Près de Paris, dans la cité du Franc-Moisin de Saint-Denis, un cabinet médical original trace, depuis quatre décennies, une nouvelle voie dans la pratique de la médecine. Une approche participative, accessible aux populations défavorisées, qui associe le soin à la prévention.
Halima, une ancienne habitante du quartier, participe à l’atelier sommeil de La Place Santé, un centre communautaire de santé à fort engagement participatif. Elle brandit ses tableaux de suivi et d’évolution de son sommeil : « J’habite Montreuil, mais je me soigne toujours ici, à Saint-Denis. Pour rien au monde je ne changerais. Je crois beaucoup à cette médecine sociale et accompagnatrice. Heureusement qu’ils sont là. Ce centre est un énorme cadeau aux habitants. »
Pour décrire l’aventure de La Place Santé, il est nécessaire de revenir sur les changements initiés au Franc-Moisin depuis plus de 40 ans.
D’un cabinet de deux médecins …
C’est en octobre 1980 que deux jeunes généralistes, Didier Ménard et Alain Paknadel, ont installé leur cabinet médical partagé dans la cité du Franc-Moisin, inaugurée six ans plus tôt afin de reloger les habitants de l’un des plus grands bidonvilles de la région parisienne. Relativement jeune, sa population est majoritairement constituée d’employés et d’ouvriers. Les problématiques de santé y ont toujours été très présentes : accidents du travail, troubles musculo squelettiques, pathologies psychiatriques, ainsi qu’une obésité infantile croissante du fait d’une mauvaise alimentation.
Les deux jeunes médecins développent dès le départ une pratique originale de leur profession. Ils veulent fonctionner en équipe, mettre leurs compétences et leurs revenus en commun pour faire « masse commune », et même partager leurs dossiers médicaux. Pour l’ordre des médecins, c’est une rupture allant à l’encontre de sa vision de la responsabilité individuelle.
Didier Ménard et son collègue prennent leur temps et travaillent beaucoup. Ils se nourrissent réciproquement de leur expérience et souhaitent libérer la relation médecin-malade de son paternalisme trop souvent fréquent. Ils participent au tout nouveau Syndicat de la médecine générale, lisent la revue Pratiques, Les Cahiers de la médecine utopique, et refusent de se contenter de discussions entre experts.
Pour pouvoir exercer, le cabinet des deux docteurs s’enhardit dans sa démarche et devient progressivement le noyau d’une véritable aventure collective beaucoup plus large en associant les habitants eux-mêmes et d’autres professionnels pas seulement médicaux.
… à l’association ACSBE puis « La Place Santé »
- En 1992 suite à un diagnostic santé réalisé dans le cadre de la politique de la ville, l’association communautaire de santé et de bien-être (l’ACSBE) est créée avec d’autres médecins généralistes du quartier, autour des notions de Santé globale, de participation communautaire, de médecine préventive. Il apparait qu’une fonction nouvelle est nécessaire, celle de médiatrice de santé. L’ACSBE est donc pluriprofessionnelle. Un Comité d’Habitants Usagers Citoyens est créé pour engager un travail de concertation des usagers de l’association et pour garder un lien étroit avec les habitantes et les habitants de la cité.
- En 2011 « la Place santé », le centre de santé associatif de l’ACSBE est ouvert. Son action s’inscrit dans quatre volets : l’accès aux droits à la santé, l’accès aux soins, la prévention et promotion de la santé, le travail en réseau.
- En 2016-17 plusieurs ateliers de travail avec les habitants sont mis en place pour déterminer les besoins de santé des habitants des quartiers prioritaires en Ile de France. Ils confirment que les déterminants sociaux de la santé (précarité, isolement social, problématiques liées à l’environnement de vie, logement, faible accès aux loisirs) pesaient en tout premier sur l’accès aux soins.
Aujourd’hui forte de 21 employés (surtout employées) la Place santé traite la santé des personnes dans une approche de santé globale à l’inverse de la tendance dominante à réduire les personnes à un organe malade en ignorant son mode de vie et ses difficultés de tous ordres. Son enracinement et ses liens étroits avec d’autres institutions locales en font un exemple de santé participative. Elle constitue un lieu d’expérimentation et d’inspiration pour d’autres territoires.
Des dispositifs originaux ont été créés : le pré-accueil, le sans rendez-vous, les « patients porcelaine » décrits plus bas. Des fonctions inédites sont apparues : accueillantes, « médiatrices en santé », coordinatrice, musicothérapeute, Infirmière en Pratique Avancée.
Agir contre les exclusions
L’objectif de l’équipe de La Place Santé est l’appropriation de sa santé par la personne accueillie. Les compétences du centre ne relèvent donc pas exclusivement du champ médical, mais aussi du champ social et de la médiation.
Chaque jour, deux créneaux horaires sont réservés aux personnes venues sans rendez-vous. Ils permettent de détecter les urgences, d’orienter le patient vers un médecin ou une consultation ultérieure, voire de l’adresser aux médiatrices de santé. Quatre « accueillantes » assurent le premier contact : « On a toujours des solutions intermédiaires à proposer », précise Nouhaila. Les enfants en bas âge sont prioritaires. Pour réduire les risques de contagion, l’accueil a été déplacé, depuis l’épidémie de covid, devant l’entrée.
Asta, Tinhinane et Sophie, médiatrices en santé, accompagnent les patients dans leurs démarches : cartes de soins, papiers et remboursements. Quant à Zahia, elle assiste plutôt les personnes ayant des difficultés avec la langue et méconnaissant leurs droits. « Les gens sont paumés à 200 % », constate-t-elle. Elle travaille en tant que médiatrice à l’ACSBE depuis 1998. Sa mission de départ a passablement évolué car de nombreuses démarches sont désormais informatisées https://youtu.be/DfN7wed-F-A, ce qui augmente les inégalités sociales causées par la fracture numérique. Comment faire lorsqu’on n’a pas ordinateur ou qu’on ne sait pas s’en servir ?
Les médiatrices interviennent selon les besoins, en présentant aux personnes un parcours individualisé. Ce préalable permet d’accéder aux soins comme aux autres services du centre médical, qui propose des ateliers complémentaires : cuisiner équilibré, cultiver des plantes, faire du sport, accéder à la culture, rencontrer d’autres habitants du quartier.
Deux fois par semaine, des réunions de coordination sont prévues entre les médecins, les accueillantes et les médiatrices. Ces dernières accompagnent au besoin les patients en consultation. Un suivi conjoint peut donc être mis en place afin de favoriser l’adhésion du patient au traitement et suivre son évolution vers la guérison.
Les personnes les plus fragiles, qualifiées de « patients porcelaine » d’après l’idée du centre de santé d’Ivry-sur-Seine à l’origine de l’expression, font l’objet d’un dispositif renforcé. Isolées, elles pourraient facilement être écartés du système de soins. À La Place Santé, elles bénéficient de trois référents : une accueillante, une médiatrice et un ou une médecin.
Le soin n’est pas seulement médical
Les ateliers collectifs relèvent pour certains du médical : ateliers lombalgie pour les métiers pénibles, ou ateliers sommeil. D’autres concourent à une meilleure qualité de vie : musicothérapie, gymnastique douce, marche, vélo, petit déjeuner du lundi, jeux, yoga du rire. « Il ne faut jamais perdre de vue l’histoire de la personne qui vient pour se sentir mieux », ajoute Sophie, la coordinatrice de l’ensemble des ateliers -gratuits-, qui évoluent selon les besoins de la population.
Parmi les activités, l’atelier musicothérapie a été mis en place par Élisabeth, qui l’anime depuis 2000. Elle témoigne : « Cela apporte de la joie, du soleil dans le quotidien et calme certaines douleurs. La santé, ce n’est pas nécessairement avoir besoin d’une piqûre. La musicothérapie agit comme des vibrations qui massent le corps. Je suis un maillon de la chaîne mise en place autour des habitants pour qu’ils deviennent acteurs de leur propre santé.»
Un lieu de transformation de la médecine de ville
Confrontée au covid, La Place Santé, s’est mobilisée dès mars 2020, et est parvenue à maintenir à un faible niveau le nombre d’hospitalisations au Franc-Moisin, malgré la situation tendue en Seine-Saint-Denis. Pas un jour de fermeture, avec des équipes allant vers les personnes à risques ou présentant des signes d’infection, et organisant la vaccination en commençant par les personnes les plus âgées.
La médecine traditionnelle a souvent été débordée par des épisodes tels que l’explosion des toxicomanies ces trente dernières années, les ravages du sida dans les années 1990, ou les épidémies. Depuis des années, des signaux s’accumulent pour entreprendre une réforme profonde de l’exercice de la médecine dite « libérale », qui date de 1927 : un médecin solitaire, souvent masculin, des établissements rémunérés à l’acte et une réticence résiduelle au travail mené en équipe.
Une reconnaissance longue à obtenir
À chaque crise sanitaire, L’équipe de La Place Santé met en place des solutions de prévention, bousculant l’individualisme habituel qui consiste à attendre que ce soit le patient qui vienne au médecin. Elle pratique un «aller vers» les patientes et les patients.
Mal vues du Conseil de l’ordre, ces solutions ont cependant été tolérées, parce que à la marge, par les autorités de santé : Sécurité sociale, Agence régionale de santé, Ministère de la Santé.
« Sur le papier, les tutelles encouragent nos pratiques, mais nous donnent rarement les moyens », déplore Benoît, l’un des médecins de l’ACSBE.
La question du financement est prégnante et conduit à un déficit de recrutement. Les équipes sont donc contraintes de « bricoler » avant que les solutions proposées ne soient reconnues, et surtout financées. « Heureusement, la motivation est là. Il y a peu d’endroits où l’on peut dégager du temps pour faire un vrai travail ensemble. Ici, à La Place Santé ACSBE, on a beaucoup avancé sur cette question», reconnaît-il pour finir.
A la rencontre de la Place Santé … plus en vidéo
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Crédit photo image d’ouverture et photo de groupe © Sandra Reinflet
En librairie par le médecin initiateur de La Place Santé
Médecine de ville en péril. Sept propositions pour la transformer, Didier Ménard, éd. Utopia, 2022.
Narvaez dit
ce modèle est-il reproductible? qu’en pense Didier,?
Samuel Thirion dit
Super article! Merci. Peut-être il faudrait ajouter quelque chose sur la santé communautaire, bien développée en Belgique depuis 1968 et que Didier contribué à développer en France pas seulement aux Francs-Moisins, répondant ainsi à la question de Michèle