Un livre décevant qui donne des militants des années soixante-dix une image d’archive fanée, et de la génération des trentenaires une image désabusée.
Un livre pourtant qui interroge sur la transmission inter générationnelle.
Que faire de mai 68 ?
La question n’est pas anodine : l’année 2017, qui vient de commencer, sera celle de tous les dangers sur le front politique. En mai, les chances pour la gauche de l’emporter aux élections présidentielles semblent minces. Les législatives du 18 juin, tout comme le renouvellement de 170 sénateurs le 24 septembre ne créeront pas le contrepoids suffisant pour empêcher la mise en œuvre des réformes néo-libérales annoncées. Le paysage politique qui se dessinera ne sera pas non plus forcément propice à la commémoration des événements de mai 68, à l’occasion du cinquantenaire. Pourtant cette commémoration serait une bonne occasion pour convoquer l’Histoire d’un demi-siècle, pour en analyser les espérances, les réalisations et les échecs. Tout ouvrage paraissant aujourd’hui sur ce sujet mérite donc d’être examiné, et reflète, volontairement ou non, un parti pris sur ce qu’a représenté mai 68 et la période qui s’en est suivie.
La lecture de la première page du Monde des Livres du 9 septembre 2016 décrivant sur un ton dithyrambique le roman récemment paru de Chloé Thomas [1] m’a poussée à lire ce dernier sans tarder. D’autant que l’article annonce que l’auteure s’explique avec la génération 68. Et fait de la littérature le lieu d’une relance politique [2], en évoquant même une partie des révoltes contemporaines, par exemple Nuit debout. D’autant, de surcroît, que l’auteure est trentenaire, et que la vision que cette génération a de celle qui l’a précédée n’est pas neutre pour ce qui nous occupe, c’est à dire la transmission de l’Histoire.
J’ai lu ce roman, je l’ai reposé, dans un état de relative sidération. J’y ai cherché en vain ce que je connais, pour en avoir été, de la génération 68. J’y ai cherché en vain la Nuit debout. Encore moins une relance du politique ! Et je me suis trouvée face à un livre sans âme, sans chair, sans émotion, sans histoire, ignorant l’Histoire, une reconstruction artificielle, trop léchée, trop culte, une sorte de livre de photographies floues en blanc et noir, où se distinguent avec peine des personnages falots et sans épaisseur : un livre où on navigue entre un passé fantomatique et un présent brumeux. Telle a été ma première impression.
Doutant de moi, je l’ai relu. Et j’y ai trouvé des choses quand même, pas inintéressantes. Mais pas la génération 68, non, la génération 76, ce qui n’est pas pareil, comme l’indique le roman lui-même ! Et pas la Nuit Debout mais un mouvement, flou, qui serait un mouvement social, dans les faubourgs, à une date imprécise.
Un roman sans histoire
L’intrigue est minimale, et le roman affirme à plusieurs reprises que les personnages Bernard et Marie, deux étudiants, issus de la petite bourgeoisie, et dont on voit déjà qu’ils s’ennuient beaucoup dans la vie, trop jeunes pour avoir milité en mai 68, entrent vers 1976 dans un groupuscule communiste à tendance prochinoise (on ne saura jamais lequel) et s’établissent en usine, poussés par la mode d’un ouvriérisme irréfléchi. C’est d’ailleurs à l’usine qu’ils se rencontrent. Bernard y reste peu, deux ans, reprend ses études et devient enseignant, choisissant d’élever son fils, ce qui lui semble incompatible avec tout engagement, d’abord seul, puis avec sa nouvelle compagne, personnage sans nom. Lui-même redevient ainsi le fils de ses parents, naïvement heureux, comme d’ailleurs, jeune militant, il était naïvement heureux du bonheur de la jeunesse. Marie au contraire s’accrochera, toute sa vie, à sa condition ouvrière, même si elle sera sur le tard employée de banque puis employée dans un restaurant d’autoroute. Marie quitte Bernard et leur fils, Pierre, qu’elle ne cherchera jamais à revoir. Pierre est un enfant, puis un jeune homme, silencieux, indifférent à tout, qui ne pose jamais de questions sur sa mère, ni sur le passé de ses parents. Il est ennuyeux, médiocre, ne se passionne pour rien et s’ennuie. Il rencontre Jeanne, plus dynamique, qui devient sa compagne et se met à poser des questions à Bernard sur son passé d’établi, sans vraiment que leur dialogue offre quoi que ce soit de concret. Elle cherche ensuite à rencontrer Marie, qu’elle trouvera en effet, au Havre. Pierre et Jeanne manquent se quitter, on ne sait pas bien pourquoi, puis se retrouvent. Jeanne questionne Bernard qui aime bien se raconter, sur le mode « ancien combattant ».
Un roman de la banalité
Voilà pour l’intrigue, qui progresse en deux parties : EUX, pour Bernard et Marie, NOUS pour Pierre et Jeanne. Bernard, Marie, Pierre, Jeanne, des prénoms communs pour parler de lieux communs, des stéréotypes : leurs noms ont été choisis pour être le moins signifiants possibles. Ils sont aussi abstraits que l’usine où ils s’embauchent, abstraction inconsistante. Ils sont plausibles certes, vraisemblables même — leur vie ressemble en effet à celle de certains militants des années soixante-dix, enthousiastes d’abord, échaudés ou cassés ensuite —, mais on ne comprend pas les raisons de leurs choix, qui sont d’ailleurs de pauvres choix. Les comprennent-ils eux -mêmes ? Rien n’est moins sûr.
Ces personnages se caractérisent par leur banalité et leur passivité, surtout Bernard et Pierre : encore une fois tout sera banal, et il n’y a pas vraiment d’histoire à raconter. Marie, la mère qui a abandonné mari et fils, est peut-être un peu plus mystérieuse, mais, secrète, ne dévoilera rien d’elle-même.
Les personnages semblent se contenter de cette médiocrité, surtout les deux trentenaires. La vie est sans histoire, et surtout qu’elle le reste, est-il souhaité à la fin du roman. Pierre le trentenaire, au regard éteint, figure de l’indifférence et du siècle, semble voguer sur un océan d’ennui. Fadeur, banalité, lassitude, ces mots clefs reviennent comme dans une litanie. Reclus dans leur confort petit-bourgeois, Pierre et Jeanne n’ont rien choisi, et même si Jeanne connaît quelques soubresauts de colère, le plus souvent rentrée, ou de curiosité, elle finit par s’accommoder elle aussi de sa vie tranquille avec Pierre, dans le petit appartement où ils s’enferment le plus souvent. La seule transgression de Pierre consistera à découdre la nuit, comme Pénélope, le film qu’il est en train de monter pour d’autres, mais au petit jour, il remet sagement les séquences dans leur ordre.
Les enfants, Pierre et Jeanne, n’ont donc jamais été tentés par l’engagement politique. Et Jeanne, interrogeant Bernard, lui demande, un peu naïvement, les raisons du sien.
Les raisons de l’engagement
Pourquoi en effet Bernard et Marie se sont-ils engagés dans le militantisme de la fin des années soixante-dix ? Culpabilité de petits bourgeois, passivité, influence des autres ? Il n’y a chez eux pas eu de vraie révolte, ni contre la famille, ni contre la société, plutôt un besoin de se distinguer, d’apprendre la vie, la recherche d’une expérience de vie plus forte, d’une affirmation de soi. La tentation d’un héroïsme peut-être. Pour être absolument moderne(s). Et puis pour suivre une mode : la question sociale qui le (Bernard) travaillait était elle-même d’une grande banalité. On ne semblait parler que de ça, dans ces années.
Les voici donc encartés dans un petit groupe marginal et gauchiste communiste à tendance prochinoise, en 1976, année où a lieu une grande grève quelconque. Ils abandonnent leurs études pour s’embaucher à l’usine, dans un geste, on l’a dit, d’ouvriérisme irréfléchi, d’ailleurs touchant peut-être, qui leur faisait chercher la beauté là où il ne pouvait plus y en avoir.
Chloé Thomas aborde ici, un peu ironiquement, des sujets pertinents, par exemple le fantasme de la vie ouvrière esthétisée par les petits bourgeois, le mythe des belles mains de l’ouvrier, l’usine sacralisée, ou encore l’imaginaire platement viriliste des intellectuels révolutionnaires. Certaines pages du roman sonnent juste, quand elles évoquent la condition ouvrière, le temps du travail, auquel Bernard tente d’échapper en lisant. Mais ces pages semblent inspirées par des lectures de récits ou d’enquêtes sociologiques [3] et, comme le dit la narratrice elle-même, d’autres ont écrit sur l’usine. Surtout, on retient que c’était assez besogneux finalement, l’action politique, aussi ennuyeux que la vie bourgeoise en somme : la même décence des jours mornes, pour les établis.
La question de l’établissement
Davantage que du mouvement de mai 68 et de ses suites, le roman traite en effet de l’établissement, du choix du déclassement volontaire chez les étudiants de l’époque, et, parmi eux, chez les normaliens (on sait que Chloé Thomas a fait Normale Sup). Sont évoqués successivement, mais toujours sur le mode de l’allusion, de l’ellipse et de la périphrase, cette agrégée de philosophie dans les années trente qui avait voulu voir l’usine de près, mais n’avait finalement pas abouti son projet d’écriture. Avant elle, il y avait eu les prêtres ouvriers, et les jeunes intellectuels russes allant au contact des paysans (C’était avant une révolution qui, elle, avait eu lieu.). Et puis des journalistes, des sociologues, qui tentaient de parler à la place des ouvriers, supposés muets et invisibles, ce qui est une violence qu’on leur fait. On comprend que Bernard, une fois revenu à sa profession d’enseignant, continue à lire ces récits de transfuges, mais n’y trouve guère d’intérêt, parce qu’ils se contentent de peindre un état des choses, sans volonté de les changer. Enfin, l’histoire de Bernard et Marie s’arrime à celle des années soixante : mai 68 a été pour eux, trop jeunes, un grondement parallèle et raté, qui ne les concernait pas. Mais en mai 68, un normalien est hospitalisé, en cure de sommeil : celui qui, en 1967, avait prôné l’établissement comme moyen d’action révolutionnaire et qui des années plus tard écrivit son usine. De ce normalien on ne saura rien d’autre, et surtout pas le nom, mais on saura que quelques années plus tard, quand la gauche (une autre) arriva au pouvoir, un autre mois de mai, encore une fois il dormait : plongé dans le coma après une tentative de suicide, il dormait. On aura reconnu Robert Linhart. Mais pourquoi ne pas dire son nom ? Pourquoi jouer ainsi aux devinettes avec le lecteur ? Et pourquoi présenter Linhart sous la seule figure, morbide, d’un comateux, d’un vaincu, qui dort pendant des moments importants de la lutte politique et sociale ?
Ce même choix de la périphrase caractérise les pages où est évoqué un autre transfuge, qui a fait le chemin inverse, non plus du lycée à l’usine mais de l’usine aux études. Il s’agit d’un certain Antoine, mais son prénom a été choisi uniquement parce qu’il est au début de l’alphabet. Bernard l’a rencontré au lycée, et les deux cheminements inversés, les deux arrachements aux destins parentaux lient les étudiants d’une vague amitié. Est-ce une allusion à Didier Eribon ? Peut-être. Mais à part le sentiment terrible de leur humanité commune (cette expression revient plusieurs fois dans le livre, en particulier quand Jeanne rencontre Marie), il n’y a rien, au fond, rien d’intéressant. Le lecteur reste sur sa faim. À quoi bon alors convoquer tous ces exemples de transfuges de classe, si c’est pour les renvoyer à l’insignifiance ?
Ne pas nommer, c’est nier. Chloé Thomas ne nomme rien, désigne peu. L’Histoire au fond ne l’intéresse pas, elle préfère, comme Jeanne, les individus : c’est oublier un peu vite que nous sommes tous pris dans l’Histoire.
Un roman sans Histoire, une archéologie
L’Histoire est fanée comme le papier jauni sur lequel on nous [la] sert. Les expressions s’enchaînent pour la désincarner : il n’est rien advenu à la porte de Brandebourg, l’histoire, où bien sûr il ne se passait rien. Qu’il s’agisse de 68, de 81 ou de 89 à Berlin, rien n’est advenu ou si peu, il n’y a eu que des non-événements. Pour Jeanne, 76 est un temps très lointain et Pierre ne croit plus que l’Histoire est le propre de l’homme. De même que les personnages se déplacent dans une chorégraphie floue, les lieux sont décrits comme des images d’archives : Jeanne d’ailleurs, comme par hasard, est archiviste, Pierre photographe et monteur, et il fouille dans des archives qui ne lui parlent pas — devant les images lisses d’une histoire qui ne le concernait pas. S’il prend des photographies, il oublie bien entendu d’enlever le cache. Plus que d’histoire alors, il faudrait parler d’une archéologie, un peu douloureuse, car vouée à l’échec : il ne reste que les fragments presque indéchiffrables qui nous ont précédés. Et l’Histoire tout entière semble prise dans le filet de cette archéologie vaincue: on n’en finirait pas de remonter plus loin pour tâcher de comprendre.
Personnages types, lieux abstraits, et, on le verra, utopies inutiles. La distance de la narratrice et de l’auteure vis à vis de l’histoire et de l’Histoire finit par ôter au récit toute crédibilité. Toute croyance est risible, tout engagement nul. Présent et avenir se fondent dans le même enlisement : Après nous, quelques averses, même des orages furieux (nous ne savons encore rien) ; et puis du vent.
Une critique juste, mais myope, pour justifier le rejet des utopies
Les révolutions ? Des étincelles tant attendues qui n’enflamment jamais rien. Tout est dit. D’ailleurs, la plupart des militants des années soixante-dix se sont embourgeoisés, à l’instar de Bernard, qui a opté pour une posture vaguement de gauche, après 81, en même temps que la critique du capitalisme débouchait sur le développement personnel. Avec le retour du sujet, les vies ont été dissolues. Le militantisme prochinois est évoqué avec une ironie justifiée, comme lorsque Marie et Bernard sont décrits dans leur ferveur appliquée de bons élèves récitant la vulgate de la Grande révolution culturelle prolétarienne (GRCP) ou que Bernard reconnaît les erreurs politiques de l’époque : tous ces dictateurs qu’ils avaient soutenus. La critique débouche aussi parfois sur une caricature naïve, quand le Beau Riton, un camarade, se lance dans une séquence d’inquisition vis à vis d’un imprudent : toi qui es descendu de cheval pour aller cueillir les fleurs, avoues-tu tes tendances réformistes ? Surtout, la cible de la critique semble être l’idéologie révolutionnaire « pure et dure » qui a inspiré certains groupuscules gauchistes, et parmi eux ceux de la rue d’Ulm, dont on sait qu’elle en fut le vivier. Or c’est jeter bien vite aux poubelles de l’Histoire tous les mouvements spontanés, les manifestations contre l’engagement des USA dans la guerre du Viêt-Nam, les révoltes des jeunes, des lycéens (en 1973 par exemple contre la loi Debré), des femmes (en 1975 pour la loi Veil), les luttes de quartier. C’est peut-être donner à ces groupuscules une place exagérée, surtout si on pense à l’année 1976 !
Quant à Jeanne et Pierre, ils ne croient pas du tout dans l’engagement. L’utopie, la violence qu’elle implique ne sont pas de leur âge. Il y a bien chez eux, surtout chez Jeanne, la tentative brève d’un pas de côté (entendez : une transgression). Jeanne, se promenant à Paris, a vu des éclats de verre (autre métaphore, souvent reprise, du mouvement social). Un mouvement a eu lieu, dont on ne saura rien, sauf qu’il a duré 2 ou 3 nuits, et qu’il s’est déroulé peut-être dans des faubourgs. Bernard emmène Pierre et Jeanne manifester, mais ils défilent en rang sans y croire, déjà revenus de toutes ces histoires. Ils vont vite abandonner. D’ailleurs quand Bernard se promène avec eux, il leur conseille d’éviter certains quartiers qui d’ailleurs ne les concernaient pas. Autant dire que les bruits des manifestations, qui ont bien lieu à certains moments, nous parviennent comme étouffés, et finalement insignifiants.
Bernard semble cependant encore intéressé par l’actualité. Jeanne lui envie le bonheur imbécile de sa jeunesse engagée, dont il garde une certaine réactivité. Bernard au moins aura eu une flèche dirigée vers le futur tandis que Pierre et Jeanne sont nés vieux. Jeunes gens venus trop tard dans un monde trop vieux, ils font songer aux Romantiques nés en 1802, éprouvant le même regret de n’avoir participé à rien, sans pour autant être capables de participer à quoi que ce soit. Une émotion perce timidement : le sentiment d’être éloigné du réel, la nostalgie des épopées manquées, des rendez-vous manqués avec l’Histoire. Mais la souffrance des Romantiques était tangible, leurs œuvres vibrantes. Ici, l’absence d’empathie avec les personnages a des effets inhibiteurs.
Une cascade de générations orphelines : une filiation douloureuse
Pierre et Jeanne ont manqué le coche, tout comme Bernard et Marie avaient manqué celui de mai 68, et comme les étudiants de mai 68 avaient manqué le coche de l’héroïsme de la seconde guerre mondiale. Il y a là quelque chose qui s’apparente au tragique de la mythologie grecque, avec cette cascade de générations orphelines. À Berlin par exemple, où Pierre et Jeanne s’installent brièvement, ils étaient là, vingt ans trop tard ; encore une fois ce sentiment d’avoir manqué l’événement, d’être condamné à vivre dans son ombre portée.
Mais la question qui se pose alors, en filigrane, semble déborder l’impasse générationnelle. C’est celle de la généalogie, de la filiation. Se dessine timidement un drame intime, rarement explicité : deux mauvaises mères, deux enfants mal aimés, l’un abandonné, Pierre, l’autre maltraitée, Jeanne, et sans doute est-ce ce double abandon qui les a réunis. La tentation est donc grande pour Jeanne — ou pour la narratrice ? L’auteure ? — de confondre béances intimes — ses propres béances, des traces spectrales — et béances de l’Histoire. Comme si l’Histoire était une autre mère maltraitante. C’est cette insatisfaction essentielle qui pousse Jeanne à chercher du côté du Havre ou d’ailleurs, sans succès : comme si ça pouvait combler ce qui nous manque. Et en ce cas le livre serait là pour enfin régler ses comptes à elle avec sa mère, comme le conseille Pierre à Jeanne dans les dernières pages. L’Histoire des années soixante-dix, le récit industriel tiendraient ainsi lieu de ce qui est si difficile à exprimer.
Mais on ne mélange pas facilement l’Histoire et le drame intime, surtout si on fait porter tous les chapeaux à l’Histoire ! Et si on démystifie ou démythifie totalement celle-ci. Il faudrait ici revenir au rapport entre littérature et histoire : qu’il s’agisse de Chateaubriand, dénonçant les crimes de la révolution, ou de Victor Hugo, revendiquant la « Nécessité » de 1793 malgré les atrocités commises, ou qu’il s’agisse d’Homère, le récit historique, pour atteindre une vérité, une vraisemblance comme dirait Aristote, ne peut faire l’économie du mythe, qui le rend tout simplement intéressant.
Une écriture narcissique
Dans le récit de Chloé Thomas, l’écriture joue au contraire le rôle d’un anesthésiant : ce livre s’écoute parler, se regarde s’écrire. L’usage excessif de la fonction métalinguistique du langage et des procédés de style, le vocabulaire désuet (trémeur mis pour peur !), l’abondance des guillemets, comme si les mots n’avaient pas leur vrai sens, concourent à produire une prose ouatée, faussement élégante, lourde finalement de ses redites, de ses répétitions, de ses circonvolutions. On comprend certes le refus affiché du réalisme hérité du XIXème siècle, le refus de l’autobiographie ou d’une biographie victimaire, le refus de l’hommage, car il serait funèbre ; Pourtant, a-t-on envie de dire, les souvenirs des années soixante-dix peuvent être joyeux, aussi ! Mais pourquoi toutes ces expressions de bons élèves, ces détestables effets de style que l’auteure avoue et se reproche, tout en les imposant complaisamment aux lecteurs ? Sans parler des références érudites et des citations incessantes, entre parenthèses : tout le florilège de la poésie française y passe et mieux vaut avoir fait hypokhâgne avant d’ouvrir le roman. Lequel par moments se transforme encore une fois en jeu de devinettes, pour nous obliger à reconstituer tel vers, ou à percer telle allusion.
Et puis, pourquoi
– ces mauvais jeux de mots : ses yeux cernés (nous étions tous cernés),
– ces vers qui surgissent comme un tribut au lyrisme : les pulls étaient jacquard et les temps finissants ?
Une écriture bien narcissique, en somme !
Le portrait d’une génération ?
C’est donc pour moi un livre froid, une suite de pages d’où suinte l’ennui du passé et celui du présent, et la conviction qu’aucun engagement ne vaut la peine qu’on quitte pour lui une indifférence assumée comme mode d’existence.
Or l’auteure a 31 ans, elle est donc de la génération post soixante-huit. Il me vient alors un doute : que n’avons-nous pas su transmettre, nous qui étions jeunes en 68 ? Ce livre n’explique pas pourquoi les jeunes que nous étions se sont engagés. Il ne dit rien des raisons de leur révolte, de leur enthousiasme, de leurs colères, de leurs espoirs (quand bien même ils seraient naïfs), du refus des injustices qui a poussé des milliers de jeunes dans les rues et fait vaciller le pouvoir, ouvrant la voie aux mouvements de masse, ouvrant la voie à 1981. Les années 70 ? Les luttes de quartier, les comités Chili, Portugal, le MLAC (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception), le théâtre de rue, dans quel trou de la mémoire sont-ils tombés ?
Et aujourd’hui.
N’y a-t-il pas des jeunes qui se révoltent, qui s’engagent, qui rêvent et s’enthousiasment ?
N’y a-t-il pas de nouvelles formes de rejet des injustices sociales, des atteintes à la liberté, aux droits des femmes ?
N’y a -t-il pas de mobilisations pour construire une société plus respectueuse de l’environnement ? Ces formes nouvelles n’ont rien à voir, et heureusement, avec les idéologies des années soixante-dix, elles n’en creusent pas moins leur sillon.
Il se trouve qu’un petit livre a atterri sur mon bureau il y a quelques jours : le dernier roman de Geneviève Brisac [4]. Un livre mince mais chargé d’Histoire, qui nous fait revisiter ce « brave vingtième siècle », avec ses horreurs, ses barbaries mais aussi ses espoirs, ses révolutions, ses manifestations, ses luttes. C’est un roman têtu, précis, qui rappelle des dates, des noms, des faits, et qui interroge encore et encore, parce que les questions qui se posaient — sur socialisme ou barbarie, sur liberté ou servitude — se posent encore, de la même façon, aujourd’hui.
C’est un roman généreux, qui évoque aussi, au passage, mai 68 : « Certains disent que Mai 68 vit le triomphe du cynisme. Pas nous, qui continuons à croire à la force de l’intelligence, aux idées, aux gens […] Ils (les militants de 68) étaient habités par leurs idées, par la solidarité, par un idéal, par des émotions de pensée. Et nous, un peu stupides, n’avons pas varié ».
Sans doute est-ce cette fidélité aux émotions de pensée qui manque au livre de Chloé Thomas. Et peut-être à toute une génération de jeunes né-e-s dans les années 80, qui n’ont pas eu vraiment accès à l’histoire du vingtième siècle : ni à l’école, ni à l’université, ni dans les médias, ni même dans les familles. En cela Chloé Thomas est sans doute très représentative, et en a conscience : mais faut-il accepter cet état de fait et en imputer l’origine à mai 68 ?
Il reste à espérer que des ouvrages tels que le sien ne proliféreront pas, et que les journalistes ou les critiques, suivant la mode du relativisme et de l’individualisme, ou la mode tout court, n’en profiteront pas pour inventer une histoire des années soixante-dix à cent lieues d’une réalité autrement riche et complexe.
Notes
[1]. Chloé Thomas, Nos lieux communs, Gallimard, 2016
[2]. Toutes les expressions en italiques sont extraites du livre Nos lieux communs
[3]. On pense à l’ouvrage de Julie Pagis, Mai 68. Un pavé dans leur histoire, Paris, Presses de Sciences Po, 2014
[4]. Geneviève Brisac, Vie de ma voisine, Grasset, 2017
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