Dès l’apparition du mouvement des gilets jaunes, dès les premiers blocages, tous nos grands (et chers) mandarins de gauche, de centre -gauche, d’un peu plus ou un peu moins à gauche, se sont précipités, sans doute trop vite, pour nous livrer une version des faits intégrée à leur rhétorique habituelle et à leur conception de la crise, de la démocratie, de la crise de la démocratie, et j’en passe. C’était bien rédigé, intelligent, et les textes se ressemblaient souvent. Beaucoup renvoyaient à 1789, à 1830, à 1848… comme si une révolution pouvait advenir.
Curieusement, on ne les entend plus aujourd’hui, ces chers mandarins.
Plus je lisais leurs textes, plus j’avais des doutes. Aucun ne me semblait concerner vraiment une réalité que je voyais éclore dans ma campagne.
Et puis un ami m’a envoyé le texte de Bruno Latour et j’ai soudain trouvé les choses plus claires.
Que nous dit Latour ?
Pour résumer rapidement, que nous sommes dans une situation totalement inédite. Que rien ne sert de se référer à 1789 ou à d’autres situations historiques. Que les « gilets jaunes » sont «les précurseurs des batailles de l’avenir » mais que ces batailles sont et seront longues et incertaines : « Parvenir à lier les injustices sociales et les nouvelles injustices écologiques, c’est une tâche nouvelle qui n’a pas plus de précédent que la crise planétaire qui bouleverse toutes les formes de politique. »
Et qu’il faut commencer par écouter les doléances, sachant que « Passer de la plainte à la doléance exige donc deux épreuves particulièrement pénibles aux Français : pour le « peuple », trouver quelque chose à dire de pertinent sur une situation totalement neuve ; pour le « gouvernement », savoir écouter ce qui sera dit pour refonder l’État ! »
Aujourd’hui, le mouvement des « gilets jaunes » s’est divisé, se transforme peu à peu. Il est clair que ce n’est pas en deux mois, ni en trois, ni même en un an qu’il se structurera de façon homogène, si tant est qu’il puisse y parvenir.
Et pourtant, à mes yeux, quelque chose de neuf s’est produit, quelque chose d’ineffaçable. Des gens « de la moyenne », qui ne faisaient pas de politique, ont tout à coup réalisé qu’ils devaient et pouvaient s’emparer de la chose publique. Il y a là une énergie nouvelle, un vivier où écloront des idées, des engagements, des propositions.
Encore faut-il écouter…
Pour exemple, je peux donner le compte-rendu qui a été fait, le 21 décembre, d’une réunion qui s’est tenue dans un petit village. Y participaient des femmes et des hommes, la plupart trentenaires, d’horizons variés, de cultures diverses, qui ne « faisaient pas de politique ». Je trouve que leur réflexion a une grande maturité, et qu’elle démontre une grande intelligence des situations.
Il reste à espérer que cette fraîcheur ne sera pas récupérée par les partis de tous bords…
Compte-rendu d’une réunion
Nous nous sommes réunis donc ce jour devant le constat d’un mouvement disparate, dans lequel individuellement nous ne savons pas tellement comment entrer, ou comment nous positionner. Nous avions besoin de parler de tout cela ensemble, afin d’échanger nos points de vue, et aussi de discuter d’actions à mener ensemble à l’intérieur de ce mouvement .
Mouvement hétéroclite donc, mais conscience que nous ne sommes plus là que pour « le pouvoir d’achat et les taxes ». Nous avons à peu près toutes et tous le sentiment que ce mouvement est comme une « dernière chance » avant de basculer totalement dans l’asservissement type 1984, ainsi que dans une répression de plus en plus légitimée, de plus en plus anonyme, et qui ne laisse plus beaucoup de possibilités de recours.
Il a été abordé le thème du noyautage, et nous nous sommes posé la question de savoir si cette réunion en était, si nous n’avions pas secrètement la volonté de créer un petit groupuscule qui viendrait ensuite s’immiscer à l’intérieur d’un mouvement plus vaste dans le but d’influer sur lui. À ceci il a été répondu que nous ne pouvons pas nous exclure du mouvement des gilets jaunes et le regarder de haut, nous sommes tous des gilets jaunes, que nous le portions ou pas . Cette dernière question a fait débat, concluant de l’importance du symbole pour faire groupe, mais laissant à chacun(e) sa liberté quant à cela. Aucun texte n’émergera donc de cette réunion, qui viserait à amener la vision d’un petit groupe à l’intérieur du mouvement des gilets jaunes . Cependant, les idées débattues, les points de vue exposés, les contradictions ou convergences issus de cette réunion, nous donnent des armes de réflexion pour la suite, et pour que chacun puisse dans les diverses manifestations de ce mouvement (ronds points, assemblées, manifs), amener ces débats et réflexions individuellement (ou pas), et de façon spontanée, lors de sa participation au mouvement des gilets jaunes.
Il a été soulevé le fait que ce mouvement aurait personnifié le système dans la seule entité Macronienne, alors que tout cela va plus loin, et que le système libéral globaliste était beaucoup plus vaste, et que c’est en fait contre lui que nous nous battons, en nous battant contre le gouvernement féodalisant en place actuellement .
Nous sommes donc à cette réunion des citoyens d’origines diverses, de convictions politiques diverses, et ne menons pas tous le même combat, à l’image de nos individualités et de ce mouvement, mais nos combats peuvent se rejoindre, afin de sortir de cette crise libérale et de ce monstre-système où nos droits, les constitutions, et nos volontés en tant que citoyens d’un même terroir délimité appelé pays sont bafouées de plus en plus. Nous constatons l’utilité de chacun(e), et pensons que nous avons tous un rôle à jouer dans cette transition et ce combat (exemple ceux qui vivent « en marge » de ce système et de ce mouvement par exemple, mais qui apportent déjà un début de réponse à la transition écologique, et aux nouvelles façons qu’il faudra trouver de travailler et de transmettre). Dans cet ordre d’idée, nous avons parlé du pouvoir d’achat, du néocolonialisme, du libéralisme à outrance, du besoin d’accepter aussi de « quitter certains conforts pour aller dans un quotidien plus humble ». Il serait donc question d’efforts réels de la part de tout le monde. Nous nous sommes rendu compte que souvent nous allons vers l’autre à travers la « morosité » d’un monde injuste, du constat que l’on ne peut rien faire contre cette machine capitaliste et consumériste. Il nous faudrait donc, avant tout, retrouver de l’imaginaire et de la créativité dans notre façon d’aborder le sujet .
Il y a donc des points où nous sommes toutes et tous d’accord sur le besoin d’agir, comme la mauvaise répartition des richesses dans le monde, le problème de la Terre, ou des choses plus proches de nous encore comme la destruction du système judiciaire actuellement en cours en France, les violences policières, la destruction du service public par la privatisation, entre autres.
En débattant à ces propos, une idée revient, persistante, nécessaire. Il s’agit de L’ÉDUCATION POPULAIRE, c’est à dire le besoin du peuple d’éduquer le peuple à travers le partage de connaissances et l’échange de points de vue, afin de réapprendre à vivre ensemble et être capables de s’organiser correctement pour avancer vers une société plus juste pour toutes et tous. Il nous semble important de rendre les gens à nouveau capables de s’emparer de leur citoyenneté. Pour cela, des outils existent déjà: L’art par exemple nous apparaît, avec l’accès à la connaissance (internet surtout mais pas que), un excellent moyen de sensibiliser l’autre à ces questions.
Baisse du nombre de représentants, centralisation voire fusion des institutions de proximité (tribunaux par exemple) et donc éloignement des périphéries laissées à l’abandon, privatisation du secteur public, légalisation des violences policières, désintérêt des citoyens pour leurs politiques locales….. entre autres, ces questions révèlent le besoin d’OUTILS nouveaux pour modifier ou reconstruire les modes de représentation et de représentativité.
Cette question de représentativité a posé un dilemme: Voulons-nous, le gouvernement veut-il que nous « jouions à la démocratie » en élisant des représentants chez les gilets jaunes ? Avons- nous réellement besoin de représentants à envoyer parlementer avec le gouvernement, quitte à reproduire le fonctionnement du gouvernement en place actuellement ? Avons nous des moyens de le faire sans tomber dans le panneau ? Sommes- nous là pour faire des syndicats?
Les réponses ne font pas l’unanimité. Encore faut-il faire attention à ne pas tomber dans le féodalisme, comme l’ont démontré les expériences sur certains ronds-points, et les modes de représentativité font débat. L’exemple complexe de la Révolution Française et de sa récupération par une oligarchie fait réfléchir. L’ego et l’envie d’avoir du pouvoir, indissociables de l’être humain, aussi. Apparaissent alors des idées comme le tirage au sort, qui inciterait la personne nominée à s’entourer et à s’informer afin de s’impliquer dans la vie politique d’un territoire, c’est un moyen de responsabiliser. Une réflexion est lancée sur représentativité/pouvoir, l’une mène-t-elle forcément à l’autre? Des solutions existent-elles, des protocoles d’action révocatoires? Faut-il se trouver un représentant unique, ou des représentants par « pôles » (par exemple référents radio, télé, manifs, blocages, actions? )
L’idée est évoquée de voter sans candidat, c’est à dire sur le mode de certaines communautés anarchistes, on vote pour la personne qu’on trouve la plus pertinente, indépendamment de si elle le veut ou pas. Surgit le danger du charisme et, du coup, de l’influence sur le groupe (cf. l’envie de pouvoir, l’ego) de manière intéressée.
Bref, tout cela est complexe, mais nous sommes toutes et tous d’accord sur le besoin d’avoir un projet dans ce mouvement, même si la colère actuelle ainsi que la violence sont malheureusement nécessaires, il nous semble de première importance de penser à l’après.
Concernant les actions :
- l’idée d’action au commissariat avec des seaux de peinture afin d’aller en garde à vue est abandonnée, jugée inutile au vu du peu de violences subies à XXX et jugée provocante gratuitement envers les forces de l’ordre,
- partant de l’idée de l’artistique et de l’humour comme moyen de communication et d’éducation populaire, et à l’unanimité, il est décidé d’organiser (avec un peu de travail préparatoire en amont) un « atelier théâtre impro » avec représentation immédiate sur le rond point de XXX, le vendredi 21 décembre, afin faire ressortir sur un ton burlesque les contradictions de ce mouvement, afin de dénoncer ce qu’il nous paraît juste de dénoncer (violences policières par exemple ), et de laisser la possibilité aux personnes sur place de s’exprimer concernant les gilets jaunes. Nous décidons de fabriquer des éléments de décor (camera bfm, cadre télé, déguisement de flic, etc. ) afin d’avoir un minimum de matériau de départ, ainsi que de récupérer discours, vidéos, textes, commentaires issus des réseaux sociaux afin d’avoir plusieurs points de vue et/ou idées pour ne pas partir à vide,
- idée d’un cahier d’accès public à mettre aux ronds points qui resterait llà-bas, afin de permettre aux personnes qui y passent ou restent de s’exprimer,
- faire des cabanes des lieux d’affichage,
- centraliser les signatures pour le RIC sur une seule plateforme afin d’éviter la division et le démantèlement par le manque d’organisation.
Ce CR sera envoyé à toutes et tous les participants, afin d’être ratifié et/ ou modifié, afin que l’on ne sente pas le regard d’une seule personne sur ce qui s’est dit ou a été débattu.
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Article du Bruno Latour publié dans « Le Monde » le 9 janvier 2019
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/09/bruno-latour-faisons-revivre-les-cahiers-de-doleances_5406572_3232.html,
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