et de Dilma, les démocrates brésiliens furent toujours en retard d’un combat.
Cet article paru sur le site Sens-public est repris ici avec l’aimable autorisation de Gérard Wormser résidant à Brasilia contributeur également à ce blog collectif.
Les élus de tous bords ont joué avec le feu en se livrant à de pénibles jeux d’appareils, persuadés qu’ils étaient d’incarner la société politique. Lula fut le bouc émissaire désigné par l’activisme de juges qui ont ouvert la voie à un politicien sans scrupules qui alimente les préjugés les plus crus pour asseoir son autorité. L’indifférence des plus riches au sort de leurs concitoyens et le ressentiment de la majorité des électeurs face aux turpitudes des élites comptent pour beaucoup dans la victoire de Jair Bolsonaro. L’abdication de la démocratie au Brésil ouvre un nouveau chapitre de l’histoire agitée de ce pays-continent.
Second tour pour l’honneur
Au lendemain d’un premier tour catastrophique, Fernando Haddad improvise un rôle impossible. Porteur d’un projet social dans un pays d’inégalités criantes, le candidat du Parti des travailleurs se mue en repenti de la réforme pour espérer encore l’emporter. Affichant un projet répressif et antisocial, son adversaire a tout gagné. Il veut réduire les dépenses publiques et armer la population1 ! Triomphe total pour ceux qui redoutaient une revanche du Parti des travailleurs. Présidente de 2012 à 2016, Dilma Rousseff n’est même pas réélue au Congrès. L’obstination du Parti des travailleurs à brandir la figure d’un Lula malmené par les tribunaux symbolise l’incapacité du PT à écouter une société qu’il a transformée depuis 2002. Comment l’emporter ? Aux riches Brésiliens qui rejettent ardemment tout compromis social, le simplisme radical de Jair Bolsonaro offre une forme d’apartheid isolant des possédants la masse des laissés-pour-compte des banlieues et des provinces. À l’exception du Nordeste, où l’on se souvient que la misère n’a pris fin qu’avec les programmes mis en place par Lula, les évangélistes sont parvenus à faire voter massivement le petit peuple pour le candidat qui entend réprimer la délinquance. Plébiscité nationalement à plus de 46 % au premier tour, il vise les 60 % au second. Cet amalgame contre nature pulvérise la constitution brésilienne, compromise par les pratiques douteuses des gouvernants et des magistrats. Bolsonaro lui porte le coup de grâce : il fera acclamer des décisions arbitraires et couvre déjà les exactions de ses partisans. Il multiplie à dessein les déclarations racistes et misogynes, et son apologie de la violence est incompatible avec un mandat public dans un État de droit. Il a déclaré en août vouloir le retrait du Brésil de l’ONU (« “Se eu for eleito, o Brasil sai da ONU”, diz Bolsonaro após apoio a Lula » 2018). Il n’a pas un mot pour modérer ses partisans après les violences qui ont suivi le vote en divers lieux. Qui s’en offusque ? La machine est lancée, comment l’arrêter ?
Haddad connaît les limites de la constitution — mais que faire ? Il va la défendre. La réforme fiscale est impossible ? Haddad parle alors d’exempter les familles de la petite classe moyenne et s’engage pour l’orthodoxie budgétaire. Bolsonaro prétend immédiatement qu’il ferait la même chose. Il a galvanisé les couches favorisées du pays en proposant une taxe uniforme de 20 %, ce qui pourrait peser sur les revenus intermédiaires. Cela ne l’empêche pas d’affirmer que son adversaire lui vole son projet d’exemption fiscale. Pour bien faire, à présent que les riches lui sont acquis, il revient sur ses déclarations favorables aux privatisations, coupant l’herbe sous le pied de son adversaire, et il parle de maintenir les aides sociales aux familles. La victoire vaut tous les revirements : ceux-ci sont véniels face au retournement d’alliance qui donna au vice-président Temer en 2016 le bénéfice de la trahison du pacte de 2014 entre le PT et le PMDB. L’échec de son gouvernement a ouvert la voie à Bolsonaro. Sérieusement blessé par une attaque au couteau un mois avant le scrutin, le démagogue a vu les autres candidats lui témoigner leur solidarité. Il n’en attendait pas tant et n’a en rien réduit ses provocations, relayées par une propagande mensongère sur les réseaux WhatsApp2.
Au Brésil, les élections permirent longtemps à quelques familles dotées d’immenses domaines de garder le contrôle des institutions3. Peu après le transfert de la capitale de Rio à Brasília, la dictature militaire bloqua vingt ans durant toute espérance démocratique — ce fut un viol meurtrier pour la citoyenneté. Au retour du parlementarisme sous le contrôle des caciques politiques, un compromis social sembla s’esquisser : les possédants verraient leurs avoirs sanctuarisés en échange de programmes d’équipement et de santé publique, de logements et de transports et d’une meilleure éducation pour tous. Ce pacte est en miettes. Si le pays relâche ses efforts de promotion sociale4, ses institutions perdent leur sens et laissent la population désemparée et sans perspectives. En polarisant la campagne sur la personnalité de Lula au lieu de lancer une grande consultation populaire sur un programme inclusif de gouvernement, le PT a involontairement favorisé le discours démagogique de son adversaire et s’est interdit de placer le débat sur les questions de justice sociale, alors que l’inégalité est à son pire niveau historique5 et que personne ne veut assumer les dépenses de l’État.
Haddad est aspiré par cette vague déflationniste qui fait des pauvres autant d’inutiles selon le nouvel homme fort du Brésil, ouvertement raciste, homophobe et misogyne — même s’il se pose en défenseur de la famille chrétienne. Bolsonaro est associé à un militaire en retraite qui s’insurge contre les acquis sociaux et à un économiste désireux de réduire les fonctions de l’État (Gaspar 2018), ses deux fils ont été brillamment élus au Congrès dès le premier tour… Ceux qui ont le plus bénéficié d’une période de croissance unique et de la hausse des biens immobiliers sont donc sûrs que leur patrimoine ne sera pas taxé. L’idéal consumériste de la classe moyenne exclut désormais tout compromis entre classes sociales. Si la dette publique est trop forte, que les bénéficiaires des programmes sociaux la paient ! Ce discours est inavouable à la télévision et Bolsonaro se récuse à rencontrer son adversaire pour un débat, c’est plus sûr.
Les régions au plus fort indice de développement ont voté à près de 60 % pour l’ancien militaire, les plus pauvres à 18 % (Folha 2018a). Ce critère vaut également au sein de chaque État, où les zones riches votent Bolsonaro : cette élection établit la carte mentale de l’extrême inégalité et d’une situation figée entre plusieurs « nations » brésiliennes qui se regardent en chiens de faïence. Santa Catarina est l’État le plus riche et le plus productif du pays (par habitant), son climat est idéal et la violence très limitée. Bolsonaro y tient son meilleur score avec 65 % des votes dès le premier tour (Folha 2018b) ! Il s’agit de protéger un coffre-fort et un paradis touristique où les possédants veulent être protégés de leurs concitoyens — de là l’effondrement de la droite traditionnelle, au paternalisme démodé.
Une course désespérée s’engage pour Haddad, assuré de la neutralité de l’état-major et qui voudrait voir les catholiques s’exprimer. Sur ce plan également, tout est en balance. Malgré l’obstination du Pape à comparer le désir d’avorter d’un foetus porteur d’une anomalie génétique à la recherche d’un tueur à gages pour résoudre un problème (« Le pape François compare l’avortement au recours à un tueur à gages » 2018), la Conférence des évêques brésiliens dit qu’un catholique choisira le candidat qui rejette la violence et promeut la démocratie6. Cela suffira-t-il ? Avec près de 42 % des intentions de vote, Haddad est en position de faiblesse : le socle du PT et la population du Nordeste votent pour lui. Mais le rejet du PT est général partout ailleurs et l’extrême droite a joué sur la succession de crises au Brésil. Ces années valent un siècle : le vote aura raison du discours encore récemment dominant selon lequel la démocratisation brésilienne était en marche, même si son caractère récent, la taille du pays et le peu d’éducation du peuple exigeaient de l’indulgence. Ce propos excusait le peu de solidarité des nantis et s’adressait aussi aux pauvres impatients de voir leurs droits respectés. Dans les faits, les possédants respirent : le vote des indécis n’inversera pas le résultat.
Pour cela, il faudrait un choc moral : et si les Brésiliens prenaient peur d’une guerre sociale ouvrant la voie à une violence incontrôlable ? Haddad se présente en bon époux et en homme cultivé, tente de faire entendre sa musique personnelle dans un débat idéologisé à l’extrême — mais qui veut d’un Brésil au gouvernement sans majorité ? Les partis traditionnels rejettent tout appui au Parti des travailleurs, acceptant d’avance la victoire de Bolsonaro. Les deux hommes-clés d’une coalition démocratique sont, pour le PT, Jaques Wagner, vieux routier du lulisme qui était aux côtés de Dilma lors de son éviction, et Ciro Gomes, dont la campagne du premier tour fut plutôt réussie. Il est particulièrement populaire dans le Nordeste, où il a mené sa carrière. Ses électeurs, 12 % au plan national, rejettent les exclusions sociales et les ghettos et souhaitent un compromis de classe. Ciro Gomes l’emporte dans son fief du Ceará, où l’ancien militaire Bolsonaro obtient 21 % des voix, son plus faible score dans un État.
Démo-krach
Le Brésil a-t-il vraiment voté en toute liberté pour une dictature particulièrement dure envers les familles affaiblies par les années de crise et qu’une politique de réduction forcenée de la dette publique n’épargnera pas ? On en doutera — c’est précisément ce qu’il nous faut saisir en ce moment grave. Les castes les plus riches du pays peuvent sourire ! Les ambitions et des rancœurs de la classe moyenne protègent son intérêt financier. Si les médias ne s’émeuvent guère pour les libertés et n’appellent pas au sursaut démocratique, c’est bien que leurs abonnés ont parlé. Là où des millions de personnes sont sorties de la misère avec la démocratisation du pays et les programmes de Lula, dans le Nordeste, on résiste à la vague droitière : ces électeurs redoutent l’ostracisme qui bloquera toute évolution dans les zones à l’économie précaire. Dans un contexte de violence accrue, les routes de l’émigration intérieure seront ouvertes pour chercher des emplois peu qualifiés dans une ville riche, ou s’employer aux tâches mal payées d’une agroforesterie prédatrice.
Les juges de la Cour suprême ont détruit le prestige du Parti des travailleurs, ils n’ont jamais censuré les actions antisociales du pouvoir. La posture engagée des magistrats de l’opération anticorruption Lava-Jato, pilotée par le juge Sergio Moro, a discrédité les institutions, en particulier le Congrès. La jonction s’est alors faite entre les entrepreneurs libéraux et les églises évangélistes, qui condamnent tout à la fois la corruption, l’immoralité, le laxisme, etc. Cela rejoint les discours rétrogrades sur la famille et la soumission religieuse. Le désespoir des chômeurs et des journaliers fait le reste : la confiance dans l’État et ses représentants a disparu, le nombre des militaires entrant au Congrès est une surprise pour l’État-major lui-même, et si Haddad attendait beaucoup d’un face à face avec Bolsonaro, celui-ci se dérobe derrière des certificats médicaux pour fuir le débat — cela lui a réussi au premier tour.
Ce résultat s’est produit dans une apparente liberté, mais Jessé Souza expose que les électeurs sont manipulés depuis des décennies (Souza 2017 , 2018a , 2018b). Leur vote porte la marque d’un pouvoir social qui divise la population et l’expose à des contradictions insolubles. Après des années de crise et de bombardement médiatique à propos de la corruption du Parti des travailleurs et de son chef emprisonné, son candidat, presque inconnu, réunit près du tiers des électeurs : pouvait-il prétendre à mieux ? Pour les cénacles patronaux, l’élection était un référendum sur un seul point : voulez-vous encore d’un Brésil corrompu ? Si cette question n’était pas suffisante pour bien voter, voici ses annexes : la crise est-elle la conséquence des gouvernements du PT, oui ou non ? Et la violence n’en provient-elle pas ? Ce genre de propos convainc d’éviter tout retour au passé, et comme les parlementaires du centre sont très impopulaires, on adoube Bolsonaro, se présentant contre toute évidence comme étranger au sérail. Les électeurs furent bernés.
Nous ne pouvions pas croire à ce suicide d’une démocratie, nous pensions que les électeurs ne choisiraient pas la haine sociale. Dans un pays où chacun surveille ses attitudes et se veut courtois, comment peut-on désirer la pire des répressions ? À quoi bon demain l’élégance après avoir choisi la violence ? À gauche, personne n’a rien vu venir : cela aurait dû nous inquiéter davantage. Après le retournement d’alliance de 2016 et l’éviction de la présidente Dilma Rousseff, nous avions constaté l’absence de manifestations populaires et la faiblesse des propositions alternatives : Dilma pensait qu’ils n’oseraient pas, puis ses électeurs voyaient les turpitudes de ses successeurs comme des motifs d’espérer. Nous savions que le PT était en retard sur les événements et qu’il n’avait pas su faire appel au peuple7. Nous nous inquiétions des atermoiements du PT pour lancer une campagne d’avenir plutôt que de nostalgie du lulisme. La presse accueillait calmement la montée en puissance de l’extrême droite dans les sondages, mais, tout comme en France du temps de Jean-Marie Le Pen, les sondages sous-estimaient les intentions de vote en faveur de Bolsonaro.
Le dernier débat télévisé du premier tour sur la chaîne Globo nous montrait des candidats se parlant poliment en vase clos, en l’absence de Jair Bolsonaro, excusé pour raison médicale. Ce fut un moment surréaliste qui ridiculisa le processus électoral : le candidat d’extrême droite se faisait interviewer seul au même horaire sur la chaîne évangéliste Record. La ruse réussit à l’ancien militaire. Devenu le héraut sans scrupule d’un peuple dégoûté des institutions et des politiciens, il fédère les marges réactionnaires des mouvements religieux et le patronat le plus cupide, prospère sur les ruines du gouvernement conservateur de Temer, qui fut une hécatombe de démissions de ministres corrompus et de révélations choquantes. Ce cynisme convient : les institutions se laissent violer sans réagir — ni aux violences, ni aux intox intensément diffusées sur WhatsApp, ni à l’entretien exclusif sur la chaîne Record… Cette élection a donc été littéralement volée au peuple brésilien, déjà initialement empêché par le pouvoir judiciaire d’absoudre Lula par un vote qui laverait politiquement les accusations et l’acharnement judiciaire dont il a été l’objet. Nombre de ses adversaires qui se sont notoirement enrichis par des moyens frauduleux, vieux routiers des pots-de-vin, furent épargnés. Toute loyauté a disparu du champ politique et c’est vainement que Haddad s’y accroche.
Et cependant, les Brésiliens adorent leur pays, si on met à part des populations particulières : dans le cas des descendants des peuples présents avant l’arrivée des Européens, la nation est locale, liée à une petite communauté affective et d’inclusion villageoise. Ce qui se passe à Brasília est lointain : on s’en informe pour protéger des droits menacés et qui risquent d’être balayés demain si les ONG sont empêchées de travailler. À l’autre extrême du spectre, on prend l’avion pour Miami, Londres ou la Suisse : ce qui se passe au cœur du Brésil ne compte guère, l’important est la famille et ses prébendes. Le patriotisme est donc la prérogative du petit peuple et des classes moyennes en mal d’affirmation. Mais cet amour du pays ne porte pas sur des valeurs sociales : il va, selon les personnes, aux paysages infiniment variés, à la civilité et à la gastronomie, au sentiment de participer d’une société multiculturelle ou bien tout simplement de jouir de sa fortune à l’abri des convulsions politiques. Les deux segments centraux de la société brésilienne voient leurs membres vivre dans une tension permanente : les uns subsistent en s’activant dans le secteur informel de l’économie que la crise a gonflé, les autres veulent se distinguer des premiers par leur travail et l’ascension sociale de leurs enfants. Les Brésiliens riches se vivent comme une nation à part du peuple, ce qui impose à la bourgeoisie le défi permanent de se distinguer du bas peuple. De là sa dépendance envers les élites de la richesse, et son goût d’associer les dépenses exagérées pour être dans la modernité à des coutumes venues d’un passé idéalisé. Pour sa part, le petit peuple exprime un fort attachement à son lieu d’existence : on entend dire partout que ce lieu est le paradis sur terre et qu’il ne doit pas changer. La commisération issue d’une participation religieuse va aux miséreux, mais les politiciens ne voient ces derniers que sous la forme de gangs urbains ou d’attardés des campagnes. La campagne de Jair Bolsonaro s’est nourrie d’un cocktail de défiances et d’une demande de protection que les partis traditionnels sont incapables de satisfaire, ce qui ne l’empêche pas d’idéaliser une patrie idyllique dont les politiciens de tous bords priveraient les Brésiliens : tous pourris.8
La rencontre du Brésil avec la démocratie reste une histoire indécise. Entre la situation de tous ceux pour qui la débrouille est une obligation permanente, et celle des privilégiés arc-boutés sur leurs passe-droits, qu’ils tiennent pour naturels, comment démontrer la relation entre la démocratie et l’équité ? Officiellement, le débat est clos concernant le modèle politique9, mais les personnalités conscientes des turpitudes institutionnelles n’ont pas la masse critique pour changer le projet national. Les grands médias n’organisent pas le débat critique sur le devenir de la société dans une perspective d’inclusion. Les Brésiliens ouverts aux autres et progressistes balancent entre l’allégeance au légalisme le plus sincère, même si ses procédures bureaucratiques ont de quoi rebuter, et des options personnelles alternatives : les voyages ou le sport sont prisés, certains se cultivent passionnément. Ceux-là rêveraient d’un Brésil démocratique sans redouter la montée en puissance des classes populaires, qui affole les nantis. Mais ils ne sont pas en course pour le pouvoir. Le Brésil reste faiblement politisé, c’est un des éléments de la situation actuelle.
Par ses absences à la télévision, au prétexte de son hospitalisation, Bolsonaro voulait empêcher la constitution d’un front commun des autres candidats contre ses idées, et cela a marché. Ciro Gomes, en grande forme, a plaidé pour des expériences locales réussies, pour ses réalisations au service de l’éducation et de la petite enfance, et a indiqué les voies d’une réconciliation entre Brésiliens, et ce fut repris à l’unisson. Mais plusieurs partis mineurs ont déjà rallié le camp Bolsonaro, malgré ses déclarations insupportables : racistes, sexistes, va-t-en-guerre et répressives, elles sont incompatibles avec un État de droit. La frontière passait entre ce projet assuré de diviser les Brésiliens et celui du gouverneur Alckmin, libéral au plein sens du terme, favorable aux investissements privés et aux privatisations. Mais les électeurs du PSDB l’ont quitté pour l’extrême droite : avec moins de 5 % des voix (contre 40 % lors d’une précédente candidature), le parti a explosé, se divise entre les deux blocs du second tour, actant la division radicale de la société. Les libéraux traditionnels sont otages de l’extrémisme qu’ils ont nourri et dont ils rendent le PT responsable… Il n’y a pas de front anti-Bolsonaro.
Il ne reste donc rien d’une participation affective quelconque des élites aux émotions patriotiques. Les plus riches des Brésiliens ont une vie internationale et des avoirs répartis entre plusieurs pays, étudient volontiers à l’étranger et s’y marient. Ils préfèrent payer des impôts aux USA ou en Suisse que chez eux et se disent cosmopolites pour ne pas regarder les Brésiliens du commun. La nation est brisée tant la société est incapable de se reconstruire contre les peurs. Pour cela, il faudrait une volonté de justice et une solidarité sociale qui font défaut. Le Brésil produit une foule de discours qui se réfèrent à la propreté, à l’entretien d’une pureté morale ou religieuse, à une intégrité personnelle. Mais si la loyauté est une valeur, les pratiques s’en éloignent. On peut renvoyer à Dieu, à l’économie de marché, à la citoyenneté participative, au sérieux, à la différence, à la mémoire de la dictature et des torturés, aux peuples indigènes, au travail ou à l’éducation… Dans la réalité, chaque groupe plaide pour sa paroisse et fantasme une homogénéité imaginaire. Alors que la pluralité des références et des appartenances nous protège des exclusivismes nationalistes, la négation de l’Autre est partout. Les jeunes Brésiliens sont écartelés entre la tentation d’une réussite financière égoïste et celle d’un engagement sacrificiel pour le Bien, souvent capté par les évangélistes. La haine de l’Autre a pu se matérialiser historiquement contre les étrangers ou ceux qu’on assimile aisément à des étrangers. Mais au Brésil, on ne peut haïr que ses compatriotes — de là le clip de campagne qui détourne vers les parlementaires et les magistrats une haine dont en réalité le petit peuple est l’objet. On assiste à une montée du fascisme, dont les accents nationalistes se prévaudront bientôt de la mainmise de l’État sur le pétrole pour garantir l’autarcie patriotique. Le Brésil pourrait bien expérimenter un chavisme de droite.
Principal protagoniste de la campagne, Jair Bolsonaro s’était donc désisté de la dernière émission télévisée d’avant le premier tour et poursuit sur cette ligne à la veille du second. Populiste autoritaire de type fasciste, il revendique sa filiation avec les pires horreurs du vingtième siècle et affirme ceci : « Brasil acima de tudo, Deus acima de todos », une reprise du Deutschland über alles/Gott mit uns des nazis. Ses provocations vont si loin qu’il ne pourra guère contrôler ceux dont la violence s’inspirera d’elles, ce qui justifiera la militarisation du maintien de l’ordre. Il va au-devant de ceux qui, à quelque groupe social qu’ils appartiennent, doutent de la démocratie et penchent pour un régime dur envers les faibles. Fédérant les marges réactionnaires des mouvements religieux et le patronat le plus cupide, attirant une certaine classe moyenne dégoûtée par les scandales (de là son avance à Brasília). Malgré son conseiller économique ultralibéral, dans le droit fil des Chicago Boys qui ont gouverné le Chili de Pinochet (Gaspar 2018), on ne dira pas antiétatiste. Bien des évangélistes du pays rejoignent son projet, car les valeurs de la démocratie sont moins centrales pour eux que celles de la famille et des communautés de base, qui plébiscitent une société ordonnée. Son programme sécuritaire sera coûteux, et le Brésil est endetté10. Bolsonaro mettrait donc fin à l’État social brésilien voulu par le Parti des travailleurs de Lula et qui a pu fonctionner tant que la croissance permettait de le financer sans augmenter les impôts, d’autant qu’il enrichissait les riches à travers les taux d’intérêt sur les bons du Trésor11.
Le paradoxe majeur de cette crise profonde ressort ainsi d’un non-dit permanent, celui qui met en concurrence les individus et les groupes dans des situations de départ très inégales. Que le PT ait créé des quotas d’accès aux universités pour les groupes marginalisés n’est que justice, quel que soit le critère qu’on voudra retenir. La Banque mondiale considère ainsi que les qualifications personnelles sont un gage d’avenir tant pour les individus que pour les nations, à une époque de rapide transformation des sociétés. Pour encadrer ce processus et éviter la disruption, encore faut-il qu’un consensus se manifeste en faveur de l’inclusion sociale, de la solidarité au sein d’une entité territoriale élargie, et d’une capacitation généralisée des populations là où elles se trouvent : l’empowerment des communautés de base serait une nécessité dans un pays comme le Brésil, où les différences régionales et de mode de vie sont profondes. Toute régression sur cette voie sera fatale à des millions de personnes et alimentera des peurs irrationnelles.
Du clientélisme au consumérisme, l’abdication du politique
À la différence des extrêmes droites européennes, au Brésil on ne peut pas vilipender des minorités étrangères. En revanche, les populations que l’essor du pays a rejetées à ses marges sont durement stigmatisées. Leur éloignement géographique des foyers urbains ou leur fixation dans des favelas méconnues leur permet d’avoir parfois une vie localement autonome, et d’y afficher une dignité véritable en dépit de la pauvreté. Mais les populations liées aux exploitations agricoles ou aux services urbains que la croissance démographique a multiplié sont reléguées, restent peu en prise avec les orientations les plus actives de l’économie nationale et font l’objet de préjugés intolérables. Ce Brésil de la relégation vit comme une fatalité les transformations auxquelles il ne participe que superficiellement. On a un téléphone connecté sur WhatsApp, mais comment améliorer ses conditions de vie ? On dépend des classes favorisées pour qui il va de soi que le petit peuple est à son service, ou d’offres d’emplois non négociables et aisément révocables. Comment soutenir un régime démocratique auquel le grand nombre doit extorquer des aides sociales, lutter contre la hausse des tarifs les plus divers et envoyer ses enfants étudier sans aucune garantie d’une véritable qualification ? Le sentiment de spoliation est ici déterminant pour expliquer la conversion du mépris envers les parlementaires en soutien à Bolsonaro. La réflexion de Jessé Souza est ici capitale pour exhiber la structure de cet amalgame et repérer ses racines anciennes : il a grimé en vertu morale et pureté de sentiment ce qui n’est rien d’autre que la soumission aux impératifs et aux intérêts de l’élite dominante. Nous traduisons ici quelques pages essentielles de son ouvrage prémonitoire, L’élite du retard (Souza, 2017). Souza opère une lecture critique des concepts culturalistes issus de Max Weber ou Franz Boas, dont l’adoption au Brésil par des personnalités aussi centrales que Gilberto Freyre ou Buarque de Holanda ont naturalisé des représentations biaisées, maquillant en esprit d’homme cordial ce qui était une psychologie des personnalités marquées par la soumission esclavagiste, attribuant aux vestiges du colonialisme ce qui était la rapacité des dominants. Souza s’inspire notamment des thèses de Gramsci, de Sartre, de Bourdieu et de Charles Taylor pour expliquer comment les représentations morales favorisent la colonisation de l’esprit petit-bourgeois par les élites. Ce sont des composantes du fascisme et de l’esprit réactionnaire qui discréditent de longue date les revendications populaires en colonisant la classe intellectuelle au service de l’élite, tout en instrumentalisant les sentiments nationalistes et le culte de la force.
En vérité, hormis des époques historiques qui permirent d’organiser les classes populaires ou les couches moyennes pour une brève période, la seule classe consciente de ses intérêts parmi nous fut et demeure l’infime élite de l’argent. Ce fut elle qui construisit de monstrueux cadres de distorsion systématique de la réalité, comme ceux que nous que tentons de reconstruire dans ce livre, simplement pour maintenir le niveau de marge sauvage prélevé sur le travail de tous à son profit. C’est elle, en fin de compte, qui, avec une intelligence diabolique et une vision claire de ses meilleurs intérêts de classe, perçut que l’attaque des biens collectifs et du travail des autres ne pourrait réussir qu’en colonisant la capacité de réflexion de la classe moyenne.
Les thèses du populisme et du patrimonialisme servent précisément de gants pour couvrir les intérêts de cette élite. Elles servent d’abord à masquer l’action prédatrice d’un marché dérégulé comme le nôtre. De plus, elles rendent coupables autant que de besoin l’État et ses élites corrompues — surtout celles de gauche — de tout ce qui arrive. Tout aussi invisible reste la responsabilité de l’élite et de ses instruments, comme les médias : on ne leur demande jamais de comptes. Enfin, elles délégitiment les demandes populaires, taxées de démagogiques et populistes. Ce sont aujourd’hui les idées les plus ressassées dans tous les journaux et sur toutes les chaînes de télévision. À divers degrés de clarté, elles habitent à présent la tête de chaque Brésilien.
Comment cela fut-il possible ? Comment autant de gens furent-ils trompés, et le sont encore, par un si petit nombre ? Cependant, l’habileté des théories explicatives dominantes décrites ci-dessus réside, précisément, dans le fait de se présenter sous la forme de critiques, ou plutôt, si elles ont l’apparence de critiques, elles systématisent les idées les plus conservatrices et leur donnent du prestige. Elles sont même reprises par divers intellectuels distingués de la gauche. Le patrimonialisme pointe un doigt accusateur sur des élites en apparence liées à l’État, mais qui au fond exécutent le sale boulot de l’élite de l’argent, qui commande au marché et demeure invisible.
Le populisme, pour sa part, se déguise en lecture critique de la manipulation des masses, supposément favorable à une organisation consciente des masses maîtrisant par elles-mêmes leur destin. La grande fraude est ici de cacher l’essentiel : que les masses luttent avec les armes des plus faibles, dès lors que toute l’organisation de la violence tant symbolique que physique de l’État et du marché est à leur détriment. Telle est aussi la fragilité de leurs leaders charismatiques. Ils doivent progresser sur la corde raide des intérêts contradictoires et d’engagements innombrables, d’autant que ce dont les masses peuvent rêver ne sera jamais qu’une maigre part du gâteau. Et même ainsi, cela n’arrive que rarement chez nous.
Le thème de la sphère publique colonisée est fondamental pour notre argument, puisque qu’il fut et demeure le nœud par lequel la classe moyenne est enrégimentée pour les intérêts de l’élite de l’argent. Tout arrive, dans cette sphère de l’information sélective et de l’opinion instrumentalisée, comme si le monde était le prolongement des fantasmes et de l’image de soi de la classe moyenne. La décence et la vertu finissent par être perçues dans le contexte moral étriqué de cette classe. Pour une classe qui exploite les autres en dessous d’elle sous des formes cruelles et humiliantes, la morale ne peut pas exiger, par exemple, le traitement égal des autres êtres humains, ni l’engagement en faveur des chances et des opportunités pour tous. Pourtant, dans le contexte de sociétés influencées par le christianisme, la morale devrait consister, avant tout, dans l’égalité et la fraternité.
Mais telle n’est pas cette morale qui fut distillée par la presse ou par nos intellectuels les plus influents. « Morale », cela signifie dans ce cas uniquement s’indigner contre les hypocrisies — toujours sélectives et soigneusement choisies par la presse — du système politique, d’ailleurs fait pour être corrompu puisqu’il est fait pour être acheté par l’argent de l’élite de l’argent. La classe moyenne peut se payer sa « bonne conscience », même en humiliant et en exploitant les plus fragiles, simplement en se scandalisant de la supposée immoralité étatique.
En ce sens, l’élite de l’argent et ses délégués dans la vie intellectuelle et la presse en viennent à posséder le cœur et l’esprit de la classe moyenne et peuvent recourir autant que de besoin à ce capital dans la lutte politique. Comme les classes populaires sont moins influençables par ce genre de mécanisme — protégées qu’elles sont par leur rationalisme pratique —, la vie politique brésilienne est dominée à partir de là par des coups d’État initiés par l’élite de l’argent, avec l’appui de la presse et de la base sociale de la classe moyenne, chaque fois que la souveraineté populaire menace d’embrasser si peu que ce soit les intérêts des classes populaires.
Déjà dans les années cinquante, le conflit était avec l’élite de l’argent alliée à la presse, que cette élite de l’argent avait non seulement matériellement construite, mais à qui elle fournit le discours symbolique qui la caractérise. Un conflit inégal eut alors lieu, tout comme aujourd’hui, entre l’élite de l’argent et la frange conservatrice dominante de la classe moyenne, sa « base populaire », contre les classes populaires et leurs représentants. Le stratagème activé lors de notre récent « révocaputsch » de 2016 était déjà prêt depuis le second gouvernement Vargas.
Le thème de la corruption sélective en particulier avait été déjà utilisé systématiquement contre Getulio Vargas avec un succès retentissant. Carlos Lacerda et tous les médias conservateurs ont serré les rangs et provoquèrent une émotion populaire en utilisant déjà ces dispositifs que nous nommons aujourd’hui la « post-vérité » — la construction de démonstrations sans preuve dans l’intention de produire un effet diffamatoire précis. Même si le mensonge se révèle comme tel après-coup, son effet destructif est déjà acté. Le suicide de Vargas à partir de faussetés dites contre lui montre l’efficacité du stratagème.
Les idées dominantes pour la reproduction de l’élitisme brésilien, comme celle du patrimonialisme qui diabolise sélectivement ceux qui tiennent l’État et celle du populisme qui diabolise les classes populaires ne sont pas simplement enseignées dans les écoles et dans les universités. Leur enseignement dans les universités est important, car il confère le prestige du savoir scientifique, avec sa couronne d’universalité et à de neutralité objective, à ces visions très particulières de la vie sociale et politique. Armées de cette consécration du champ scientifique, elles purent acquérir plus de poids encore pour former une opinion publique manipulée en se transformant en motifs utilisés comme arme politique dans la grande presse.
Selon le cas d’espèce, on nous sert soit la corruption de l’État seul, avec le patrimonialisme comme motif principal, soit le populisme, cette vieille peur de la montée des classes populaires. Mais les deux thèmes sont toujours associés. En fin de compte, c’est bien sa fonction en tant que mécanisme pouvant être activé à volonté selon les circonstances : dès lors que la règle démocratique s’en prend à l’autorité et aux exclusives de l’élite de l’argent, ce dispositif peut être activé pour capturer de la classe moyenne moraliste et stigmatiser les classes populaires et leurs revendications. L’espace public acheté est l’élément décisif de tout le processus. C’est pourquoi son étude est si importante.
Après la chute de Gétulio Vargas, il y eut le coup d’État de 1964, qui montra les entrailles et les dangers de ce mécanisme. Dans ce cas, le populisme fut plus important que le motif du patrimonialisme et de la corruption. Même si chacun d’eux marche la main dans la main avec l’autre comme toujours. Dans un contexte d’ébullition sociale et de clameur pour des réformes de fond qui rendraient le pays plus inclusif, l’accusation de populisme se marie avec celle de communisme et mobilise les forces armées que la presse et l’élite de l’argent pressent d’accomplir leur « devoir constitutionnel ». La fraction conservatrice majoritaire de la classe moyenne y contribue et confère une apparence de soutien populaire au coup d’État. Et comme les coups d’État doivent avoir une apparence de légalité, les forces armées assument ce rôle en interprétant à leur façon les dispositions constitutionnelles. C’est la même fonction qui est exercée par l’appareil judiciaro-politique d’État dans le coup d’État actuel.
Ce furent plus de vingt années de dictature féroce et d’élargissement du fossé déjà abyssal de l’inégalité brésilienne. Il s’est développé un modèle économique et social qui profita exclusivement à l’élite de l’argent, laquelle se concilia de nouveaux partenaires internationaux pour exploiter un marché intérieur captif et faiblement productif. La classe moyenne, qui rassemblait au maximum 20 % du pays, devint consommatrice des voitures et des biens durables plus chers et de moindre qualité, en comparaison internationale, que le pays se mit à produire, reléguant les classes populaires à la dépendance salariale. Le Brésil de l’élite de l’argent réalisa son idéal et se convertit en un pays pour 20 % de sa population, ce qui était alors et reste encore la proportion de la classe moyenne chez nous.
Le coup d’État de 1964 réalise en pratique l’accord antipopulaire de l’élite et de la classe moyenne pour porter à son paroxysme la constitution d’une société fondée sur le plus complet apartheid entre classes. Il s’est créé un marché de produits exclusifs pour la classe privilégiée et un autre marché pire et plus précaire pour les classes populaires. De plus, tous les services, y compris ceux de l’État, en vinrent à institutionnaliser et à séparer l’école de la classe moyenne et celle des pauvres, l’hôpital de la classe moyenne et l’hôpital des pauvres, les quartiers de la classe moyenne et les quartiers pour les pauvres, et ainsi de suite.
Il en est résulté le maintien de deux pays au sein du même espace, ce que l’économiste Edmar Bacha nomma « Belindia », une petite Belgique pour les 20 % de privilégiés et une grande Inde appauvrie et déficiente pour les 80 % restant. Il est possible aujourd’hui de faire partie de la classe moyenne et de ne plus partager d’espaces sociaux avec les classes populaires. Le Brésilien de classe moyenne en vient à se voir réellement comme un Belge et à ne plus voir les « Indiens », qui sont obéissants et domestiqués à leur domicile, que comme les esclaves domestiques de l’ancien temps. C’est devenu la norme de la vie sociale brésilienne. (Souza 2017, 139‑44)
Ces réflexions passionnantes furent publiées en 2017, et leur auteur aperçoit l’arraisonnement idéologique dans le succès des personnalités autoritaires. Il met l’accent sur les relais d’opinion qui saturent l’espace public de commentaires obséquieux et ruinent toute possibilité de débats réels pour une société brésilienne inclusive. L’étonnant reste que ce modèle puisse imprégner l’électeur lambda que nul ne vient menacer et qui, cependant, vit dans une phobie sécuritaire et se méfie de toute personne qui pourrait approcher. Le succès boursier des vendeurs d’armes n’est pas qu’une métaphore.
Une fois présentées ces réflexions, il reste tout de même quelques interrogations. La première est très simple : comment expliquer que les coups de semonce contre le PT n’aient pas suscité une rénovation des thèmes du Parti pour saisir la nouvelle situation et lancer une campagne d’avenir face à un gouvernement figé et rétrograde ? Le PT regardait ailleurs et contemplait son œuvre comme un capital mobilisable pour revenir au pouvoir. Au-delà du PT, pourquoi Ciro Gomes et les autres candidats démocratiques n’ont-ils finalement obtenu que moins de 20 % des suffrages, laissant la moitié du corps électoral se prononcer pour un aventurier de la répression ? Au-delà des raisonnements, il y a une pathologie collective : comment des femmes, des Noirs ou des métis peuvent-ils voter pour une personne qui les insulte sans vergogne ? Pourquoi les jeunes générations formées aux études n’ont-elles rien fait pour s’opposer aux vieillards qui tiennent le pays depuis le coup d’État ? Pourquoi ceux qui ont connu la dictature dans leur enfance n’ont-ils pas réagi aux provocations ? Comment les journalistes et classes intermédiaires diplômées ne se formalisent-ils pas plus du risque imminent de censure et d’oppression ? Aucune grève spontanée, peu de déclarations alarmistes, guère d’entrepreneurs pour manifester leur divergence d’avec le troupeau, c’est le mystère d’une apathie démocratique bercée par l’ivresse consumériste. Fin de la politique.
De là à penser à l’effet des réseaux sociaux sur lesquels chacun se défoule sans agir, il n’y a qu’un pas — mais les éléments de démonstration manquent12. L’absence de leadership alternatif est un élément crucial : en 1992, c’est depuis le Brésil que le Forum social mondial avait eu son maximum de retentissement. Il était organisé par des ecclésiastiques de gauche, un type de médiateur qui a disparu : seul Leonardo Boff s’exprime encore, à un âge avancé, et son influence est réduite. On ne dira même pas qu’il s’agit de l’influence de l’argent : bien des Brésiliens n’en ont guère et les aides publiques ou les services publics dont ils bénéficient auraient dû les protéger d’un vote qui fera venir au pouvoir des personnages qui couperont dans les budgets publics pour se concilier Wall Street, dont dépendent les finances du gouvernement…
Les événements au Brésil ont été rythmés par les juges, et en un sens nous pouvons considérer que Bolsonaro — pourtant en délicatesse avec l’État de droit — est bien leur créature. Il y a là quelque chose qui tient au régime particulier de la jurisprudence, qui est de s’établir en fonction d’interprétations du passé. Il faut une énergie particulière pour tirer des principes anciens des interprétations inventives. Tel n’a pas été le cas au Brésil, où les garanties de transparence et d’équité processuelle, qui figurent dans les textes, ont favorisé la mise au pilori médiatique de la classe politique. Ces mêmes principes auraient pu conduire le STF à interrompre le harcèlement de Lula : on voit mal la nécessité d’emprisonner celui qui fut l’emblème de la démocratie brésilienne. Ici perdure une vision périmée du châtiment là où un large débat historique déboucherait sur une meilleur politique.
Et surtout, ce principe de transparence qui a lié les tribunaux aux chaînes de télévision — le quatrième pouvoir — a laissé dans l’ombre un pouvoir traditionnel, l’armée, dont les chefs ont suivi de près tous les épisodes. À diverses reprises, certains gradés ont indiqué leur préférence pour l’ordre qui leur convient. L’armée et les juges sont tout sauf transparents pour les citoyens, tandis que les politiciens furent quotidiennement lessivés. Sous Bolsonaro, l’armée sera le pilier du gouvernement dans un duo avec les juges conservateurs. Le Brésil devra sortir au plus vite de cette régression. Si le pouvoir politique est aux mains de deux institutions hiérarchiques plutôt que démocratiques, le pays risque de donner corps aux cauchemars de dictature filmés par Felipe Poroger en 2014, dans son court-métrage primé Enquanto o Sangue Coloria a Noite, Eu Olhava as Estrelas. Le cinéaste vient de publier un long commentaire sur l’antisémitisme des partisans de Bolsonaro. Il montre comment l’ignorance et la falsification historique nourrit une fois encore des violences ruineuses (Poroger 2018). Le Brésil est ainsi le premier des grands États démocratiques du monde où la brusque interruption de la croissance se traduirait par une rupture politique permettant à un gouvernement d’extrême droite de capter l’essentiel des pouvoirs à son profit. Compte tenu des immenses ressources du pays vendues dans le monde entier, cette situation ne résulte pas d’un choc extérieur. La question brésilienne est celle de la difficulté à inscrire dans une perspective d’avenir des relations interpersonnelles marquées par des conformismes moraux et des liens de dépendance très peu interrogés. Il ne faudra pas longtemps pour savoir si des contre-pouvoirs se mettent en place ou si un régime répressig suspend en pratique les garanties offertes par la Constitution de 1988. Pour l’heure, Jessé Souza rappelle que le fascisme a toujours joué sur les divisions internes aux classes dominées. Les responsables politiques doivent résister aux sirènes d’un faux moralisme qui oppose les pauvres méritants aux mauvais pauvres.
L’opposition peuple honnête-peuple délinquant subjugue les plus pauvres rendant excessivement difficile une quelconque solidarité de classe. De là l’importance de chefs politiques qui les représentent depuis le haut et estompent la contradiction interne de classe par une politique intéressant tous les pauvres. C’était ça que représentait Lula. Sans cela, la porte reste ouverte pour une guerre de classes entre les misérables eux-mêmes, divisés entre les supposés honnêtes et les supposés délinquants tels que définis par les élites. (Souza 2018c)
Bibliographie
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Notes
1. À la veille du premier tour, Ciro Gomes pointait le doublement de la valeur boursière du fabricant d’armes Taurus.↩
2. Le journal Estado de São Paulo a publié une enquête sur la présence des réseaux de Bolsonaro dans le mois qui a précédé le vote (Toledo 2018).↩
3. D’ailleurs, l’Atlas agropecuaro do Brasil indique que les petits producteurs, aux capacités d’investissement réduites, disposent de 13 % des terres, contre 28 % aux grands propriétaires, et 12 % aux exploitations entre 4 et 15 hectares. 27 % des surfaces vont aux parcs nationaux, 15 % sont sans affectation (IMAFLORA 2017).↩
4. Les indicateurs de la Banque mondiale situent le Brésil en moins bonne position que le Mexique pour la combinaison de facteurs entre santé juvénile et éducation, et celui d’Oxfam en matière d’investissements pour l’égalité tire l’alarme : si le Brésil était au 39e rang mondial au vu des efforts récents, son classement baissera dans les prochaines éditions. Voir (Oxfam International et Development Finance International 2018) et (Inmanin Bali 2018).↩
5. En 2017, Thomas Piketty et son équipe ont publié un rapport sur les inégalités mondiales et souligné l’absence de volontarisme fiscal au Brésil, avec pour effet que les 10 % des foyers les plus riches concentrent 55 % des revenus du pays – et disposent de l’essentiel de son capital. Voir la traduction de son entretien à la Folha de São Paulo : (Piketty 2017). Voici le lien avec les tableaux relatifs au Brésil : (WID 2017). Voir la présentation générale de l’étude internationale : (WID 2018). Thomas Piketty a réagi à l’élection en pointant le risque considérable de régression que fait peser la victoire de Bolsonaro après une éclaircie de trente ans dans les politiques discriminatoires en vigueur jusqu’à la constitution de 1988 (Piketty 2018). Il fallut mettre fin au veto des Lords au Royaume-Uni et à celui du Sénat en France, sans quoi les réformes sociales de 1945 n’auraient jamais vu le jour. Aujourd’hui, le camp progressiste refuse tout débat ambitieux sur la démocratisation des institutions américaines, européennes ou brésiliennes. Ce n’est pourtant pas en laissant aux nativistes et aux réactionnaires le monopole de la rupture que l’on sauvera l’égalité et la démocratie.↩
6. « Não podemos votar com o coração cheio de ódio, nem pensando que vamos mudar o Brasil de uma hora para outra : não existem salvadoresda pátria, mas uma democracia que precisa ser permanentemente construída. » (« CNBB pede apra catolicos votarem em candidatos favoraveis a democvracia e contra a violencia » 2018)↩
7. Les succès électoraux du Parti des travailleurs de Lula ont permis un décollage économique et une modernisation véritable du pays, dont les indices de développement se sont notablement améliorés, à l’exclusion des inégalités de revenus, toujours parmi les plus élevées au monde. Durant les quatre ou cinq dernières décennies, les partis politiques de droite ont maintenu la faiblesse des taux d’imposition des plus riches, qui ne manifestent pas la moindre solidarité nationale avec leurs concitoyens pauvres, sur qui un statut de dépendance pèse 150 ans après la fin de l’esclavage.↩
8. Clip de campagne diffusé le 12 octobre 2018 (Bolsonaro 2018) retiré à la demande du Tribunal supérieur.↩
9. Les Brésiliens étaient moins de 60 % à plébisciter la démocratie quand la crise centrée sur les affaires de corruption battait son plein. Ce chiffre est remonté à près de 70 % à la veille des élections (« Secondo Datafolha 69% dos brasileiros aprovam democracia » 2018). Une telle info est sujette à interprétations et le sens de ce concept diffère sans doute beaucoup d’une personne à l’autre, mais ces chiffres indiquent assez que la démocratie est faiblement enracinée et reste une option parmi d’autres pour nombre de Brésiliens : qui sont les 30 % des Brésiliens qui ne se sentent pas liés à la démocratie ?↩
10.Pour le plus grand profit de ses créanciers, souvent des Brésiliens fortunés qui perçoivent des intérêts plantureux. Ce financement de l’État est particulièrement coûteux. Il résulte de la faiblesse des impôts progressifs, si l’on tient compte du fait que l’immobilier est dégrevé, que les fortunes familiales sont transformées en sociétés (non imposables en l’absence de distribution des revenus) et que l’impôt sur les successions est modeste.↩
11.L’endettement public largement dû à la faible progressivité de l’impôt a offert une rente fantastique aux Brésiliens qui investissent en bons du Trésor et ont financé de la sorte leurs achats immobiliers. Le travail de millions d’employés finance les grosses fortunes brésiliennes. Thomas Piketty a bien noté ce phénomène qui frappe tout observateur, mais qui reste invisible pour la plupart des Brésiliens, qui ignorent complètement ce fait.↩
12.Outre l’article déjà mentionné dans Estado (Toledo 2018), voir Wormser (s. d.)et (s. d.).↩
Auteur
Gérard Wormser
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