Article publié dans Retour d’Utopie, de l’influence du livre de Fred Turner – juin 2023
En décrivant les communautés alternatives organisées par des jeunes dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis, Fred Turner nous aide à comprendre leur impact sur l’évolution même de la société́ et du travail. Il trace les tâtonnements des hippies puis de leurs successeurs à inventer de nouveaux mondes dans le livre désormais classique Aux sources de l’utopie numérique De la contre-culture à la cyber-culture paru en 2006 en anglais puis traduit et publié en français en 2013 par C& F éditions.
Il aurait pu se contenter de décrire ces tribus chevelues à la recherche d’un nouveau rêve américain un peu moins violent que les précédents mais reproduisant le mythe d’un pays à l’écart du monde «cité éclairée sur la colline», entre nouvelle Jérusalem et cité utopique.
Pour sa chance et la nôtre, Fred Turner a exploré les aspects les plus créatifs de cette contre-culture émergeante en décrivant sa capacité à se saisir de nouvelles technologies et à proposer de nouveaux usages de celles-ci. Cette transformation progressive et collective des usages trouve dans l’imprimerie, la vidéo mais aussi la drogue et les réseaux informatiques naissants, des terrains d’expérimentation. L’ensemble s’est constitué en un véritable écosystème foisonnant, doté de publications et de magazines permettant de diffuser cette contre-culture aussi bien au sein de communautés de vie et parfois de production que dans la société mainstream elle-même. Ainsi sont nées les transformations des modes de vie pour les nouvelles générations d’étudiants et de professeurs.
Le livre de Fred Turner, professeur en sciences de la communication et histoire des médias à l’université Stanford, traduit et publié par C&F éditions avec la lumineuse préface de Dominique Cardon explore de façon minutieuse les différentes facettes de ces transformations qui ont contribué au monde que nous connaissons aujourd’hui.
La fresque d’un changement profond des États-Unis
Au début des années soixante, la machine économique américaine, désormais à la tête du monde occidental, semblait pourtant tourner à plein régime, avec ses entreprises en voie de mondialisation, ses hiérarchies pyramidales peu discutées, et sa division du travail indiscutée. L’Europe s’était autodétruite par deux fois et l’aura des forces militaires étatsuniennes persistait après la défaite des régimes fascistes en 1945. Le pays mythifié du «défi américain» se présentait comme la terre d’avenir, fascinante par les multiples progrès qui s’y inventaient. Un pays qui, comme le chantait Bob Dylan, avait bien sûr « God on our side ». En face la cause était entendue. L’Union soviétique n’offrait pas à ses populations et alliés le même progrès matériel, le même niveau de vie ni surtout une capacité démocratique à peser sur ses dirigeants successifs par des élections libres, ni une société civile animée avec ses et des contre-pouvoirs.
Or dans cette société américaine qui semble carburer à l’économie et au patriotisme satisfaits, les progrès techniques révèlent petit à petit leur coût écologique (le «printemps silencieux» dénoncé par Rachel Carson dès 1962), social (exclusion des «minorités»), sanitaire (montée de l’obésité du fait des boissons sucrées et plats industriels). Sur les failles des certitudes triomphantes de l’Empire américain s’invente un nouveau sujet de l’Histoire : la jeunesse. Une grande partie de cette jeunesse se croise et se soude dans les universités, dans les concerts d’une musique de plus en plus irrévérencieuse, et autour de produits de modification de la conscience qui n’allaient pas tarder à devenir illicites. Et si cette nouvelle classe moyenne éduquée reste très «blanche», elle ne se satisfait plus du modèle dominant et appuie le mouvement des droits civiques. Les responsabilités des entreprises sont dénoncées lorsqu’elles profitent de la guerre, de l’apartheid ou du racisme. La conscription pour un lointain Vietnam, qui concerne de nombreuses familles, rend des jeunes disponibles pour la révolte, mine l’autorité́ paternelle et radicalise les choix de fuite à l’étranger ou dans les régions de l’Ouest.
The Times They Are A-Changin’
La force de la contre-culture, très bien décrite par Fred Turner, est de fournir un laboratoire pour l’évolution sociale des États-Unis et conjointement de ses entreprises qui étaient marquées par la rigidité puritaine des dirigeants et des contremaîtres. Cette véritable révolution culturelle libertaire pacifiste (et partiellement féministe) ouvre des espaces de créativité et de solidarité. Mais si elle se dit ouverte (au moins culturellement) aux minorités, elle l’est en réalité très peu socialement. Ainsi certaines communautés s’installent sur les terres des paysans mexicains sans leur demander leur avis. Il y a fort peu d’Africains-américains dans les communautés, et trop souvent les femmes sont réduites à un rôle dit «traditionnel». Cette révolution participe à ce Greening of America, titre du livre de Charles Reich, sorte de rajeunissement printanier ébranlant le conformisme consommateur satisfait de lui- même qui annoncerait une transition vers une nouvelle étape du développement socio-économique préfèrant aux relations d’autorité et d’asservissement qu’elle rejette, des communautés sans bureaucrates et des collaborations harmonieuses». Entre 1965 et 1972, 750 000 jeunes vont rejoindre ces communautés.
La contre-culture vient donc s’inscrire comme une rupture et la promesse d’une vie alternative. À la différence des mouvements de révolte européens elle s’inscrit dans un « ici et main- tenant » plus pragmatique mais moins politisé, à l’image du cri de Jim Morisson des Doors : « We want the world and we want it now». Elle propose une utopie immédiate, des «micro-révolutions minuscules» et non pas la prise du pouvoir d’un quelconque Palais d’hiver. Sa force est de générer de multiples îlots d’expérimentation. Elle est donc faite de plusieurs branches que Turner parvient à distinguer finement. La faiblesse de cette génération sera d’assister impuissante à la contre-révolution reaganienne qui lui reprendra certaines aspirations libertariennes tout en réduisant la recherche critique et le doute qui les accompagnaient.
Une couveuse bouillonnante
La Californie est en pointe, et l’université publique de Berkeley y est particulièrement active avec le Free Speech Movement, le People’s Park et toutes sortes d’expérimentations dans les domaines biologiques, éditoriaux et informatiques.
C’est là que sera établi le prototype d’une maison de permaculture urbaine, la Integral Urban House, située au 1516 de la 5e rue de 1974 à 1984. Conçue par l’architecte Sim Van der Ryn, elle dispose de serres, de récupération des eaux usées, d’un four solaire, de compostage, et permet l’apiculture et l’aquaculture. Au nord de San Francisco, le Farallones Institute Rural Center présente des dispositifs exploitant les énergies renouvelables (maison bioclimatique, panneaux solaires thermiques ou photovoltaïques, éoliennes, fours solaires, biométhaniseurs). Le Whole Earth Catalog (1970) fournit exemples, plans et modes d’emploi. Le trimestriel CoEvolution Quaterly (1974) qui deviendra la Whole Earth Review apporte des repères théoriques pour les transformations en cours (Ivan Illich, Lynn Margulis, James Lovelock, Paul R. Erhlich). Le concept de Gaïa pour appréhender la fragile couche de vie à la surface terrestre développé par Margulis et Lovelock fera ultérieurement le bonheur de Bruno Latour.
Les nouveaux communalistes s’investissent dans le quotidien mais parfois aussi dans l’action politique. Ainsi The Mid-Peninsula Conversion Project propose un plan très audacieux de reconversion des installations et des organisa- tions militaires au sud de San Francisco (le Santa Clara County, cœur de ce qui s’appellera vite la Silicon Valley). Le projet analyse les compétences des personnels, les besoins de formation, d’équipements et le potentiel de création de milliers de solar jobs ou de villes nouvelles.
Marshall Mc Luhan (1911-1980), penseur canadien des nouveaux médias, et Buckminster Fuller (1895–1983), architecte, designer intégral, inventeur et écrivain américain, participent à cette nouvelle conscience écologique qui voit naître le premier «Jour de la Terre» le 22 avril 1970 et aboutira à la création de l’agence de protection de l’environnement des États-Unis (EPA). Quelques années plus tard le président Carter nommera des activistes à la tête d’agences gouvernementales et installera des capteurs solaires sur le toit de la Maison Blanche.
Des grandes entreprises ont repris à leur compte l’énergie de la nouvelle génération, le fonctionnement réticulaire plutôt que pyramidal, le «mode projet», tous ces comportements associés précédemment à la contestation.
Cette mutation progressive est décrite minutieusement par Fred Turner autour du rôle décisif et souvent catalyseur de Stewart Brand, animateur du Whole Earth Catalog, puis du forum en réseau The WELL (Whole Earth ’Lectronic Link), toujours sur la crête entre transformation militante du monde et régénération du business. C’est ainsi que se préfigure l’Internet. Au fur et à mesure de la maturation des réseaux électroniques et de la démocratisation de l’ordinateur, Stewart Brand va rapprocher l’héritage communaliste et le monde naissant de la micro-informatique et du Web.
Fred Turner décrit ce mouvement créateur en y identifiant des branches distinctes les unes des autres. Il montre avec subtilité́ que ce n’est pas une trahison qui amène la contre-culture à aider le capitalisme à se refonder mais l’approfondissement de germes déjà existant (l’aspiration égalitaire mais aussi la priorité donnée à l’individu, à ses sensations, la circulation horizontale…).
Les germes des futures plateformes
Avec les années, la dualité (contestation du système social ou création d’un nouvel ordre dominant) sera tranchée le plus souvent en faveur du second. Si le discours de la contre- culture a été repris volontiers par Steve Jobs, sa pratique dans la gestion de l’entreprise restera quant à elle profondé- ment autoritaire et archaïque (interdiction des syndicats, prélèvements abusifs sur les partenaires, obsolescence programmée, sous-traitance peu regardante des conditions sociales en particulier en Chine, marchandage de ses obligations de contribuable en Irlande…).
Le nouveau modèle d’entreprise symbolisé par les GAFAM n’a de cool que l’apparence, mise en image par une communication particulièrement soignée. Du jour au lendemain des centaines d’employés qui louaient le baby-foot, le yoga et divers «avantages» de leur entreprise paradisiaque, se retrouvent escortés à la porte par des vigiles après un e- mail de licenciement.
Turner souligne que dès l’origine plusieurs branches de la contre-culture s’inscrivent dans l’histoire et les pratiques antérieures des États-Unis. Il montre des continuités qui la différencient de l’histoire européenne : la mythologie des entrepreneurs messianiques bienfaiteurs de l’humanité, la faiblesse des droits sociaux au sein des entreprises, le moralisme sous-jacent associé à la réussite sociale ou l’échec, le déni du rôle de l’État pourtant bien présent dans la construction de l’Internet et l’enrichissement des startups.
Un livre éclairant
Aux sources de l’utopie numérique est un livre enthousiasmant. Il m’a permis de mettre bout à bout les pièces disjointes de plusieurs puzzles : l’histoire de ma génération côté USA, celle de l’informatique, celle de l’écologie; et de mieux en comprendre les limites. Les États-Unis continuent de préfigurer l’évolution économique de la plupart des pays du globe terrestre : sécession des plus riches, démantèlement des protections du salariat, diminution des capacités de résistance collective, modèle économique prédateur et court-termiste, polarisation des médias de moins en moins pluralistes. Étudier ce modèle, identifier la part du néolibéralisme et celle de la culture anglo-saxonne américaine peut aider l’Europe à peser dans un sens différent.
Le livre de Fred Turner avec sa description riche des espoirs de transformation d’hier montre que l’histoire n’est jamais écrite d’avance.
Ses travaux suivants sur le verrouillage de l’expression des salariés de Facebook dans L’Usage de l’art montrent qu’il reste plus que jamais un observateur alerte de l’évolution de son pays.
Pour aller plus loin
Le cahier numérique complet téléchargeable Retour d’Utopie publié à l’occasion du 10ème anniversaire de la traduction de l’ouvrage Contreculture et Cyberculture Aux Sources de l’utopie numérique
https://cfeditions.com/retour-utopie/
Table des matières de l’ouvrage Retour d’Utopie
Introduction : Politique des machines par Hervé Le Crosnier & Nicolas Taffin
Retour
Mieux comprendre la contre-culture par Adrian Daub
Entretien avec Fred Turner par Hervé Le Crosnier & Nicolas Taffin
Rencontres
Aux sources de Fred par Olivier Alexandre
Dans la jungle de la Silicon Valley par Thomas Cazals
L’utopie d’un monde réduit à son calcul par Laurent Vannini
Histoire
Des hommes (et femmes) de l’Internet à la pluralité de ses histoires par Francesca Musiani
Un passeur en contexte par Valérie Schafer
Lire Fred Turner : l’usage de l’histoire pour préfigurer demain par Christophe Masutti
Californie
Still Hungry. Still Foolish. par Julie Momméja
Fred Turner, démêleur de fils par François Vescia
Littérature
Qu’est-ce qu’un classique ? par Xavier de La Porte
Comme un roman par Anne Cordier
La vidéo de la conférence de Fred Turner à Paris du 16 juin 2023
L’émission sur France Culture Le meilleur des mondes avec Fred Turner de François Saltiel le 16 juin
Ré-écouter Le meilleur des mondes avec Fred Turner
L’entretien de Fred Turner avec Pablo Maillé, Usbek & Rica. Fred Tuner : « Intellectuellement, ChatGPT est totalement inintéressant »
L’article dans le journal Le Monde, 14 juin « Elon Musk laisse ceux qui partagent ses tendances à l’autoritarisme déverser leur propagande sur Twitter » Entretien avec Marc-Olivier Bherer
Fred Turner : « La technologie c’est d’abord des entreprises, et leurs relations avec les États » – Entretien par Benjamin Tainturier, AOC Analyse Opinion Critique media.
L’impressionnant ensemble des livres publiés sur le numérique par C&F éditions
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