Discréditée par la propagande médiatique centrée sur sa corruption, la classe politique brésilienne est à présent bousculée par les juges. Au point que le nouveau gouvernement de Michel Temer, qui a organisé avec le président du parlement de l’époque Eduardo Cunha, le renversement de la présidente, se voit déjà menacé par diverses écoutes téléphoniques devenues autant d’éléments à charge : deux de ses ministres ont démissionné juste après avoir été nommés, la population reste plus qu’attentiste. On va tenter de réduire les budgets plutôt que d’augmenter les impôts des riches, assez tentés de sortir leur argent du pays à la moindre menace : la fuite des capitaux est une origine des impasses budgétaires au nom desquelles on prétend condamner la présidente. La relative passivité de la société brésilienne – pour combien de temps – dit aussi quelque chose des divisions d’un pays habitué à se portraiturer en havre de métissage et de tolérance.
Cet article paru sur le site Sens-public est repris ici avec l’aimable autorisation de Gérard Wormser résidant à Brasilia contributeur également à ce blog collectif.
Afastamento. Mise à l’écart. Ce mot fait maintenant partie du quotidien brésilien. Après des mois d’un feuilleton juridico-médiatique qui a étrillé toute la classe politique du pays, les têtes tombent. Président de la Chambre des députés, Eduardo Cunha a multiplié les manœuvres d’obstruction et d’intimidation depuis qu’il a été accusé de corruption et de détenir des comptes cachés à l’étranger. Après lui avoir laissé le temps voulu pour organiser le vote ouvrant la voie à l’éviction de Dilma Rousseff, le Tribunal Fédéral Suprême devait finir par agir : la personne désignée pour assumer un éventuel intérim présidentiel pouvait-elle avoir une réputation si infâme ? Son mandat de député suspendu sur ordre judiciaire, les commissions qui doivent statuer sur son cas peuvent enfin travailler. Passé de fonctions importantes à PETROBRAS au rang de sénateur du Parti des Travailleurs, Delcidio de Amaral vient d’être exclu du Sénat et rendu inéligible par ses pairs. Porte-parole du gouvernement au Sénat en 2014, rattrapé par les scandales, il fut emprisonné, puis libéré contre son engagement de collaborer avec la justice (Delação premiada). Il est le traître idéal. Enfermée dans ses certitudes et son palais, la présidente Dilma Rousseff s’est montrée incapable de mobiliser sa base électorale et vient d’être écartée de sa fonction par les sénateurs avec une majorité si large que sa destitution finale est pratiquement acquise, au profit du Vice-président Michel Temer qui entend remettre le pays sur le droit chemin. Mais il est encore loin d’avoir acquis l’appui des Brésiliens.
1. Le château suspendu
Le Brésil est dans l’expectative depuis des mois. Ce n’est pas fini. Ses institutions comme son économie sont livrées à leurs logiques immanentes : la bureaucratie sans contre-pouvoirs pour les premières, la loi du marché sans vision globale pour les secondes. Après les votes de conjuration successifs des députés et des sénateurs, Michel Temer a les coudées franches. Il distribuera des offices en nombre. Mais son cadre conceptuel libéral-conservateur est irrémédiablement daté et pourrait se révéler contre-productif pour le Brésil. Ancien directeur de la Banque centrale, Henrique Meirelles n’a accepté le ministère de l’économie qu’avec la garantie d’une totale liberté d’action pour réduire la dette publique. On connaît la suite, en filigrane dans sa première interview : coupes budgétaires, réforme des retraites, suspension de transferts en tous genres, hormis pour les nécessiteux, hausse provisoire et limitée des impôts, révision des aides aux entreprises et examen de la situation des entreprises publiques avant une ouverture de leur capital. Les Brésiliens qui ont sorti leur argent du pays ces dernières années se frottent les mains. La fuite des capitaux a contribué au déséquilibre des comptes publics, accroissant les impasses budgétaires qui ont permis de faire tomber Dilma ! Mais taxer les biens immobiliers n’est pas une priorité du nouveau pouvoir, même s’ils sont actuellement un parfait produit de défiscalisation légale. Pourquoi les riches se plaignent-ils ? Certains de ceux qui ont acheté des appartements à Miami pendant la crise des subprimes les revendront avec profit pour investir dans des sociétés brésiliennes privatisées. L’économie va repartir, c’est sûr !
Le gouvernement du PT a permis un enrichissement sans précédent des Brésiliens et un ensemble de dispositifs favorables à l’intégration sociale furent créés en faveur du logement, de la santé, de l’éducation et pour la promotion des défavorisés. Ces politiques d’égalité des chances ont choqué les milieux conservateurs, mais consolidé la situation de millions de familles. Invitée à se cultiver et à se former, la jeunesse brésilienne s’active partout. La consommation intérieure étant devenue un stabilisateur conjoncturel et un moteur de croissance, aucun gouvernement ne reviendra sur cette transformation, devenue la force du Brésil à côté de ses exportations agricoles, minières et pétrolières.
D’excessives réductions de budget au nom de l’orthodoxie financière pourraient ainsi durcir la crise et non la résoudre alors que l’inflation baisse après avoir connu un pic en 2014-2015. La dette publique est importante et le bilan des entreprises publiques sera revu en baisse, mais avec la hausse du chômage, la baisse des importations et des investissements au plus bas, une purge brutale et mal répartie accentuera les inégalités et pèsera sur les catégories professionnelles qui font vivre le pays et assurent la promotion sociale – enseignants et fonctionnaires divers, employés et cadres moyens, tandis que les surplus financiers alimenteront la spéculation : après deux ans de baisse, la bourse de São Paulo s’est envolée de 40 % cette année ! Quand Henrique Meirelles déclare que la simple constitution du nouveau gouvernement est un facteur de confiance, je comprends qu’il compte sur le retour des capitaux placés à l’étranger en période d’inflation pour résoudre l’équation budgétaire.
Le tournant politique pris cette année au Brésil est l’effet d’une double méprise. D’une part, la coalition au pouvoir s’est montrée incapable de formuler ses objectifs et de refonder un pacte gouvernemental. Le PT a joué avec le feu en prétendant poursuivre une politique électoraliste en pleine période de scandales atteignant la plupart de ses cadres. Mais surtout, à l’ombre de la constitution qui interdit toute dissolution de l’Assemblée par le gouvernement, Michel Temer, vice-président depuis 2010, a pu mener tranquillement un renversement d’alliance pour évincer Dilma Rousseff. On apprendra peut-être un jour qu’il avait assuré ses arrières en cas de victoire d’Aecio Neves en 2014 en préparant le ralliement de son parti, le PMDB, présent dans tous les gouvernements depuis les militaires. Ce jeu de dupes et l’obstruction parlementaire ont laissé Dilma Rousseff sans majorité et sans initiative dès lors que le PT et le PMDB ne s’entendaient plus. La présidente a fini par le dire publiquement en quittant le pouvoir, c’est bien d’une traîtrise qu’il s’agit [1].
L’assurance avec laquelle Michel Temer explique qu’avec lui commence une nouvelle époque pour le Brésil ne convaincra que ses affidés : vice-président depuis six ans, son parti est au pouvoir depuis le premier gouvernement de Lula ! Et surtout, en matière de renouvellement, ce serait plutôt un ravalement, comme le souligne Armelle Enders ! Dans ce contexte, les détails symboliques comptent. Ami personnel de Temer, le ministre de la justice a eu Cunha parmi ses clients et contribua à réprimer les jeunes de São Paulo en 2013 ; le roi du soja brésilien devient ministre de l’agriculture, un autre grand entrepreneur agricole et ancien militaire devient ministre de l’Éducation. Le ministère de la Culture est supprimé, plusieurs ministres sont impliqués dans des scandales de corruption, ce qui vaut déjà à Temer les critiques de l’ordre des avocats, pourtant acquis à la destitution de Dilma. Dans ses premières déclarations, l’ancien directeur de la Banque centrale devenu ministre des finances – avec autorité directe sur les retraites, attribution retirée au ministère du Travail – annonce des coupes dans les programmes sociaux et une réforme des retraites, mais il aura du mal à augmenter les impôts.
Le Brésil est donc voué à se connaître lui-même à travers sa face conservatrice, estompée durant des années par l’image d’ouverture qu’il s’était donné avec Lula. La composition du ministère est éloquente : ni femme, ni Noir, ni membre d’une minorité parmi les ministres ! Cela renvoie le pays aux pratiques d’il y a près d’un demi-siècle. Aucun ministère chargé des questions d’intégration et de promotion de l’égalité des chances de même que la suppression du ministère de la culture. La « nouveauté » de Temer semble donc être ce retour en arrière à des politiques dignes du FMI ancienne manière et au Brésil des grands propriétaires. Par sa volonté de réduire les prérogatives de Brasília sur les États brésiliens, Michel Temer prépare en outre une réduction des transferts aux États les moins riches. L’intégration du ministère de la science et de la technologie aux attributions du ministre de la communication, qui a retourné sa veste au moment de l’impeachment et change seulement de poste, est de mauvais augure au moment où le monde entier ne jure que par des start-ups conquérantes et l’augmentation des budgets de recherche. Surtout, la nouvelle phase de l’histoire brésilienne semble rompre avec toute forme de dialogue social. Sommée d’appuyer le processus au nom de la confiance retrouvée, l’opinion va vite déchanter, comme le signale Claire Gatinois, qui suit avec précision les développements de la situation brésilienne pour Le Monde.
L’insistance du nouveau gouvernement sur la confiance à retrouver ne serait qu’anecdotique en d’autres circonstances : n’est-ce pas une figure politique ordinaire ? Mais, dans le cas présent, ce n’est pas une clause de style. La montée en puissance de Michel Temer renvoie à une grave involution de l’estime de soi du Brésil et des Brésiliens. Jour après jour, les informations concernant la corruption des cadres publics et privés alimente le dégoût et le repli de la population. Comment expliquer autrement l’absence presque complète de réactions à la succession des intrigues parlementaires ? C’est encore une autre forme de mise à l’écart, plus insidieuse que toute autre pour un gouvernement, car elle laisse présager une coopération très limitée de la population malgré les appels en ce sens de Michel Temer, dont les sondages disent nettement que la grande majorité des Brésiliens ne lui porte aucune estime. Cela pourrait aussi le pousser à suspendre certaines décisions et le rendre bien plus hésitant. N’est-il pas avant tout un homme de l’ombre dont les journalistes ont noté qu’il n’avait pas de voix au moment de prononcer son discours d’intronisation ?
2. Crise et chuchotements
Si la population brésilienne avait porté le premier gouvernement Lula dans une conjoncture qui permettait d’accroître l’endettement du pays, la concomitance de la chute des cours du pétrole avec la révélation de la corruption de la classe politique entière laisse l’opinion sans voix. Ceux-là même qui réclament des élections n’ont encore monté aucune plate-forme programmatique. Où sont les idées neuves pour surmonter la crise ? Cette mise entre parenthèses de l’opinion, favorable à l’opération de Cunha et Temer contre la présidente, handicape déjà le nouveau pouvoir. L’attentisme renvoie le gouvernement à son propre travail : qu’on ne compte pas sur la société civile pour y contribuer ! Ainsi le patronat de São Paulo, prompt à s’afficher contre le PT de Dilma, sera certainement un lobby très actif au service des entrepreneurs plutôt qu’il ne créera des emplois pour seconder le pouvoir. Le désinvestissement politique est patent, allant bien au-delà d’une simple séparation entre sphère privée et sphère publique. De nombreux jeunes éduqués sont disposés à quitter les grandes villes pour tenter leur chance en tenant un commerce dans une station touristique, et les gens simples habitant un territoire distant des contraintes et des charges urbaines n’ont guère envie de tenter leur chance en ville. De fait, le Brésil de 2016 est un grand pays où la plupart des gens tentent de vivre une idylle : le développement de « l’économie résidentielle » est prometteur avec l’important accroissement des voyages de tourisme comme des investissements locaux. Le développement des communications numériques permet un véritable désenclavement dont profitent des régions périphériques, tandis que les embouteillages et la hausse des loyers pénalisent les centre-ville. Beaucoup de Brésiliens aisés rêvent d’habiter une chácara, de se construire une maison à la campagne, ou de maintenir à tel quartier de São Paulo son aspect bohème, de grandes villas du siècle dernier devenant des restaurants ou des commerces d’artisanat. La campagne contre Lula n’a absolument pas porté sur les effets des politiques qu’il a engagé pour ses concitoyens, mais bien sur les conditions obscures qui lui permettent de bénéficier d’une villa dans la région de São Paulo. La multiplication des emplois de service retient dans les villes de nombreux jeunes qui disposent de revenus stables et de bonnes perspectives de vie : le nombre des voitures atteint des seuils jamais vus…
Les enjeux politiques semblent jusqu’ici vraiment étrangers à cette génération : cela va-t-il changer ? Bien que traversant quotidiennement l’esplanade des Ministères pour se rendre à l’université, la plupart des étudiants de Brasília n’ont pas fait le moindre geste concret pour s’emparer d’une situation que leur entrée en lice pouvait transformer. Chacun tente de vivre comme si le secret du bonheur gisait dans le repli sur de petites communautés. Il y a peut-être là un point aveugle de la société brésilienne, une dimension par laquelle la demande de privacité se serait substituée aux luttes de citoyenneté. On ne prend pas toujours conscience de ce qui fait notre quotidien non interrogé, et il se pourrait que cette mutation ait contribué au sentiment d’impunité du gouvernement Dilma, à la passivité de la population – et même dans une certaine mesure à la capacité manœuvrière de Michel Temer, assuré qu’il était de créer autour de lui un mouvement de fidèles et de clients en lieu et place d’un mouvement politique supposant une réelle délibération programmatique. Aucun débat public n’a eu lieu durant des mois, ni sous forme d’une plate-forme de l’opposition, ni sous celle d’une convocation que Dilma aurait pu lancer aux principaux responsables du pays pour établir un consensus minimal pour reprendre la barre après avoir écouté les doléances des parlementaires et des gouverneurs. La personnalisation du cours politique est extrême, le débat des idées minimal et les secrets de couloir ont d’autant plus participé de ce renversement politique qu’ils ne furent pas perçus comme une rupture du « contrat social ». Ces conciliabules tinrent lieu de congrès.
Je retrouve dans ces attitudes un aspect qui m’a frappé dans les réflexions dont j’ai été le témoin. Nombre des personnes qui se disent extérieures aux jeux politiques entendent faire prévaloir dans leur vie personnelle une forme d’intégrité. On dira à ses enfants que tricher à l’école est le début de la corruption politicienne. Dans ce contexte, les vertus de camaraderie, de partage entre pairs parmi les étudiants et au sein des familles prennent un tour quasi-politique : on pratiquera ces vertus d’autant plus qu’on y verra une protestation silencieuse contre la corruption. Cela fonde également le grand succès rencontré par les congrégations et missions évangélistes – même Eduardo Cunha en fait partie : on peut avoir la foi sans faire vœu de pauvreté. Avec peine, il m’est arrivé de faire comprendre à mes interlocuteurs que cette manière de dire « la corruption ne passe pas chez moi », certes moralement justifiée, fait le jeu des plus corrompus si elle s’accompagne du désinvestissement du champ politique. A cette aune, chacun laisse les autres agir comme bien leur semble et se contente d’éviter les mauvaises fréquentations. S’il devient une attitude générale, ce conseil utile aux écoliers induit le sophisme d’une quasi-continuité entre de petits mensonges enfantins et les pires intrigues du pouvoir.
Mais les mœurs politiciennes sont d’une autre nature. Il faut de l’argent pour mener campagne, les entreprises peuvent préférer payer des commissions que des impôts, les ententes pour l’obtention de contrats publics ne sont pas une invention récente… La suite de la carrière fait le reste pour imprégner chacun d’une culture de l’impunité et du passe-droit qui est en elle-même la vraie corruption. Quoi de commun avec une infraction routière ou la gourmandise d’un enfant ? Cette confusion de la vie privée avec la politique renforce la dépolitisation globale. La population tend alors à juger les responsables sur des critères moraux plutôt qu’elle n’exerce un contrôle politique de ses dirigeants. Comme on ne réforme pas la moralité, le système se perpétue. On espère que le salut viendra de dirigeants vertueux qu’on ne voit pas venir tandis qu’il faut moins des protestations de vertu que des lois et des commissions pour les faire respecter. L’obligation pour un parlementaire mis en cause d’abandonner son mandat à son suppléant serait-elle une réponse ? Michel Temer demande la confiance : vu la manière dont il est arrivé au pouvoir, il est le plus mal placé pour cela ! Restaurer la confiance envers les politiciens ne sera possible qu’au terme d’un vaste débat public assorti d’un éloignement des responsables ayant bénéficié, même indirectement, de la corruption. Faute d’avoir pris la mesure de ce dégoût alimenté par les médias hostiles à la présidente, le Tribunal Fédéral Suprême a cru disposer d’une légitimité pour adouber Temer en n’intervenant pas dans le processus parlementaire. Mais ce faisant, il a sans doute présumé une acceptation par l’opinion publique, alors que celle-ci plébiscitait peut-être l’éditorial « Ni Dilma ni Temer » publié le 2 avril par le journal Folha de São Paulo qui signifiait une demande pour de nouvelles élections. Les juges brésiliens se sont arrogés le pouvoir souverain, en tablant sur la soumission de l’opinion.
La suite nous dira si ce cercle de la dépolitisation va se briser. Les Brésiliens célébraient la fête des mères quand leurs sénateurs se préparaient à voter l’afastamento de Dilma. En un tel jour, les échanges téléphoniques battent leur plein, des repas plantureux s’organisent partout, les restaurants sont bondés, les embouteillages inévitables. Chacun célèbre l’une des valeurs centrales du pays, la maternité. D’ailleurs, nombreuses sont encore les adolescentes tombant enceintes d’un homme qui ne deviendra jamais leur mari. Malgré des conséquences psychiques et sociales parfois très lourdes, l’interdiction de l’IVG n’est pas un sujet polémique, même dans le contexte de risques viraux dangereux pour les fœtus. L’emprise conservatrice reste forte malgré les années Lula. Quoi de plus sérieux que la famille dans ce pays aux liens interpersonnels complexes ? A la mi-avril dernier, la session parlementaire lançant la procédure de suspension a vu la plupart des députés justifier leur vote au nom de leur famille (citant parfois nommément certains de ses membres) et de Dieu, et en dernier lieu au nom du mandat confié par leurs électeurs. Autoriser l’avortement, ce serait ruiner la famille, les députés le rediront volontiers.
Par sa taille même, et par le nombre de sa population, le Brésil aurait pu devenir un pays individualiste et égoïste, au sens où Tocqueville employait ces termes vers 1835 à propos des États-Unis. Il n’en est rien. A New York et à Philadelphie, Tocqueville s’était convaincu que les associations se substitueraient aux liens organiques pour former un peuple démocratique travaillant au progrès de tous par l’énergie que chacun déploie en vue de ses propres intérêts. Deux siècles plus tard, le Brésil pratique un style de société bien différent. Les liens forts l’emportent sur les liens faibles, et la figure maternelle est centrale dans un tel schéma. Quel que soit leur âge, les mères sont au centre des cercles – et les feuilletons télévisés leur laissent une place considérable. A Regra do jogo voit plusieurs personnages masculins se déchirer autour du devenir d’un clan mafieux, mais le cœur du scénario est constitué par les enlèvements et séquestrations d’enfants – et justement de filles ! – en sorte que les mères, bien que partiellement impuissantes dans ces luttes de pouvoir, sont les personnages qui font avancer l’intrigue en faisant pression sur les acteurs principaux du drame. En une forme d’épiphanie, le dernier épisode de ce feuilleton montrait comment deux des figures féminines, enceintes toutes deux du même personnage qui s’est sacrifié un peu plus tôt pour empêcher un massacre supplémentaire, devenues mères de garçons sans doute promis à réapparaître dans une éventuelle suite, étant toutes deux à la fois mères et veuves, jouent sur leur statut maternel pour devenir des personnages de premier plan. Les figures maternelles sont partout présentes, même si elles sont fréquemment repoussées aux marges du scénario, en figures féminines conquérantes qui servent de faire-valoir à de fantasques personnages à la virilité aussi ostentatoire que ridicule.
Dans la vraie vie, à trois heures de l’après-midi du dimanche 8 mai, une responsable d’université adresse à ses collègues un message électronique bien sympathique :
Félicitons chaleureusement les femmes de la communauté universitaire en ce 8 mai 2016 !
En tant que professeures et orientatrices, nous sommes toutes des mères qui conduisons, louons et corrigeons avec ferveur pour le succès des leurs ! Mettant à profit l’agitation si positive de ce jour – que cela soit toujours – je remercie nos estimés collègues professeurs du partage et du travail commun respectueux et cordial, pour nos fils et filles de littérature. Un grand salut avec mon hommage personnel à chacune des collègues ! Je vous offre la belle image des tulipiers en fleur de l’université, partagée sur les réseaux sociaux par notre doyen en hommage à cette journée !
Des messages de ce genre ont largement circulé ce jour-là, sur divers tons et par tous les canaux usuels et il faut voir une marque affective dans l’assimilation des étudiants à des enfants dont les enseignants seraient les parents, d’autant qu’il n’est pas rare de voir les universitaires brésiliens assumer d’authentiques responsabilités éducatives auprès de leurs étudiants. Dilma elle-même a passé la journée en famille et adressé des messages célébrant les mères « biologiques, adoptives ou de cœur », ainsi que sa propre famille sur les réseaux sociaux. Au même moment, Michel Temer organisait un gouvernement qui comprend des ministères pour le sport, le tourisme, l’environnement, les villes et le développement rural, mais non pas pour l’égalité des chances, la promotion féminine et des minorités – tout juste mentionne-t-on la citoyenneté avec la justice. Cela étonne. Ce gouvernement s’écarte des clichés entourant le Brésil : mère elle-même, Dilma est écartée du pouvoir au lendemain de la fête des mères, qui devient la fête Temer. Cette dissonance interroge quand elle débouche sur un cabinet si marqué et qui parle de remettre de l’ordre sans chercher à rétablir le moindre lien avec l’opinion publique : il s’agit, plutôt, note Flavio Aguilar, du retour à la tradition brésilienne des coups d’État post-électoraux.
Il fallait pour cela éviter toute cristallisation de l’opinion publique, grande absente de l’événement : depuis un an, c’est à peine si quelques intellectuels se sont exprimés. On peine à trouver un doyen d’université qui aurait appelé à des manifestations publiques et les étudiants de l’université de Brasília n’auront jamais envahi l’esplanade des ministères pour dire leur volonté de voir leurs bourses reconduites : le feront-ils après qu’elles seront supprimées ? On se perd en conjectures pour comprendre comment les bénéficiaires directs des programmes sociaux n’ont pas su manifester leur inquiétude et ont laissé la rue aux familles nanties réclamant la mise à l’écart de la présidente. Diverses interprétations se présentent, naturellement : l’évitement des conflits et la préférence pour le consensus au sein de la société, la mainmise des médias conservateurs et la difficulté pour les mouvements alternatifs pour se faire entendre, la croyance des jeunes en un avenir naturellement meilleur au vu des transformations intervenues depuis quinze ans et des succès démocratiques, la dominance des pratiques de communication instantanée sur les réseaux sociaux, le peu de formation politique, la dispersion géographique, l’illusion selon laquelle l’esprit régnant à Brasília n’influe guère sur le quotidien des Brésiliens, l’abstention liée à l’échec de grèves et de mouvements antérieurs. Rien de tout cela n’est satisfaisant et notre enquête devra se poursuivre, tant il est surprenant qu’alors que Podemos en Espagne ou Occupy Wall Street aux USA eurent des répercussions significatives, rien de comparable ne se soit passé jusqu’ici. Peut-être le feu couve-t-il et se déclenchera-t-il après quelques provocations du nouveau pouvoir ? Mais cette abstention a grandement facilité la montée de Temer.
3. Inconfidencia
Une hypothèse se propose cependant à nous. Ce scénario témoigne-t-il d’une difficulté à communiquer au sein de la société brésilienne ? La crise institutionnelle nous a montré un ensemble de phénomènes d’incommunication quasiment constitutionnalisés. Le présidentialisme laisse l’exécutif et le législatif sans capacité de négocier leurs désaccords : Dilma était dans l’impossibilité de dissoudre le parlement, et rien n’est prévu pour faciliter un changement de majorité parlementaire en cours de mandat. Le blocage de la vie parlementaire pouvait-il durer trois ans ? Certains constitutionnalistes en sont même venus à espérer le rejet des comptes de campagne par le Tribunal électoral pour convoquer des élections générales. Dilma Roussef n’a jamais rétabli le contact avec ses électeurs ni pu dialoguer avec le peuple une fois son mandat mis en question. Temer ne s’est jamais déclaré publiquement l’auteur de la rupture de la coalition au pouvoir, les juges du Tribunal fédéral suprême ont eu le quasi-monopole des déclarations-choc, et les chefs de partis interrogés par les journalistes ces derniers temps s’arrangeaient pour ne rien dire. Pour une large part de l’opinion : « y penser toujours, n’en parler jamais », ce fut le moyen de créer une situation irréversible, mais non revendiquée. C’est dans le silence et les rumeurs que le changement de pouvoir s’est préparé, et non par des rencontres publiques. Tout juste un colloque au Portugal réunit-il les principaux parlementaires de l’opposition : devant la tournure des événements, les officiels portugais n’y sont pas venus, et Michel Temer n’est finalement pas monté dans l’avion. Mais il fut durant toute la période à la fois un vice-président certifiant sa loyauté à voix basse et un chef de parti, parfois contesté de l’intérieur de son propre parti (ainsi par les élus de Minas Gerais, qui n’ont pas l’intention de se taire aujourd’hui, à l’instar de Newton Cardoso, qui constate aussi que si la conjoncture était meilleure, personne n’aurait songé à éloigner la présidente). Mais une démocratie dont les principaux chefs de la majorité ne s’attachent pas à leur projet pour le pays, mais ourdissent un complot pour renverser la présidente et mettre l’opposition au pouvoir, fait face à un problème d’autant plus grave que les médias, au lieu de clarifier les enjeux et les positions des uns et des autres, se sont chargés des mois durant de diffuser des communiqués concernant la corruption des cadres politiques sans jamais contraindre les chefs de partis à déclarer leurs intentions. Jusqu’au dernier jour, Eduardo Cunha distillait ses confidences au micro sans être jamais contredit ni contesté, et c’est dans le silence que Temer est parvenu au pouvoir. Nous devrons tester cette hypothèse, dès lors qu’elle n’a pas semblé disqualifier d’emblée ceux qui ont mené cette stratégie. Ceux-ci ont bien anticipé les jeux de rôles institutionnels ; laissant les juges prendre la parole, ils gagèrent que le résultat des manigances politiciennes pourrait apparaître comme le fruit d’une décision impartiale. En ce sens, loin de protéger la Constitution, les juges suprêmes l’ont sciemment déstabilisée, comme le signale Maria Inês Nassif. On sait à présent que la fonction de vice-président est devenue celle du premier opposant, capable à tout moment de créer une insécurité constitutionnelle absolue. Le blocage des réformes voulues par le gouvernement fut le fait de ceux qui ont maintenant pris la place : même la réforme des retraites se fondera sur un projet dont le Congrès avait refusé de se saisir l’an dernier, tout comme avait été rejeté l’impôt sur les dépenses bancaires qui revient à l’ordre du jour. L’acceptation du silence public, avec la focalisation sur les aspects moraux et personnels de l’exercice du pouvoir est une des dimensions à interroger. Elle est intrinsèquement non démocratique, car la démocratie fait du bruit, elle appelle le débat, ses dirigeants rendent des comptes, annoncent leurs programmes et constituent publiquement leurs accords et leurs programmes. Cela ne rend que plus pathétique l’échec de Dilma à alerter l’opinion : jour après jour, elle s’est exprimée devant un grand nombre de professionnels, de cadres et de personnes ordinaires, au gré de ses déplacements – une stratégie que Lula lui avait vivement conseillé voici plus de six mois. Mais rien n’y a fait : au-delà des applaudissements, seuls de petits groupes ont pris conscience du risque imminent de hold-up politique.
L’un des moments phare de l’histoire politique brésilienne est constitué par ce qu’on nomme « Inconfidencia Mineira », ce mouvement de défiance à l’égard du pouvoir portugais qui sensibilisa les colons du Brésil à la possibilité d’obtenir leur indépendance. Parmi ses premiers membres, on comptait nombre de femmes, de lecteurs des encyclopédistes européens du temps. Le Brésil aurait grandement besoin de se réinventer à partir d’une nouvelle Inconfidencia, et certainement pas de se reposer sur une confiance excessive qui a permis l’abus de confiance actuel. Cesser de faire confiance à qui confisque le pouvoir, exiger que des comptes soient rendus, participer à la transformation des espaces publics pour qu’ils deviennent des lieux de parole et non plus des antichambres confidentielles ne serait-ce qu’avec des blogues et des réunions publiques plus fréquentes dans les universités. Si la demande de confiance adressée par Michel Temer aux Brésiliens signifie que le peuple doit lui faire confiance, c’est à dire se confier à lui sans se préoccuper de ce qu’il décide en son nom, elle est alors foncièrement illégitime en ce qu’elle suppose d’opacité et d’un caractère confidentiel bien dans la logique de sa prise de pouvoir.
Les institutions brésiliennes redeviendront publiques et susceptibles de recueillir la confiance des citoyens lorsqu’elles seront questionnées par ceux qui refusent leur confiance aux gouvernants, parleraient-ils au nom de Dieu, et exigeront de la parole politique qu’elle redevienne un pacte citoyen et non la confiscation des prérogatives populaires. Comment envisager sans cela la moindre transformation du système ? Un nouveau programme réformateur, s’il doit aboutir à une victoire électorale, devra se focaliser sur une sociologie bien différente de celle du Brésil qui porta Lula au pouvoir. Les jeunes citadins maîtrisent aujourd’hui leurs cercles d’amis sur Facebook, comprennent l’anglais, suivent la mode, s’achètent des voitures, partent en vacances, font du sport, mais ne sont pas politisés. Leur socialisation s’est faite dans l’ambiance de facilité d’accès pour leur génération : universités, internet, bourses et emplois publics. Ce n’est qu’à présent qu’ils vont découvrir la pente des sociétés actuelles à accroître les écarts de richesse, à promouvoir les start-ups au détriment des services publics. Qu’adviendra-t-il de la représentation que les Brésiliens ont d’eux-mêmes ? Ce sera un thème essentiel dans les prochaines années que celui d’une réforme de la constitution pour instaurer des contre-pouvoirs et favoriser les minorités en tout genre. Est-ce trop demander que d’exiger du Tribunal fédéral suprême qu’il statue a priori sur la constitutionnalité d’une demande de destitution au lieu de donner un blanc-seing aux manœuvres politiciennes les plus iniques ? Face au procès politique des parlementaires, le plaidoyer constitutionnel de l’Avocat général de l’Union, José Eduardo Cardozo en défense de Dilma n’avait aucune chance d’être retenu tandis qu’il aurait placé les juges dans un embarras certain. On aimerait voir beaucoup de Brésiliens dire « Nique Temer », signe d’une Inconfidencia porteuse d’engagement public : depuis le 15 mai, la population s’est emparée de la situation et marque sa défiance à l’égard de Michel Temer, qui n’aura pas forcément le dernier mot. Il nous faudra poursuivre nos réflexions concernant la sociabilité brésilienne pour envisager les suites de ces événements.
Notes
[1] Le texte officiel du discours parle de manœuvres frauduleuses et les compte-rendus de presse effacent ce mot et se contentent de celui d’injustice. Mais le terme a bien été prononcé, je l’ai archivé à partir du reportage en direct du journal O Globo. Quelques jours après, dans un entretien avec le journaliste indépendant Glenn Greenwald, Dilma réaffirme sa volonté de défendre son mandat par tous les moyens, y compris devant la Cour suprême brésilienne, dont elle dit attendre un peu plus d’impartialité que de la part des parlementaires. Elle ironise sur un gouvernement qui ne ressemble en rien à la population du Brésil et qui s’apprête à revenir sur les politiques sociales et veut indiquer qu’elle domine la situation. Elle indique notamment que toutes la politique sociale est un soutien à la jeunesse et à l’avenir du pays. Cet entretien est aussi le portrait d’une femme engagée, pleinement consciente d’être la cible de parlementaires machistes et corrompus.
Voir aussi
Article précédent de Gérard Wormser sur la situation au Brésil
Article antérieur de Françoise Vibert sur la situation au Brésil
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