Officiellement responsables de l’abolition des privilèges et de l’avènement de l’égalité, les assemblées révolutionnaires avaient de fait mis en orbite un nouvel ordre, instauré de nouveaux privilèges. Les groupes d’hommes qui y avaient siégé – sans mandat précis, et avec l’assentiment de moins de 10% de la population – n’avaient visé que l’égalité des frères. Et encore, pas de tous. Seule l’irruption du peuple sur la scène révolutionnaire avait poussé les décideurs à ouvrir largement les vannes de la citoyenneté masculine, y faisant accéder la masse des domestiques et paysans – théoriquement du moins, puisque l’instauration de la Terreur avait tout arrêté. Les assemblées suivantes avaient maintenu ce cap, en triant sévèrement sur le volet les frères ayant voix au chapitre. Celles des six premières décennies du xixe siècle font triompher ce nouvel ordre, finissant par réaliser l’égalité civique entre les hommes, entre tous les hommes. Quant à l’égalité avec les femmes, c’était pour les « représentants de la nation » une idée ridicule ; ça l’est resté.
Ce n’est pas que l’entreprise ait été simple. Une énergie considérable a dû être déployée, pour ne céder à la moitié du peuple qu’après un demi-siècle, et à l’autre moitié aucunement. Les ferments introduits dans la vieille société française à la fin du xviiie siècle – l’égalité, la liberté – avaient franchi dès 1789 les barrières de sexe et de classe. Quels que soient les obstacles rencontrés, ils ont fait grandir un espoir dans le cœur de beaucoup, poussant à la contestation, à la révolte, à la révolution. Pour contenir le peuple, il a fallu souvent mobiliser la force, restreindre les libertés ; mais ce sont surtout les constitutions qui ont fait le travail, et les lois régissant les élections. Pour contenir les femmes, présentes à la fois dans le peuple et dans l’élite, il a fallu frapper beaucoup plus fort. Les écarter des cercles du pouvoir. Les rendre dépendantes des hommes, légalement, matériellement, sexuellement – sauf celles qui ont choisi d’autres tutelles. Produire des théories philosophiques, scientifiques, littéraires, économiques… pour prouver leur indignité, pour asseoir la nécessité de les dominer, de les tenir en lisière. Les dénigrer sans discontinuer. Transmettre ces savoirs aux hommes du peuple. Leur offrir cette puissance – la seule.
Jamais de tels efforts n’avaient été fournis. La régression observée durant l’autre « période terrible » du millénaire, le xve siècle, apparaît à bien des égards moins ample et moins systématique. Il n’est guère qu’un domaine dans lequel celui-ci a été plus clément : il n’a pas remis au goût du jour la chasse aux sorcières. Encore n’est-ce certainement que parce qu’on n’y croit plus au Diable.
Ces efforts ont payé : en 1860, la France est bel et bien, encore et toujours, championne de l’ordre masculin. Si ses thuriféraires ne s’en vantent plus, comme ils le faisaient à la Renaissance en raillant les royaumes qui « tombent en quenouille », les comparaisons avec d’autres nations le prouvent. Elle est par exemple l’une des rares à avoir adopté le régime de la communauté dirigée par le mari, et à le conserver stricto sensu. « En Suède et en Écosse, souligne Nicole Arnaud-Duc, la femme acquiert des pouvoirs d’administration de la communauté. En Italie, en Russie (code de 1833), dans la plupart des pays anglo-saxons, le régime le plus connu est la séparation de biens ». En Angleterre, où le régime de la common law restera en vigueur jusqu’en 1870, il est en concurrence avec l’equity, qui permet aux femmes de jouir librement de leurs biens. « L’idée continentale d’une femme possédant des droits qu’elle ne peut exercer que sous la direction du mari est étrangère au droit anglo-saxon ». Les féministes de ce pays parviennent en outre à faire modifier le droit civil : par le Matrimonial Causes Act de 1857, la femme séparée de corps ou abandonnée se voit reconnaître la propriété légale de ses biens. Aux États-Unis, « une loi de l’État de New York, de très grande portée, reconnaît en 1840 la pleine capacité de l’épouse sur ses biens et sur les revenus de sa profession : elle exerce librement ses droits dans un régime de séparation de biens. Peu à peu, tous les États accordent un statut voisin. Seuls les États autrefois espagnols et mexicains conservent une certaine part de communauté, en Louisiane notamment, où le droit de la coutume de Paris modifié par le code Napoléon s’applique comme au Québec ». Dans les pays où le régime dotal demeure majoritaire (Italie, Chili, Pérou…) et où les époux gèrent les biens de leurs épouses, des assouplissements sont trouvés : des exceptions sont notifiées dans les contrats de mariage et les tribunaux les accordent quand ils sont consultés. Dans le sud de la France, au contraire, où ce régime demeure prédominant, « la jurisprudence aggrave la situation en étendant l’inaliénabilité aux meubles, c’est-à-dire aussi aux valeurs mobilières » [1].
La France maintient aussi plus longtemps que d’autres pays le monopole masculin sur les diplômes universitaires qui verrouillent l’accès aux professions supérieures. À Genève, l’École secondaire supérieure pour jeunes filles ouvre ses portes en 1847. À New York, l’Anglaise Elizabeth Blackwell trouve un collège qui l’admet dans ses classes de médecine et lui décerne un diplôme en 1849. À Saint-Pétersbourg, l’Académie médico-chirurgicale commence à admettre des femmes comme auditrices libres dès la fin des années 1850. À Zürich, la faculté de médecine commence au même moment à leur permettre de passer les examens ; elle leur ouvrira les classes de doctorat en 1864. C’est l’année où l’Américaine Mary Putman décroche, à New York, un Master en pharmacie, puis un doctorat deux ans plus tard, à l’Université de Pennsylvanie. La première Française admise à suivre les classes de médecine de la Sorbonne devra, elle, attendre 1868 ; encore ne pourra-t-elle le faire qu’après une intervention de l’impératrice Eugénie et une délibération en conseil des ministres !
Mais le modèle français n’est pas seulement nocif en France. Il autorise ailleurs des stagnations, des blocages, des reculs. Dans les territoires lointains que le « pays des droits de l’homme » domine, il impose une modernité qui aurait pu prendre un autre visage. En Guyane, rapporte Régine Goutalier, « lorsque les noirs du domaine refuge de la Mana, créé de 1830 à 1843 sur le modèle des “réductions” jésuites du Paraguay par la mère Javouhey, se trouvèrent libres et citoyens capables de désigner leur représentant [1848], ils réclamèrent tout naturellement leur bienfaitrice comme député[2] ». Idée d’anciens esclaves, sans doute, et de paysans arriérés ! Ailleurs, dans les pays devenus libres mais où subsistent d’importantes colonies francophones, ce sont les coutumes politiques et le droit français qui sont souvent choisis par les hommes en capacité d’imposer leurs vues, au nom de leur fidélité à l’ancienne mère patrie. Dans d’autres pays, enfin, c’est par imitation que son modèle se diffuse. En Grèce, où l’intelligentsia se réclame des Lumières, se veut francophile et suit l’actualité politique française de près, les opposants à l’occupation ottomane dénoncent « le “droit du plus fort” comme “contraire à la nature et funeste à l’humanité”[3] ». Mais comme en France, les hommes estiment que les femmes ne font pas véritablement partie de l’humanité. Certaines se sont pourtant battues pendant la guerre d’indépendance et réclament à ce titre des pensions, tandis que d’autres fondent des revues pour faire entendre leurs protestations ; tout comme leurs sœurs françaises. Ce que veulent les hommes, explique Eleni Varikas, c’est que les femmes jouissent d’une « “citoyenneté spécifique”, correspondant à leur vocation naturelle. » Autrement dit, qu’elles se contentent de semer dans les cœurs des futurs citoyens des principes dépourvus de préjugés – sauf sur ce point.
En France même, cependant, cet ordre masculin a été combattu avec la dernière énergie. Les contestations qui se sont élevées dès les premières années de la Révolution, et qu’on a vu resurgir dès le Directoire, n’ont quasiment pas cessé, quel que soit le mode d’expression qu’elles aient emprunté. En 1860, l’extraordinaire effort déployé par les partisan·es de l’égalité des sexes pour défier l’ordre masculin, pour contrer les argumentaires qui le soutiennent, pour combattre les handicaps des filles et des femmes, pour améliorer leur situation au jour le jour, est en passe de payer, lui aussi. Les contradictions de cet ordre ont été systématiquement mises à profit. Les bénéfices pensés pour les seuls hommes mais qu’ils n’avaient pas pu se réserver ont été engrangés. La législation sur les droits d’auteurs ou l’héritage, par exemple, a permis à quantité de femmes de faire carrière dans le domaine des lettres et de la presse. La prédilection affichée pour l’idéologie différentialiste, toujours doublée d’un mépris bien réel pour les femmes, a été utilisée pour féminiser des secteurs professionnels entiers, non seulement à leur base, mais jusqu’au sommet de leur hiérarchie. Et des hommes ont non seulement donné de la voix et de la plume, comme certains l’avaient fait depuis la Renaissance, ou fondé des établissements éducatifs, comme d’autres l’avaient fait depuis le xviie siècle, mais ils ont fait voter des lois – quelques lois – sur l’éducation, et fait nommer des femmes dans la fonction publique d’État. Le cheval est entré dans Troie.
Sans doute cela ne se voit-il pas encore. Évidents pour nous autres, qui savons que la première femme à vouloir concourir au baccalauréat n’est plus qu’à quelques brasses de la ligne d’arrivée, les résultats de ces exploits pour modifier la société française ne sont sûrement tangibles pour personne en 1860. C’est bien plutôt l’ampleur de la défaite qui doit être patente, alors, pour celles qui avaient cru à un « camp du progrès », à la fraternité. Le maintien du « suffrage universel » par le Second Empire a installé les femmes dans une humanité de seconde zone, à laquelle tout leur sexe, et rien que leur sexe, est à présent identifié. Sans que les opposants voient là matière à s’opposer, tant ils partagent cette vue, tant ils sont favorables à l’ordre mis en place depuis la grande Révolution. C’est cette bataille-là qui, maintenant, doit être menée.
Quelques-unes l’ont déjà compris. Si Deroin a jeté l’éponge, elle qui avait su, la première, grimper sur les tribunes électorales, d’autres ont décidé de s’y consacrer. En 1860, d’Héricourt convoque une phalange de « novateurs modernes » dans un pamphlet qu’elle nomme crânement La Femme affranchie. Michelet, Proudhon et Comte y sont appelés à s’expliquer « devant le public, votre juge », sur leur idées en la matière, de même que Girardin, Leroux et Legouvé, auxquels s’ajoutent encore cinq ou six hommes issus des courants utopistes. Chacun ayant parlé, elle cloue les trois premiers au pilori : « L’immense majorité de ceux qui pensent sont, à différents degrés, pour notre émancipation », sauf eux. Après quoi tous ont le droit de se taire, et de l’écouter, elle : « À moi, femme, de parler, de moi-même, pour mon droit, sans m’appuyer sur autre chose que la justice et la raison[4] ». Nous savons que le combat sera très long, mais le plus dur est fait.
[1]. Arnaud-Duc, « Les contradictions du droit », p. 110-111.
[2]. Goutalier, « Les révoltes dans les Antilles françaises… », p. 149.
[3]. Varikas, « Héritage de la révolution française « , p. 174.
[4]. Arni, « “La toute puissance de la barbe”… », p. 145-146.
Cet article reproduit « avec l’aimable autorisation de l’autrice »… constitue la conclusion de l’ouvrage L’âge d’or de l’ordre masculin (1804-1860)
Editeur: Cnrs
ISBN: 9782271132246 Sortie: juin 2020
Format: 152 x 231 cm Pages: 381 Pages 25,00€
Eliane Viennot :
Professeuse émérite de littérature française à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Chercheuse à l’Institut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités
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