Comment expliquer ce qui semble si erratique et pour tout dire un fiasco complet dans l’action de Poutine face à L’Ukraine ?
Chaque jour de guerre fait remonter des images de scènes que l’on croyait réservées au passé. Le grand écart entre les proclamations et les réalités du terrain s’accroit de plus en plus dans une escalade de mises en scènes de plus en plus factices. De nombreuses analyses s’ajoutent aux informations quotidiennes. Deux mondes se confrontent : celui d’un éveil à la démocratie d’une nation cherchant à s’inventer progressivement -avec son lot d’engagements et de sacrifices de pans entiers de la société ukrainienne – et celui tout raidi d’un Empire déclinant additionnant l’autoritarisme des régimes tsaristes à celui de la dictature stalinienne et son arbitraire.
Mais comment le comprendre, comment remonter aux causes, quelle est la « rationalité » qui anime le groupe dirigeant russe ? Il est intéressant de faire un pas de côté et de s’éclairer par la lecture …. d’un roman paru en mars 2022. Le roman de Giuliano da Empoli, auteur franco-italien, décrit minutieusement et magistralement le processus de plus en plus chaotique de contrôle sur la Russie de Vladimir Vladimirovitch Poutine. Comme il est dit en ouverture « ce roman est inspiré de faits et de personnages réels à qui l’auteur a prêté une vie privée et des propos imaginaires. Il s’agit néanmoins d’une véritable histoire russe ».
A la rencontre de l’histoire
Campant la désorientation des populations après la chute du communisme, les descriptions de Da Empoli complètent bien celles de Svetlana Alexievitch dans La Fin de l’homme rouge. Mais si le désenchantement est réservé au peuple, l’ivresse de la toute-puissance, l’enrichissement rapide sont soudainement accessibles à un petit nombre de personnes bien placées dans la société.
Toutes les règles, les régulations, explosent alors et un nouveau capitalisme sans entrave peut envahir toutes les activités humaines. Il fait sauter toutes les protections qu’offrait paradoxalement la dictature. Les conseillers économistes de l’école de Chicago fournissent un prêt à penser complaisant à une véritable mafia qui se place aux postes de commande de l’économie. En 1999 le désordre insécurisant se rajoute aux injustices. Au sommet, Eltsine ne dessoûle pas et met en danger la liberté d’agir des amis du pouvoir.
Un petit groupe influent autour de Berezovsky décide alors d’agir avant que le système ne s’effondre plus encore et mise sur un fonctionnaire du contre-espionnage qui semble être un personnage falot et manipulable (« blond pâle aux traits décolorés, portant un costume en acrylique beige »). C’est Poutine qui est nommé chef des services secrets puis quelques mois plus tard premier ministre.
Bien renseigné sur l’histoire russe, le roman s’avère très crédible pour rentrer dans la tête des personnages et explorer leurs calculs troubles.
Une fois placé au cœur de la machine du pouvoir, une véritable mutation s’opère sur Poutine qui saisit – ou crée lui-même- de faux attentats attribués aux Tchétchènes. Elle le transforme en sauveur résolu à riposter sans état d’âme. Dans le roman il devient alors le « Tsar ».
Inspiré de personnages réels
Vadim Baranov le spin doctor « Mage du Kremlin » semble être un décalque d’un personnage bien réel, Vladislav Sourkov l’idéologue de la Russie poutinienne, tombé depuis en disgrâce. Baranov est un homme de média, féru de culture Européenne et Française en particulier, il applique à la politique la méthode du théâtre d’avant-garde : ne pas se limiter à communiquer la réalité, mais créer la réalité. Le pays entier est transformé en un théâtre politique, où il n’est d’autre réalité que l’accomplissement des souhaits du Tsar. Dans le livre Baronov jeune avait vu le film La prise du pouvoir par Louis XIV de Rossellini et sa manière de neutraliser ses ennemis.
Il va à la fois amplifier les inquiétudes du peuple et élaborer des stratégies obscures pour les rassurer. Cette exploitation des émotions et des ressorts du pouvoir pour les manipuler est particulièrement servie par la fiction, les confidences, les débats intérieurs de quelques personnages clés.
Détectant l’évolution totalitaire de Poutine un des personnages confie à Baronov : « Vous êtes en train de construire un régime pire que l’Union soviétique. Au moins à l’époque la férocité des chiens de garde du KGB était contrôlée par les hommes du parti. Maintenant le Parti n’existe plus et les tchékistes ont pris le pouvoir directement ».
Mais cette brutalité est pensée dans un projet idéologique global, elle doit s’accompagner et même être précédée d’un récit historique réactualisé, d’une bataille pour l’hégémonie.
Alexandre Nevsky, Pierre le Grand, Staline, constituent des points de référence à l’éternelle Russie forte que complète la légitimation d’une Église orthodoxe aux ordres.
Le chaos et la fiction pour peser sur le monde
Mais quand l’ordre et la verticalité ne fonctionnent pas, rien de mieux que le brouillage pour avoir une influence sur les situations. Si on ne peut pas imposer l’ordre, on peut imposer le chaos, « le chaos est notre ami, notre seule possibilité ».
Ainsi Baronov encourage les ferments de la dissension. Aussi bien la mouvance Nationale-Bolchévique des artistes conceptuels aux skinheads en passant par les fanatiques religieux, orthodoxes ou bouddhistes que des pseudo-mouvements d’opposition.
Il observe la transformation « du cercle des amis de Pétersbourg – magouilleurs de province à celui de noblesse d’Empire accumulant des richesses dignes des émirs du Golfe ». Il nous fait rencontrer ainsi Evgueni Prigojine restaurateur lié au groupe de mercenaires Wagner très proche de Poutine et convaincu qu’il faut affaiblir l’Occident.
Pour cela Baranov propose de privilégier les émotions, de dépolitiser les russes (comme les occidentaux) « donner des nouvelles, de vrais ou de faux arguments, cela n’a pas d’importance. Les faire enrager. … les défenseurs des animaux d’un côté et les chasseurs de le l’autre, les activistes gay et les néonazis… ».
Il est vrai que ce conseiller alimente Poutine en suggestions conformes à son profil : le « chef n’est pas un espion. Il travaillait pour le contre-espionnage. Ce n’est pas la même chose du tout. Les espions cherchent des informations exactes, c’est leur métier. Le métier des gens du contre-espionnage en revanche est d’être paranoïaques. Voir des complots partout, des traites, les inventer quand on a besoin. Dans la tête du Tsar rien n’arrive jamais spontanément. Les médias sont toujours manipulés. Les manifs, l’indignation des gens, rien n’est jamais comme cela en a l’air ».
Baranov confie avant de s’éloigner à son tour du Tsar « L’empire du Tsar naissait de la guerre et il était logique qu’à la fin il retournât à la guerre. C’était cela la base inébranlable de notre pouvoir, son vice originel ».
Seul un roman pouvait le dire. Merci à Giuliano da Empoli de nous le faire vivre presque intimement. Décrire cette spirale infernale d’un Poutine de plus en plus enfermé dans un délire hubristique, nous ouvre les yeux si c’était encore nécessaire sur l’impasse du pouvoir russe.
Et dans une solitude de plus en plus grande « son labrador est le seul conseiller dans lequel il a encore confiance ».
Espérons que comme le personnage du livre, Poutine trouve une sortie latérale ou qu’il y soit forcé.
Le livre
Editions Gallimard
L’auteur
Giuliano da Empoli, écrivain, enseignant à Sciences-Po Paris et conseiller politique notamment auprès de Matteo Renzi
Une interview vidéo récente sur TV 5 Monde
Sa fiche wikipedia
Autres livres de cet auteur
- Un grande futuro dietro di noi, Marsilio, 1996
- La guerra del talento, Marsilio, 2000
sur la méritocratie et la mobilité dans l’économie numérique
- Overdose, Marsilio, 2002
sur la surinformation
- Fuori controllo, Marsilio, 2004
sur la « brésilianisation » de la société contemporaine (livre traduit en français par Grasset sous le nom La peste et l’orgie)
- Contro gli specialisti, Marsilio, 2013
- La prova del potere, Mondadori, 2015
- Le Florentin, Grasset, 2016 sur Matteo Renzi
- La rabbia e l’algoritmo, Marsilio, 2017
sur la nature et de l’organisation du Mouvement 5 étoiles
- Les Ingénieurs du chaos, JC Lattès, 2019
sur les coulisses du mouvement populiste global
Pour en savoir plus
Svetlana Alexievitch prix Nobel 2015 de littérature est autrice de La Fin de l’homme rouge
Deux articles dans l’excellente revue en ligne Le Grand Continent
L’étrange Fiction prémonitoire de Vladislav Sourkov
Un village sans ciel, une guerre silencieuse, des hommes bi-dimensionnels. Dans une parabole aussi captivante que glaçante écrite en 2014, l’idéologue de Poutine Vladislav Sourkov se faisait étrangement prophétique sur le monde qui s’est ouvert avec l’invasion de l’Ukraine.
Et plus récemment
Poutine dans le texte : le chantage d’un missionnaire armé
Parce que certains points de ce discours abondamment cité méritaient des éclaircissements précis, nous proposons la première traduction commentée du sanglant appel de Poutine à la mobilisation, prononcé ce matin à la télévision.
Dernière minute
Le prix Nobel de la paix 2022 est attribué au Centre pour les libertés civiles ukrainien ainsi qu’à l’association Memorial russe (dissoute par le pouvoir russe en décembre 2021) et à l’avocat bélarusse Alès Bialiatski, arrêté et emprisonné depuis le
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