Dans les années 60 et 70, des jeunes femmes et des jeunes hommes se sont investis dans des mouvements collectifs visant à transformer leurs vies et la société. Une diversité de « petites histoires » individuelles a rencontré un contexte politique et social, bref la « grande Histoire » et des changements importants de la société en France et sur toute la planète ont vu le jour.
Les mouvements collectifs de cette période ont porté sur les relations homme/femme, le fonctionnement de l’école, de l’armée, l’exercice de l’autorité dans la famille, ou dans le travail, l’égalité français-immigrés, une contestation générale du contexte sociétal, les transformations culturelles, l’écologie naissante ainsi que des mobilisations internationalistes. Mais surtout se fraye un nouvel imaginaire : changer le monde, changer la vie, prendre la parole.
Certaines de ces luttes ont abouti à des changements durables, d’autres non. Mai 68 et son sillage de mobilisations n’ont pas surgi de rien. Ce mouvement a ébranlé la chape de plomb de l’ordre social d’alors et a marqué toute la société à la suite des étudiants et des travailleurs en grève car il répondait à des attentes profondes d’une société française bloquée.
Une société bloquée hier
Il peut paraître anachronique de rappeler que dans la France d’alors des femmes partaient à l’étranger pour se faire avorter parce que la contraception leur y était refusée. Anachronique de rappeler que le contrôle sur les médias par le pouvoir était fort et la censure puissante, que les écoles n’étaient pas mixtes, que l’armée encadrait la jeunesse masculine, que le droit de porter des pantalons pour les filles n’allait pas de soi, que les épouses avaient besoin de la signature de leur mari pour avoir un compte en banque, que des syndicats étaient interdits dans des grandes entreprises, que des radios « libres » se battaient pour avoir le droit d’exister. La forte croissance économique de l’époque, une lente ouverture de l’accès à l’université ont rendu criantes les demandes d’évolution de la société d’alors.
Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui, les mutations de la société et du monde sont aussi à l’ordre du jour. Les urgences sont nombreuses face à la marchandisation progressive de toutes les activités humaines, au dérèglement climatique, à la finance prédatrice, aux dénis de démocratie, à l’industrialisation de l’alimentation, aux évolutions des métiers et des services publics. L’information circule beaucoup plus. Mais les dominations, le sexisme, le racisme ont appris à se présenter à l’âge des médias sous des formes masquées. Et s’ils se cachent sous des apparences moins abjectes, ils ont plus que jamais droit de cité …
De même pour faire face à ces défis, la forme des luttes et des engagements a pu évoluer. Les générations ne s’engagent pas de la même façon dans les années 60-70 et dans les années 2010-2020.
D’autres changements, d’autres mobilisations
Les mobilisations aujourd’hui font vivre des pratiques alternatives sans attendre « le grand soir » ou « des lendemains qui chantent ».
- Dans des habitats partagés ou autogérés.
- Dans des systèmes d’approvisionnement directs auprès des producteurs en contournant la grande distribution (le réseau des AMAP Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne[1]).
- Dans des mobilisations collectives, des associations citoyennes, des réseaux d’entraide scolaires, des entreprises coopératives ou collaboratives, des combats contre la corruption, pour la transparence financière, dans les forums sociaux.
- À petites échelles, comme les Colibris[2] de Pierre Rahbi.
- A travers les plateformes de micro-financements solidaires des projets[3].
- A travers des luttes quotidiennes pour vivre ensemble dans la tolérance et le respect de la laïcité.
On ne compte plus le nombre de secteurs, de domaines, où des citoyen-ne-s s’engagent, persuadé-e-s que les réponses viendront d’eux, et non des institutions.
De même, aujourd’hui, ces jeunes se montrent solidaires, généreux, revendiquent le droit à la différence, réclament une mixité sociale porteuse de tolérance.
Mais dans un monde difficile, complexe, souvent opaque, les jeunes (et les moins jeunes) précarisés ou sous la menace du chômage voient leurs mobilisations isolées les unes des autres, atomisées, ne parviennent pas à faire bloc. Ces mobilisations en France, en Europe comme dans l’ensemble de la planète peinent à avoir prise contre les puissances financières, les inégalités, les dégradations écologiques, les exclusions.
Le règne de plus en plus généralisé du marché dans toutes les activités humaines, le rouleau compresseur de la mondialisation avant tout financière suscitent des oppositions et des révoltes de tous ordres. Les unes sont identitaires, certaines sont politiques, d’autres prennent une forme religieuse. Ces révoltes peuvent être dévoyées et dirigées vers d’autres cibles que les responsables politiques ou économiques, s’acharnant alors contre des boucs-émissaires. Si bien souvent « on a raison de se révolter[4].» comme disait Jean-Paul Sartre dans les années 70, toute révolte n’est pas bonne. Certaines nous font froid dans le dos. L’enthousiasme de la jeunesse, son besoin de croyance, son besoin d’absolu lui donnent une énergie propre, mais ils peuvent aussi nourrir des aveuglements, des refus de « l’autre », des plongées dans le fanatisme.
2018, l’enjeu de la mémoire historique
D’ici 2018, la mémoire de ce qu’ont été les mobilisations et les transformations dans le sillage de Mai 68 sera au centre des débats et commémorations, 50 ans après. Nul doute que des esprits chagrins ou des politiciens démagogues viendront dire que tout va mal à cause de ce qu’ils appellent la « pensée 68 »[5]. Ils diront que tout s’est déglingué alors : la famille, l’autorité (du père), l’ordre, la religion, l’orthographe, la météo, les colonies et que c’était mieux avant en France dans un passé idéalisé.
Ils aideront les mouvements conservateurs à masquer sur le terrain abstrait des « valeurs » les enjeux actuels de la précarité, du sexisme, de la relégation et leur acquiescement à l’ordre injuste des choses.
Il existe pourtant bien un enjeu de « valeurs » mais dans leur articulation à la situation réelle des personnes : inégalités entre sexes, situations sociales, origines, accès à l’emploi, à l’éducation. Le terrain des « valeurs » quand il ne masque pas la réalité sociale, est aussi un enjeu pour nous. Il peut nous amener à faire le tri, loin des caricatures, entre les valeurs porteuses de ces années de mouvement (émancipation, libre-arbitre, solidarités, responsabilité, féminisme, diversité) et celles qui ne sont pas les nôtres mais qui lui sont imputées à tort (individualisme, mépris des autres, esprit de consommation, court-termisme). C’est ce que ce blog collectif essaie de faire vivre et d’illustrer par ses articles, ses ressources, ses débats.
Michèle et François
Notes
[1]. Le principe est de créer un lien direct entre paysans et consommateurs, qui s’engagent à acheter la production de celui-ci à un prix équitable et en payant par avance.
http://www.reseau-amap.org
[2]. Créé en 2007 sous l’impulsion de Pierre Rabhi, Colibris se mobilise pour la construction d’une société écologique et humaine. L’association place le changement personnel au cœur de sa raison d’être, convaincue que la transformation de la société est totalement subordonnée au changement humain. Colibris s’est donnée pour mission d’inspirer, relier et soutenir les citoyens engagés dans une démarche de transition individuelle et collective.
http://www.colibris-lemouvement.org
[3]. Les « kisskiss bank », « crowd-funding » (financement participatif) qui permettent à des milliers de personnes de soutenir financièrement des projets
[4]. « On a raison de se révolter. Discussions » de Philippe Gavi, Jean-Paul Sartre, Louis Vic
Les Presses d’aujourd’hui, La France sauvage, Gallimard -1974
Discussion entre Sartre, Pierre Victor, Philippe Gavi…
[5]. Déjà commencent à paraître des ouvrages allant en ce sens, comme celui de Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, chez Stock