A l’heure de l’appel, qui s’ouvre le 6 octobre, notre amie Irène Théry que nous remercions, revient sur les clarifications juridiques qu’a permises la première instance et sur l’évolution des mœurs dont il rend compte.
Il y a un peu plus d’un an, la décision de Gisèle Pelicot de refuser le huis clos transformait radicalement le procès qui venait de s’ouvrir à la cour criminelle départementale d’Avignon. Ce geste, qui consistait à « donner à voir » non pas elle-même, mais la réalité des crimes machistes et le déroulement d’un procès dévoilant une part méconnue de notre vie sociale, nous concernait toutes et tous : « J’ai voulu que la société pénètre dans cette salle d’audience. »
Par son contenu, le procès des viols de Mazan se profile déjà comme un moment historique. Il a suscité une vague de débats sans précédent sur les violences sexistes et sexuelles, dans un contexte social porté par #MeToo. Il a mis à l’ordre du jour une réflexion nouvelle sur l’autre face du changement, celle qui concerne non pas l’interdit, mais le permis, pas le droit pénal, mais les mœurs ordinaires : l’émergence d’une « nouvelle civilité sexuelle » irriguée par les valeurs de liberté, d’égalité des sexes et de respect des personnes.
Sur quoi le procès a-t-il d’ores et déjà permis d’avancer au plan du droit ? Et quelles questions nouvelles ont-elles été mises au jour, par-delà la dimension judiciaire ?
Dans ce procès marqué par le « choc des contraires », ce qui s’impose tout d’abord, c’est l’opposition du jour et de la nuit, comme deux réalités parallèles et incompatibles. Le choc du petit village, de la maison tranquille, d’une famille heureuse et, au cœur de tout cela, le crime organisé, année après année. La chambre conjugale, lieu paradigmatique de la sécurité, devenue le repaire du plus grand des dangers. Les deux faces opposées de Dominique Pelicot, « chic type » et criminel en série d’une perversité effrayante. Le choc des deux vies d’une femme, choyée le jour et avilie la nuit, transformée par la soumission chimique en une sorte de cadavre vivant, réifiée en support à fantasmes, « ma salope ». Elle a failli mourir de cette duplicité.
L’attitude d’un prédateur
Aussi, dans le déroulé des viols, le choc de deux figures contraires du machisme criminel : celle de la perversité hors norme et celle des masculinités ordinaires. Le choc du viol conjugal, et du défilé des inconnus qui transforme ce viol intime en une sorte de bukkake en série. Le choc de l’attitude d’un prédateur ayant poussé à l’extrême la préméditation des crimes et affirmant les reconnaître, et de celle de ses coaccusés, prétendant n’avoir rien fait du tout, sinon participer innocemment à un jeu libertin.
Dans le procès lui-même, le choc de la retenue et du féminisme remarquable des deux avocats de la partie civile, et de l’attitude outrancière d’une large partie des avocates et avocats de la défense, n’hésitant pas à humilier la victime en usant des pires ficelles de la « violence de prétoire ». Le choc entre l’intérieur du procès, où la défense plaide la relaxe en peignant ses clients en pauvres victimes du « monstre », et l’appel de certains groupes féministes, devant le palais de justice, à une justice pour l’exemple : « Vingt ans pour tous. »
Le choc, enfin, de l’endroit et de l’envers du procès. De ce qu’il a été, et de ce qu’il n’a jamais pu devenir. Le choc des preuves vidéo – cas rarissime, permettant d’échapper au « parole contre parole » – et de l’absence de preuve, qui a renvoyé dans l’inanité les multiples viols qui n’ont pas laissé de traces. Le choc entre les deux visages de Dominique Pelicot, celui qui avoue et celui qui n’avoue jamais, et nie tout ce qu’il n’est pas contraint d’admettre.
« Tous des pervers »
Le choc entre la reconnaissance des viols subis par Gisèle et le sentiment de sa fille Caroline d’avoir été « la grande oubliée du procès ». Le choc entre la compassion unanime pour une femme remarquable et une famille terrassée, qui sort en miettes de l’épreuve du procès. Le choc, enfin, entre l’attention justement portée aux viols commis par des adultes en réunion et le poids dans cette affaire de l’inceste et la pédocriminalité, qui suintaient de partout sans qu’on puisse jamais parvenir à les saisir vraiment.
Le choc des contraires suscite des émotions si vives qu’il peut paralyser la pensée. Tout devient univoque. C’est ainsi que certaines ont cru pouvoir affirmer qu’il n’y avait pas de différence entre Dominique Pelicot et ses coaccusés : « Tous des pervers. » Une telle pathologisation disqualifiait d’avance toute réflexion sociétale sur le machisme ordinaire et la culture du viol. Sous une autre forme, le débat médiatique opposant « tous les hommes » à « not all men » (« pas tous les hommes ») a longtemps semblé piétiner entre deux écueils symétriques : faire de tout individu de sexe masculin un violeur en puissance, ou nier que nous vivons dans une société où sont profondément enracinés hiérarchie des sexes, stéréotypes de genre, opposition entre une sexualité masculine de conquête et une sexualité féminine de citadelle, sous-responsabilisant les hommes et surresponsabilisant les femmes face au risque du viol.
Mais le choc des contraires a été aussi un vrai défi pour la pensée. Comme sociologue du droit, j’ai été frappée par le chemin accompli entre le début et la fin de ce procès, grâce à la clarification de questions juridiques majeures, la mise en lumière d’un enjeu capital et pourtant méconnu sur ce que nous nommons un viol, et la destitution de Dominique Pelicot de la place exorbitante de superprocureur et de superjuge qu’il s’était attribuée au début de l’audience.
Conception du « vrai viol »
Au départ, l’essentiel du débat s’est organisé entre deux versions en conflit chez les accusés. D’un côté, Dominique Pelicot : « Je suis un violeur, j’ai tout prémédité, les autres savaient tout. » De l’autre, ses coaccusés : « Je ne savais rien, je croyais à un jeu libertin, j’ai été manipulé. » La tentation du public, forcément, est de donner raison à Pelicot, qui charge tant et plus ses complices. Mais, pour la réflexion juridique, le point important est d’apercevoir que tout en s’opposant sur les faits, tous partagent la même conception machiste de ce qu’est un « vrai viol ». Pour eux tous, le vrai viol, c’est le viol avec préméditation. En dehors de cela, ce n’est « pas un vrai viol » et, comme le dit l’avocat d’un accusé, « il y a viol et viol ».
Les avocats de Gisèle Pelicot ont parfaitement dénoué la confusion en proposant une distinction majeure : « Il serait temps d’intégrer que les violeurs ne sont pas forcément sériels, qu’on peut violer une seule fois dans sa vie, qu’il n’existe pas de profil du violeur. Il faut distinguer le prédateur sexuel, qui va chasser sa proie, et le violeur, qui va choisir une opportunité. »
Cette clarification a non seulement destitué Pelicot de sa position de toute-puissance, car ce n’est pas son témoignage qui allait décider si les autres étaient ou non des violeurs, mais elle a permis de donner un horizon nouveau à la réflexion collective autour de cette affaire. Comme l’a souligné l’avocate Anne Bouillon, les viols sans préméditation, ou « viols d’opportunité », sont « l’immense majorité des cas » qui arrivent devant la police ou la justice.
La préméditation, circonstance aggravante manquante
Tant que cela ne sera pas reconnu, le mythe du « monstre » perdurera, et le sentiment d’innocence et d’impunité caractéristique du violeur ordinaire demeurera. Or, c’est ici qu’on découvre un problème trop peu connu. Alors que le droit pénal a institué quinze circonstances aggravantes de viol, la préméditation n’y figure pas, alors même qu’elle est la reine des circonstances aggravantes dans les crimes contre les personnes. Cela soulève une vraie interrogation sur le statut d’exception aux règles générales du droit pénal que conserve encore le crime de viol dans notre société.
Si l’on reconnaît que le viol d’opportunité est un « vrai viol », et même la forme ordinaire du viol, on comprend qu’il était logique que le cœur de l’investigation judiciaire se déplace vers la scène du crime, une fois franchie la porte de la chambre à coucher. La notion d’« intention » fut alors au centre des affrontements, chacun sachant bien qu’« il n’y a pas de crime ou de délit sans intention de le commettre ». Mais qu’est-ce que l’intention en droit ?
La plupart des accusés en ont présenté une version radicalement solipsiste, comme si c’était un sentiment situé dans l’intériorité du moi, et auquel chacun a seul accès. Face aux vidéos, certains persistaient à dire : « Je reconnais les actes, mais je ne reconnais pas le viol », « Je ne me sentais pas en train de violer ». Les avocats de Gisèle Pelicot ont eu beau jeu d’ironiser : « L’intention n’est pas le fait de pouvoir choisir si l’on est coupable ou pas d’un crime ou d’un délit. » En effet, l’intention en droit, c’est la conscience de l’acte, et elle peut s’objectiver. Se sont-ils assurés du consentement de Gisèle Pelicot ? N’ont-ils pas remarqué que, sédatée à l’extrême, elle n’était en aucun cas en état de consentir ?
La leçon sociologique, ici, est l’écart extraordinaire entre le viol, qui est par définition un crime « relationnel », et l’égocentrisme du discours des accusés. Cet égocentrisme, comme l’a bien montré le sociologue Eric Macé dans ses travaux, est un trait majeur de l’éducation traditionnelle des garçons, toujours à risque de générer des comportements machistes de mépris de l’autre, alors qu’à l’inverse les filles sont éduquées en priorité à la valorisation de la relation, au risque de dépendre excessivement du regard porté sur elles.
L’éducation, enjeu majeur
Le choc des contraires a permis d’avancer vers certaines clarifications juridiques, et donc un renforcement possible des règles régissant notre monde commun, mais il a aussi ouvert bien plus largement l’horizon des débats, vers les mœurs quotidiennes. On a souvent cherché, dans les attitudes des accusés, les signes d’une vision traditionnelle, héritée d’un passé qui n’en finit pas de finir. Et à raison. Notre société se transforme rapidement, mais il est clair que tout le monde n’évolue pas au même rythme. L’éducation est et sera demain un enjeu majeur de la lutte contre les stéréotypes de genre hérités du temps de la hiérarchie des sexes.
Mais l’une des dimensions les plus troublantes du procès des viols de Mazan est en réalité d’avoir mis en lumière les formes nouvelles, inédites, d’un masculinisme « réactionnel » qui se développe aujourd’hui en opposition à l’émancipation des femmes, à l’égalité des sexes et aux nouvelles valeurs de la civilité sexuelle.
S’il convient de distinguer Pelicot, prédateur en série, et ses complices violeurs, comment ne pas voir aussi la profonde connivence sexuelle qui les a réunis sur le site Coco.fr, et sans laquelle rien n’aurait été possible ? Cette connivence, comme beaucoup l’ont souligné, fait de l’assujettissement de l’autre le ressort majeur de l’excitation sexuelle. La victime n’est pas considérée comme une partenaire, mais comme une chose qu’il convient de réduire à un corps passif, dans une logique de domination totale et de prédation pure. C’est l’immense question du changement contemporain.
Plus nous nous efforçons de bâtir une nouvelle civilité sexuelle autour des valeurs de consentement et de respect de la personne d’autrui, plus nous voyons se développer en contrepoint un marché tentaculaire de la prostitution violente et de la pornographie brutale qui fait de la transgression de nos interdits les plus fondamentaux un ressort majeur d’excitation addictive : racisme, sexisme, souillure, avilissement, domination, pédopornographie… La soumission chimique, cœur du procès des viols de Mazan, se développe de façon exponentielle. Si nous ne reconnaissons pas que nous sommes ici, comme dans d’autres domaines, une société profondément divisée dans ses valeurs, il est à craindre que nous ne soyons pas en mesure de mener les luttes qui s’imposent contre les nouveaux masculinistes.
Peut-être, après tout, que le procès de Mazan nous a donné une arme pour mener ce combat. Car rien n’a mieux montré que les vidéos qui y ont été projetées que le nouveau masculinisme ne construit pas cette sexualité triomphante de « mâles alpha », que certains vendent aujourd’hui, au nom de la liberté sexuelle. Quand les masques tombent, il ne reste qu’une sexualité sordide, miteuse, de pauvres types frustrés n’ayant d’autre horizon que la haine absolue des femmes.
Irène Théry est directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle est notamment l’autrice de Moi aussi. La nouvelle civilité sexuelle (2022, Seuil, réédité chez Points en 2024)
Tribune publiée par le Monde le 6 octobre 2025
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