Comment désigner Theresa May, la nouvelle cheffe du gouvernement britannique ? Plus de trois décennies de lutte pour la féminisation des noms ont fini par porter leurs fruits : le couplet «Madame l’ambassadrice, c’est la femme de l’ambassadeur» est désormais totalement dépassé.
Cet article paru dans Libération du 26 juillet 2016 est repris ici avec l’aimable autorisation d’Eliane Viennot.
Vingt ans ou presque après la guerre de «Madame la ministre» versus «Madame le ministre», qui fit rage entre 1997 et 1999 après qu’Elisabeth Guigou et quelques autres eurent demandé qu’on parle d’elles au féminin, la nomination de Theresa May à la tête du gouvernement anglais relancera-t-elle la polémique ? Les rédactions hostiles aux titres féminins vont-elles à nouveau promouvoir la maltraitance de la grammaire («la nouvelle Premier ministre est bien arrivée») ou celle de la réalité («le nouveau Premier ministre est bien arrivé») ? Verra-t-on des penseurs du temps prendre sur leurs vacances pour expliquer à la Nation que l’heure est gravissime, comme l’avaient fait, en plein été 1998, Jean-François Revel et Marc Fumaroli ? «Madame le secrétaire perpétuel» de l’Académie française redira-t-elle (ou il ?) que «tout le monde se couche» mais que «les académiciens ne se coucheront pas», comme l’avait déclaré son prédécesseur Maurice Druon au printemps de cette même année terrible ? Relancera-t-il (ou elle ?) son pathétique appel de 2005, après que le Figaro lui-même se fut… couché devant «la chancelière» : «Un peu de virilité, pour voir ! » ?
C’est peu probable. Trois décennies de lutte pied à pied – depuis l’ouverture des hostilités contre la commission créée par Yvette Roudy et confiée à Benoîte Groult en 1984 pour trouver des termes féminins aux quelques métiers et fonctions qui semblaient ne pas en avoir – ont fini par porter leurs fruits. Les partisans du masculin pour les titres prestigieux (les autres ne les intéressent pas : qui a jamais mouillé la chemise pour «Madame le crémier» ?) n’ont fait que perdre du terrain. «Madame la ministre» a triomphé de la dernière guerre, «la maire de Paris» fait tous les jours sentir aux nostalgiques de l’autre formule que le XXe siècle est terminé, et le couplet «Madame l’ambassadrice, c’est la femme de l’ambassadeur», commence à faire l’effet des chansons de Tino Rossi. L’Académie elle-même n’a pas osé soutenir vraiment le député Julien Aubert, en octobre 2014, dans son bras de fer contre «Madame la présidente» Sandrine Mazetier – malgré la pétition de 140 autres élu (es) aussi vintage que lui. Signe des temps, surtout : quelques grands journaux de la presse écrite ont adopté «la Première ministre» depuis que celle du Danemark est venue en France après les attentats de Charlie Hebdo, et le fait qu’il s’agisse aujourd’hui de l’Angleterre ne semble pas les avoir fait changer d’avis.
Pour autant, les formules lues ou entendues à propos de Theresa May prouvent que la bataille n’est pas gagnée – ou perdue, selon le point de vue qu’on adopte. «La ministre», sans doute ; on s’y est fait. Mais «la Première ministre» ? On est un cran plus haut, la majuscule s’impose, l’air manque ; n’est-ce pas le lieu où «l’homme» reprend ses fameux droits ? Du reste, il n’est qu’à ouvrir un journal, à brancher une radio ou une télévision, pour voir à quel point le masculin qui l’emporte sur le féminin conserve des adeptes. A quel point des mots parfaitement appropriés, parfaitement formés, et souvent vieux de plusieurs siècles continuent de souffrir d’ostracisme, comme agente, autrice, écrivaine, médecine, officière, rapporteuse… Cela signifie que les élites françaises avancent à reculons. Qu’elles «se couchent» quand elles ne se sentent plus de faire autrement : quand la multiplication des femmes parvenues à «des états et des qualités qu’on regarde, en général, comme ne convenant qu’à des hommes» (pour parler comme le grammairien Bescherelle en 1834) rend bizarres, vieillots, ridicules, les titres masculins dont elles sont affublées ; ou quand quelques personnes plus influentes que d’autres ont fini par comprendre de quoi il en retourne – et décidé de rendre les armes. On attendrait pourtant autre chose d’elles : qu’elles s’informent sur les arguments de chaque camp, et qu’elles montrent la voie après s’être fait une opinion.
Si c’était le cas, aucune de ces batailles n’aurait eu lieu. En l’occurrence, les masculinistes n’ont jamais eu en magasin que des arguments idéologiques : le masculin doit dominer, disaient les fondateurs, parce que c’est «le genre le plus noble» (Vaugelas, 1647) ; et «le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle» (Beauzée, 1767). Rien d’autre. Et rien d’autre non plus, malgré deux siècles de mieux, dans ce résumé lapidaire de Marc Fumaroli en juillet 1998 : «L’autorité, les responsabilités, le pouvoir, cela se dit grammaticalement au masculin.» Ces formules sont à prendre pour ce qu’elles sont : l’expression d’un idéal politique.
L’élection de Theresa May sera-t-elle l’occasion de réaliser tout cela ? De comprendre que refuser de l’appeler «Première ministre» n’est qu’un énième avatar du refus d’accepter que les femmes puissent occuper toutes les fonctions, y compris celles du sommet ? Que ce ne sont pas des hurluberlues, des ignares ou des complaisantes qui exigent qu’on parle d’elles au féminin, mais la langue française, tout simplement. Que le temps est fini où une petite phalange de lettrés pouvait décider de la faire marcher sur la tête, et où le «ministère de l’Instruction publique» pouvait imposer de les suivre. La guerre de la Première ministre n’aura donc pas lieu. Mais nous avons le choix entre tourner la page une bonne fois pour toutes, et laisser se poursuivre encore quelques années cette guérilla absurde… Si le Brexit nous aide à passer ce cap, il aura eu du bon, quoi qu’il en soit du reste !
Article paru dans Libération du 26 juillet 2016
Voir aussi sur ce blog collectif le site ressource d’Eliane Viennot « Pour un langage non sexiste »
Derniers livres parus : Et la modernité fut masculine. La France, les Femmes et le Pouvoir, 1789-1804, Perrin 2016 ; L’Académie contre la langue française : le dossier «féminisation» (avec Maria Candea, Yannick Chevalier, Sylvia Duverger, Anne-Marie Houdebine, et la collaboration d’Audrey Lasserre), éditions iXe, 2016.
L’auteure présentera ses derniers ouvrages le mercredi 28 septembre à 18h30 à la librairie Arbre à lettres, 62 rue du Faubourg Saint-Antoine, 75012 Paris (métro Ledru-Rollin)
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