Un opéra philosophique à voir absolument !
Pour une fois les Lyonnais auront eu la primeur d’une création mondiale, en leur bel Opéra [1]. Telle opportunité n’est pas courante, mais elle revêt un caractère encore plus surprenant quand il s’agit d’un livret écrit par un philosophe contemporain, Régis Debray, sur un philosophe disparu en 1940, Walter Benjamin (1892-1940). Le titre évoque le propos : Benjamin, dernière nuit, évocation de la dernière nuit passée par Walter Benjamin dans un petit hôtel du village de Port Bou, en Espagne, où il s’était réfugié au bout de nombreux exils et à bout de fatigue. Malade, épuisé physiquement et nerveusement par de longues années de misère et d’errance, atterré sans doute aussi par la nouvelle qu’il ne pourrait émigrer aux États – Unis, Benjamin s’est donné la mort cette nuit-là, dans son hôtel, en avalant des cachets de morphine : « communiste hésitant, en tout cas prévoyant ! », comme il le dit lui-même avec dérision dans une scène.
Ce spectacle est sobre et chatoyant, dense et baroque, tragique et ironique, retenu et expressionniste, triste et drôle. Sur le devant de la scène, Walter Benjamin, petit homme moustachu, dans sa chambre d’hôtel, sur son lit ou tout près, tenant à la main son flacon de pilules mortifères. Mais tandis qu’il se prépare à mourir, et parle, il se revoit autrefois, il se revoit -son double, plus jeune, chante-, et il revoit des scènes de son passé, la fiancée impossible à Moscou, les conversations avec Hannah Arendt, Bertold Brecht, Arthur Koestler, Gersham Scholem, il se revoit, hésitant face à toutes les simplifications de la pensée, tiraillé entre judaïsme et marxisme, solitaire finalement, tandis qu’autour de lui défilent des personnages, que les chœurs et les danseurs font revivre le Berlin d’avant-guerre, que les images projetées rappellent les figures historiques de la guerre. Et, scène après scène, on revient au petit homme moustachu, content en somme de si bien se souvenir, et conscient que ce seront là ses derniers souvenirs.
Une discrète référence autobiographique accompagne le spectacle : l’errance, l’exil, la prison, autant d’étapes qui furent aussi celles du jeune normalien parti soutenir, en Amérique latine, sans hésitation et sans prudence, la cause du Che. Depuis, Régis Debray s’est engagé dans d’autres combats, mais sans jamais s’y vouer entièrement. N’est-ce pas lui qui prononce, avec Benjamin, en forme d’adieu à ses camarades : « une chose étrange m’empêche de faire chorus » ?
On connaissait déjà l’élégance de la plume de ce philosophe, romancier à ses heures, qui n’a jamais voulu se cantonner à un seul genre, pas plus qu’il n’a voulu s’emprisonner dans le moule des systèmes ou des modes. On savait la justesse de ses formules, la finesse de son humour. Mais on admire ici à quel point son texte se nourrit de l’âme de l’opéra, à quel point il s’offre au lyrisme, se porte vers la musique et la mise en scène -toutes deux par ailleurs remarquables. Une très belle alchimie, née, de l’aveu de Régis, du hasard d’un « pèlerinage » à Port Bou, et un très bel hommage à Walter Benjamin, dont la vie et la pensée font cruellement écho aux temps que nous vivons.
Notes
[1] Benjamin, dernière nuit, Opéra de Michel Tabachnik, Livret de Régis Debray
Liens utiles
- A Lyon du 15 au 26 mars 2016 www.opera-lyon.com/spectacle/opera/benjamin-derniere-nuit
- Article de Wikipedia sur Walter Benjamin
Autres programmations encore non accessibles à ce jour.
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