Il y a dix ans, le 11 mars 2011, une triple catastrophe frappait la côte orientale du Japon, à 150 kilomètres au nord de Tokyo : un giga-tremblement de terre sous-marin, un tsunami avec une vague de 13 mètres de haut, et la fusion de trois réacteurs de la centrale nucléaire « Fukushima Daiichi », qui ont émis un puissant nuage radioactif. Catherine et moi sommes allés sur place en mai 2013 et y sommes retournés en septembre 2018, les deux fois guidés par un homme extraordinaire, KAMEYA-san, un syndicaliste des chemins de fer et un militant régional comme on n’en fait plus.
Deux ans après le drame qui avait tué 18 000 personnes, noyées par le tsunami, les cicatrices étaient encore vives : des bateaux de pêche échoués dans les rizières, une école où l’on voyait encore les souliers des professeurs dans leurs casiers, les enseignants étant partis précipitamment pour sauver les gosses du flot géant, la carcasse d’un centre de secours en béton de deux étages où une jeune femme avait transmis par haut-parleur jusqu’à la fin des consignes de sécurité avant d’être emportée par la vague qui a noyé tous ceux qui s’étaient réfugiés dans le bâtiment le plus solide de la commune.
Rencontrer ISHIKAWA-san fut émouvant, lui qui s’obstinait à nourrir ses 300 vaches irradiées (lui-même l’étant aussi) alors que la compagnie TEPCO qui gérait la centrale nucléaire lui proposait une prime pour abattre son bétail qui ne produirait plus jamais de lait comestible. Nous avons visité les ensembles de logements préfabriqués, confortables mais très fonctionnels, où avaient été relogés bon nombre des 165 000 personnes évacuées. Et nous avons vu les villages déserts dans la zone interdite à 30 kilomètres de la carcasse de la centrale, aperçue au loin au bord de l’océan.
En 2018, les dégâts matériels du tsunami avaient été en grande partie réparés : usines de traitement du poisson reconstruites, routes refaites, chemin de fer réinstallé en hauteur. Mais Kameya-san nous a montré que cette « reconstruction » n’en était pas vraiment une. L’État a entrepris d’ériger un mur absurde de béton de huit mètres de haut, parfois jusqu’à 14 mètres, sur des dizaines de kilomètres de côte et les pêcheurs (ceux qui sont restés) ont été réinstallés dans des HLM sur les collines. Notre ami nous a dit : « Les entreprises de construction ont plus d’influence que les résidents ».
Et ces pêcheurs, de plus en plus âgés – les plus jeunes partis à la ville, y sont pour la plupart restés, avec leur famille – s’inquiètent de la menace latente du rejet dans la mer des 1 240 000 mètres cubes d’eau contaminée qui sont actuellement stockés dans des réservoirs géants autour de la centrale dont les réacteurs en ruines ont toujours besoin d’être refroidis. Dix ans après, 5000 personnes travaillent encore sur le site, et les travaux de démantèlement n’en sont qu’à leur début. La première étape est de sortir les combustibles usés et hautement radioactifs, immergés dans des piscines qui sont installées en hauteur sur les toits des bâtiments de la centrale. La piscine d’un seul réacteur détruit a été évacuée (en février 21) et les deux autres le seraient à partir de 2024.
Mais ce n’est pas le plus difficile ! L’explosion a fait fondre les barres de combustible présentes dans les réacteurs, qui ont percé le fond des trois cuves en acier et accumulé au sein de l’enceinte de confinement le « corium », un magma de matières hyper-radioactives, de ferrailles et de béton, qu’il faudra découper et enfermer dans des conteneurs vitrifiés. Nul ne peut y accéder et les radiations sont telles qu’elles grillent les circuits électroniques des robots ; on attend un robot britannique miraculeux « retardé par le Covid » ! Le chantier de démantèlement ne serait pas achevé avant 2051 et coûterait 62 milliards d’euros !
« Oublier Fukushima ».
Le gouvernement fait de gros efforts, y compris financiers, pour que les réfugiés puissent revenir chez eux, sauf dans les zones limitées où la résidence permanente reste interdite. Les cités de transit sont désormais fermées pour ceux qui étaient partis « volontairement » (hors des contingents évacués de zones délimitées) ! 40 000 personnes restent déplacées et ce sont en très grande majorité les plus âgés qui ont regagné leur village d’origine. Les jeunes ménages craignent de faire ou d’élever des enfants durablement dans un milieu de radioactivité dite « acceptable ». En effet, le gouvernement a décrété que l’on pouvait vivre sans danger en accumulant sur un an la dose de radioactivité qui était celle autorisée aux travailleurs du nucléaire (20 millisiverts par an). De plus, il n’y a plus suffisamment d’emplois dans les villages fantomatiques qui entourent la centrale (en dehors des travaux de décontamination qui ne tentent pas tout le monde).
C’est à ce stade que nous faisons un détour inattendu en invoquant Blaise PASCAL qui a écrit sur le « divertissement », cette tendance humaine à détourner l’attention des questions majeures pour se tourner vers des consolations plus futiles : « Misère. La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères ». En l’occurrence, ce sont les Jeux Olympiques de Tokyo, reportés de 2020 à 2021, qui servent de « divertissement ». Il a même été prévu que la flamme olympique parte d’un petit centre olympique installé à Fukushima où, d’après Les Échos du 11 mars, elle ne resterait que six minutes !
La référence à Blaise Pascal se trouve dans un ouvrage remarquable dirigé par Michael FERRIER, écrivain et universitaire français basé au Japon qui avait déjà écrit à chaud un témoignage vibrant sur la catastrophe telle qu’il l’a vécue depuis Tokyo : « Fukushima, récit d’un désastre » (Gallimard 2012). La catastrophe aurait pu être hyper-dramatique si le vent avait poussé le nuage radioactif vers le sud et Tokyo au lieu de l’entraîner vers les montagnes du nord-est.
Premier ministre centriste en ces jours terribles, a dit combien il avait été ébranlé par la perspective de devoir faire évacuer les 50 millions d’habitants de la région-capitale (il est depuis devenu un adversaire farouche du nucléaire, comme KOIZUMI, autre ancien Premier ministre, conservateur et très populaire).
« Dans l’œil du désastre – créer avec Fukushima » (Marchaisse 2021) est un livre-chorale dans lequel une vingtaine d’artistes évoquent leur marche vers « l’invisible » dans leur peinture, leurs installations, leurs photographies, leur théatre. « L’invisible » en question, c’est le traumatisme immédiat de la catastrophe et aussi la perspective de vivre avec cette épée de Damoclès d’une radioactivité qui dépasse l’échelle humaine, portée par des déchets que l’on voit physiquement à Fukushima mais qui encombrent pour des siècles les pays qui ont choisi cette option nucléaire.
C’est un photographe, KAWAKUBO Yoi, qui cite Pascal pour reprocher aux compagnies d’électricité et aux gouvernements de jouer sur la faculté d’oubli de l’opinion publique et sur la capacité de distraction (« divertissement ») des médias pour tourner le projecteur vers d’autres sujets moins préoccupants. Il a photographié les 54 réacteurs japonais à l’arrêt (neuf seulement ont été remis en marche) et enfoui à proximité des réacteurs détruits des plaques sensibles qui ont été impressionnées par les radiations du sol contaminé.
Ces jeunes artistes japonais, dont les œuvres et les pensées sont magnifiquement présentées, cherchent à imaginer le monde d’après Fukushima, sans tomber dans le catastrophisme. Contrairement aux Occidentaux de tradition chrétienne, ils disent ne pas croire à la fin du monde mais partageraient une vision cyclique de longue durée (Kameya-san nous a montré les tumuli de coquillages qui marquaient la limite du giga-tsunami survenu il y a mille ans).
En France ?
Revenons en France où l’on se glorifie encore d’avoir la production d’électricité nucléaire la plus forte du monde, « record » fragile qui sera bientôt dépassé par la Chine. Fukushima nous inspire trois réflexions.
« Un accident est toujours possible », nous rappelle le patron de l’« Agence de sûreté nucléaire » (ASN), qui a par ailleurs le toupet de reprocher aux riverains des centrales françaises de n’être que 25% à aller chercher les cachets d’iode qui réduiraient les risques de cancers de la thyroïde (Les Échos 10 mars 2021).
Il faut accélérer la fermeture des vieilles centrales nucléaires qui ne pourraient être remises aux normes post-Fukushima qu’au prix d’investissements pharamineux, tôt ou tard pris en charge par le contribuable car EDF serait incapable de les payer. Mieux vaudrait investir ces milliards dans les économies d’énergies et les énergies renouvelables, dont les coûts baissent à vitesse grand V.
Et enfin, ces déchets dont l’innocuité se mesure en décennies et en siècles, moins nous en accumulerons et mieux nous nous porterons.
« Les biens, on peut les remplacer ; la vie, on ne peut pas la racheter », nous a dit Kameya-san.
Chriscath
que nous remercions chaleureusement pour cette lettre 911 aux amis
Un film salutaire Fukushima, le couvercle du soleil
Boycotté dans les salles japonaises, « Fukushima, le couvercle du Soleil » nous replonge au cœur de la catastrophe de Fukushima qui s’est produite le 11 mars 2011.
Le livre de Michaël Ferrier
Dans l’œil du désastre
Créer avec Fukushima
Michaël Ferrier
Les entretiens et l’iconographie réunis ici forment un corpus exceptionnel. Pour la première fois des artistes japonais de la « génération Fukushima » dialoguent avec des artistes français et disent ce qu’a changé pour eux la catastrophe du 11 mars 2011, aussi bien dans leur pratique artistique que, de manière plus large, dans leur façon d’être au monde ou de le concevoir.
Chiffres et Infos clés sur le nucléaire au Japon
Les chiffres en 2011 :
Nombre de centrales : 18
Nombre de réacteurs actifs : 54
Électricité nucléaire produite : 35%
>> Arrêt total de toutes les centrales : entre Septembre 2013 et Août 2015
Les chiffres en 2018 :
Nombre de réacteurs actifs : 9
Nombre de réacteurs en construction : 3
Électricité nucléaire produite : 2%
Les conséquences sanitaires de la catastrophe de Fukushima :
Dans le département de Fukushima, le nombre des cas de cancers de la thyroïde est 29 fois supérieur au niveau d’avant l’accident, les cas de leucémie 10,8 fois, de cancers du poumon 4,2 fois.
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